LES PRECIS RIDICULES – II (2) –

 

II

Les Philosophes

KANT

 

Texte : La critique de la raison pure (1781)

Le problème

Le problème irrésolu devant lequel se retrouve Kant après un siècle et demi de rationalisme croissant est l’antinomie du sujet et de l’objet. Descartes l’a clairement posé par son cogito, ergo sum : je pense en fonction de ce que je suis, c’est-à-dire que ma perception de l’objet n’est qu’une abstraction subjective qui correspond ou non à l’objet.

Dans quelle mesure y correspond-elle?

Sur cette question, depuis Descartes, toute la philosophie s’est partagée. Alors que les rationalistes : Locke, Hume et les encyclopédistes français répondent : elle y correspond étroitement, comme le reflet à son modèle, une autre voie, de Spinoza à Leibniz, continue de prétendre que « la pensée » est autre chose que « l’étendue » et que l’une et l’autre ne peuvent s’allier qu’en Dieu. C’est donc par la contemplation de l’Etre inscrit en moi (Leibniz, Crusius) que ma pensée subjective conçoit – fragmentairement, spatialement – l’objet.

Au plan de la métaphysique, seul Spinoza a, sinon résolu, envisagé le problème dans sa totalité en faisant de l’Etre le produit du Même (par la Pensée) et de l’Autre (par l’Etendue). Dès lors, JE ne peut approcher ces attributs de l’Etre que par ses propres modalités, analogues aux modalités des attributs de l’Etre : l’Entendement, par la pensée, le Tout du Monde dans l’étendue et la Dialectique ou Analogie, qui établit de fait le rapport constant entre l’Etre et Moi, comme elle établit, dans l’Etre, le rapport constant entre ses attributs.

Kant rejette cette vue transcendante de l’Etre : il ne cite jamais Spinoza mais nous verrons qu’il l’utilise. Ou du moins, il ne considère cette vue que comme « transcendantale », c’est-à-dire comme le fruit d’une pensée.

Ma perception de la réalité objective, dit-il, y correspond absolument dans la mesure où celle-ci m’est donnée par la transcendance essentielle; elle n’y correspond que relativement dans la mesure où la forme transcendantale que je donne à la réalité est la création de ma pensée.

Plutôt que du Sujet et de l’Objet, ainsi, il ne prétend traiter que des processus qui s’établissent de l’un à l’autre.

Il nomme sentiment (de la matière) le processus objet-sujet, indépendant de la pensée, contingent ou hasardeux, que procurent les sensations mais également la sensibilité, et, finalement, le tout du Monde de Spinoza, dans ses rapports avec JE.

Il nomme entendement (des formes) le processus sujet-objet, par lequel JE impose à l’univers ses catégories et ses lois, en donnant au mot, somme toute, le même sens que Spinoza.

Aux deux « directions » de Platon se comparent et s’opposent les deux termes de la « scission première » de Kant entre le sujet et l’objet. De la même manière que Platon refusant de choisir entre les deux voies de Parménide et de Héraclite, Kant refuse la voie causale de Descartes et la voie mystique de Spinoza. Si l’Entendement œuvre dans le sens sujet/objet en réinventant les formes de l’étendue, la Sensibilité œuvre dans le sens objet/sujet en imposant au Je-sujet la matière même de l’existence.

Il s’ensuit que « l’objet de la pensée » est la forme, non la matière.

Kant fait apparaître ainsi la nécessité de cadres de la pensée (les catégories) tels que ce cadres satisfassent la logique de l’entendement (donnent une forme nécessaire à la réalité) et recueillent l’essence matérielle de l’Etre, c’est-à-dire laissent ouvertes les portes par lesquelles l’Etre me communique son sentiment, malgré l’apparente contingence de la sensibilité.

Il fait de la relation sujet/objet, l’Entendement, une nécessité formelle et, de la relation inverse, une contingence matérielle dont l’accord autorise le JE, tout à la fois, à recevoir la substance de l’Etre et à lui inventer des formes.

On a noté que le choix des Idées formelles contre la Matière invisible n’entraînait pas le philosophe grec à nier l’existence de l’Invisible; car, derrière les ombres formelles que distinguent les habitants de la caverne se tient l’immortel Eros, le dieu du Nombre et de la Direction.

De même, le choix de la forme catégorielle contre le Sentiment matériel n’entraîne pas Kant à nier cette matière « transcendante », cette substance de l’Etre; car, derrière les catégories que l’Entendement crée se tient l’Archetypus intellectus ou Intuition des Archétypes, le Verbe Interne des Rose-Croix, l’Harmonie créatrice de Leibniz et Crusius.

Si la raison permet de construire de construire les Idées ou les Catégories de l’Etre, l’appréhension de l’Etre demeure hors de la raison : elle est nommée un « saut » chez les deux philosophes, c’est-à-dire une rupture dans la démarche causale, par laquelle JE passe de la causalité à l’a-causalité ou du « sens » au « cens ».

Néanmoins, Platon n’a pas laissé trace du raisonnement par lequel il en est venu à formuler ses 4 termes et ses 3 dimensions : il les avait reçus, comme une évidence éternelle, des prêtres égyptiens et des mythologues grecs qui l’avaient précédé.

Kant rejette au départ tout cet ésotérisme, celui des musulmans comme celui des scolastiques, et l’héritage de Dante non moins que celui des Grecs. C’est logiquement qu’il veut en venir à l’Appareil dont il ressent l’impérieux besoin.

Le contenant et le contenu

Aucun des grands philosophes systématiques : Descartes, Spinoza et Kant ne parle expressément du Contenant et du Contenu de JE, mais ils ne cessent de s’y référer.

Quand Descartes parle des « substances » : la pensée et l’étendue, il entend le contenu de JE (la pensée) et son contenant (l’étendue). De même Spinoza; à cela près qu’il fait de la Pensée le contenu de l’Etre même et de l’Etendue ce qui émane de l’Etre, en tant que même chose ou chose différente, mais toujours autre.

Par suite, quand Spinoza traite des modes de la Substance : le temps ou la nécessité, la dialectique, le « tout du monde », il n’en fait pas les modes d’un seul des attributs mais des deux attributs ensemble : ce sont à la fois les modes de la Pensée et de l’Etendue.

Quand il dit l’Entendement (du sujet vers l’objet), Kant parle d’une voie du contenu de JE vers son contenant. Et il parle d’une voie du contenant de JE vers son contenu quand il dit la Matière ou la Sensibilité. Mais il n’oublie jamais que son système n’est que le produit de son entendement (y compris l’idée qu’il se fait de la voie inverse). Plutôt, ainsi, qu’il ne traite du Contenant de JE et de son contenu, c’est le JE lui-même son seul objet, à la fois comme contenu dans l’étendue et contenant d’une pensée.

En tant que contenu dans l’Etendue, Je n’est qu’en relation avec l’Autre; en tant que contenant d’une Pensée, JE n’est que mode ou une modalité de l’En-soi ou de soi-même, et cela qu’il soit en relation avec le « Tout du monde » ou avec une réalité transcendante; que l’objet de sa pensée soit abstrait ou concret.

Les deux premiers cadres catégoriels doivent donc être, nécessairement, la Relation et la Modalité.

Néanmoins, en tant que cadres catégoriels, elles ne sont, l’une et l’autre, que des modes de la Pensée; et, en tant qu’elles reflètent la réalité matérielle, extérieure à JE ou intérieure à lui (ses organes, son sang, ses cellules, ses états), elles se présentent, l’une et l’autre, comme des relations du sujet et de l’objet.

Comme Spinoza rattache les modes de l’Etre non pas à l’un de ses attributs (l’Etendue ou la Pensée), mais aux deux attributs joints, Kant doit y rattacher non seulement les modalités mais les relations.

Aux 3 modes de Spinoza : Entendement, Tout du monde et Dialectique (mouvement/repos) correspondent donc chez Kant trois catégories de la Relation et trois catégories de la Modalité.

Il imagine que l’Etre est à la fois une subjective modalité et une objective relation. En tant que modalité, c’est l’antique substance de Spinoza ou la nouvelle causalité de Descartes, mais toujours continue, comme le fut autrefois l’exhalaison « humide » d’Aristote, et comme l’est aujourd’hui la loi de causalité. En tant que relation, c’est l’antique forme ou figure, soit l’exhalaison « sèche » d’Aristote soit la forme catégorielle, mais toujours discontinue, c’est-à-dire possible ou impossible, existante ou inexistante.

Mais cet Etre transcendant n’intéresse pas Kant, dont le seul propos est le JE, qui inverse ces approches de l’Etre, comme la vision inverse de l’objet. C’est alors dans la relation que JE saisit quelque chose des modalités de l’Etre, comme substance ou causalité; c’est dans sa modalité propre que JE assume le probable et l’improbable, l’existence ou l’inexistence.

Car il est lui-même, JE, extérieurement discontinu (un corps parmi les autres corps) et, comme aspect, une simple partie de l’Etendue, mais intérieurement continu (substantiellement et rationnellement) et, comme état, la totalité de ses pensées et de ses organes.

Dès lors, aux deux relations subjectives (substance/causalité) le philosophe adjoint la réciprocité; ou, au catégorique et à l’hypothétique, le disjonctif (ni, ou).

Aux deux modalités objectives (possible/impossible, existence/inexistence), il adjoint la modalité synthétique : nécessité/contingence. C’est-à-dire : à l’assertorique, qui affirme, et problématique (qui doute), l’apodictique ou l’irréversibilité.

Mais, dans ce système, que devient l’Objet?

Illustration Pierre-Jean Debenat

Quantité et qualité

En l’éclatement de l’Etre (forme/substance), consécutif à la fin du Temps d’Amour, la Forme est devenue l’objet et la Substance le sujet.

Puis, le Sujet s’est scindé en matière et nature (essence, loi, en-soi, être même), l’une et l’autre continues.

En même temps, l’Objet se scindait en apparences (qualités, couleurs) et nombre (la quantité), les unes et l’autre discontinues.

Depuis le 16ème siècle, ridiculisées par les libertins, les formes-nombres sont presque entièrement abandonnées; elles ne subsistent plus que comme « états de caducité » ou comme « quantités de mouvements » (par exemple, dans les lois de Galilée), c’est-à-dire dans le sens passé-avenir, de la cause (l’origine) à l’effet (la mort).

Un Spinoza, au contraire, loin de relier les Qualités aux apparences, en a fait des degrés de perfectionnement (donc, numériques). Pour le mythologue, la forme n’est plus que Nombre, et le mythologue se fait mathématicien, de Neper à Gauss, par Newton et Boscovitch. Pour le rationaliste, la forme n’est plus que la Qualité apparente, donc observable et reproductible.

Ici encore, Kant ne suit aucune des deux voies. Gardant les vocables « quantité » et « qualité », il les rattache non aux formes extérieures mais au JE même, considéré comme un objet.

Nous avons vu que JE, tout à la fois, est contenu dans l’Etendue et contenant d’une Pensée. Il est donc, à la fois, partie et totalité, comme l’est d’ailleurs toute Unité.

Dès le 15ème siècle, le cardinal de Cues avait conçu que l’Un est ce primordial, comme maximum de toutes les fractions moindres que l’Unité, et ce primaire, comme minimum de tous les ensembles imaginables, plus grands que l’Unité. Kant ne cite pas de Cues, mais peut-être le connaissait-il par Leibniz, pour qui le Un, également, est, quantitativement, cette partie et ce tout :

1 = q X 1/q,

c’est-à-dire que, dans l’unité de l’Etre, le nombre q ne croît pas sans que la fraction 1/q décroisse.

La vraie trouvaille de Kant est d’avoir découvert que, en tant que totalité, JE affirme « son » existence; en tant que partie, il nie ce qu’il n’est pas.

Toute quantité est donc l’une de ces trois :

a) le 1, plus petite partie de tout ensemble, et tous les nombres entiers plus grands que 1,

b) le 1, maximum de toutes les fractions ou décimales inférieures à l’unité,

c) le singulier, à la fois partie et totalité, comme contenu et contenant.

Toute qualité est l’une de ces trois :

a) vue par la JE totalité : la réalité subjective ou l’affirmation de cette réalité,

b) vue par le JE partie : la négation de ce qu’il n’est pas,

c) l’infinité de la pensée-totalité et la limite qu’impose à ce qu’il n’est pas le JE-partie.

Aux 4 cadres catégoriels, nécessaires et suffisants, qu’il nomme : Relation, Modalité, Quantité, Qualité, Kant juxtapose les 3, non pas à l’un ou l’autre des cadres mais aux 4 ensemble.

Il les nomme :

généralité, partie, singulier dans la Quantité,

affirmation, négation, infini/limite dans la Qualité,

catégorie, hypothèse, disjonction dans la Relation,

problématique, assertorique, apodictique (ou irréversible) dans la Modalité.

Enfin – et c’est là le point faible dans son système – le philosophe affirme qu’aux 12 jugements (subjectifs) correspondent en effet les 12 catégories, constitutives de la réalité :

au jugement catégorique (A = B), le rapport substance/accident,

au jugement hypothétique (s’il y a, il y a), le rapport causal,

au jugement disjonctif (ou… ou…), la réciprocité,

au jugement assertorique, l’existence ou l’inexistence,

au jugement problématique, le possible ou l’impossible,

au jugement apodictique, la dualité nécessité/contingence,

au jugement particulier, la pluralité, ensemble des parties,

au jugement général, la totalité,

au jugement singulier, l’unité (partie ou totalité),

au jugement affirmatif, la réalité,

au jugement négatif, la négation ou l’irréel,

au jugement infini, la dualité limite/infini.

Et il en déduit les 3 schèmes :

 

C’est-à-dire que, de 3 schèmes construits sur le modèle :

contenant

________

contenu

il fait le schème de la réalité contenante ou étendue (a), le schème de la pensée contenue (b) et le schème du JE lui-même, contenu dans l’étendue et contenant de la pensée (c). Mais c’est ce qu’aucun raisonnement ne l’autorise à faire. Car son système ne reflète pas la réalité.

Les malentendus

Ontologiquement, le système kantien se présente comme une restriction en 3 points de la réalité :

a) elle exclut la transcendance (l’Etre en soi) pour se satisfaire d’une approche formelle, transcendantale, de l’Etre;

b) dans le transcendantal, elle exclut le sens objet/sujet ou la sensibilité pour se satisfaire de l’entendement (le rapport sujet/objet);

c) dans l’entendement, elle prétend identifier les jugements catégoriels aux catégories mêmes de la réalité.

Il s’ensuit qu’en regard de la réalité, le système n’est qu’un immense malentendu. Or, Kant n’en nomme pas 3 mais 4.

Soit le schème général :

En 2, le malentendu est métaphysique : il joue de l’en-soi, la chose même, là-bas, à l’extérieur, et de son aperception ici, à l’intérieur de JE.

Kant corrige le malentendu, dans la relation, en 3, par le rapport causalité/substance et la croyance en une réciprocité entre l’Etre comme cause et comme en-soi.

En 3, le malentendu est logique : il joue de l’objectivité perçue comme apparence formelle (les mêmes causes produisent les mêmes effets) et de l’objectivité réelle ou substantielle (A n’est que A).

Kant corrige le malentendu, dans la Quantité, en 1, par le rappel que l’exigence logique se situe hors du rapport réel sujet/objet : le saut est constamment requis de la simple logique formelle (où le contenant contient le contenu) à une logique transcendantale (où le JE contenant de l’en-soi est contenu dans le hors-soi).

En 1, le malentendu est méthodologique : il procède de l’anticipation de la pensée sur l’acte, si bien que JE ne retrouve dans la connaissance (en tant que totalité) que ce qu’il y a lui-même inclus (en tant que partie).

Kant corrige le malentendu, en 4, par le saut qui fait passer des hypothèses rationnelles ou numériques (par exemple, en mathématique) à l’hypothèse d’une totalité transcendantale, qui recouvrirait les fondements mêmes de la pensée.

En 4, le malentendu est psychologique : il consiste en la création – réactive – de la réalité extérieure. C’est l’impossibilité d’objectiver sa pensée sans la trahir, en se considérant soi-même comme extérieur à la réalité (observateur ou juge) et contenant de la notion prise alors pour l’objet, ou de la carte prise pour le territoire.

Kant corrige le malentendu, en 2, par le rappel de la validité objective de la pensée, transcendée par la prise de conscience de la « constitution du sujet », limité et non infini.

Mais on voit qu’ainsi, le remède au malentendu psychologique, en 4, reconduit au malentendu méthodologique, en 1 : l’anticipation de la pensée sur l’acte;

que le remède au malentendu méthodologique, en 1, reconduit au malentendu logique, entre la cause et toute hypothèse rationnelle d’une part, et la substance matérielle et toute assertion existentielle de l’autre;

que le remède au malentendu logique, en 3, reconduit au malentendu métaphysique ou à l’impossible rapport entre là-bas et ici;

que le remède au malentendu métaphysique, en 2, reconduit au malentendu psychologique, la création réactive de la réalité extérieure.

Kant a fait tourner l’appareil dans le sens précessionnel : 2 – 3 – 1 – 4 – 2,

alors qu’il tourne dans le sens des aiguilles d’une montre (dans le schéma choisi) : 4 – 1 – 3 – 2 – 4.

Or, ces malentendus, relatifs aux 4 seuils, et cette erreur, plus grave, relative aux 2 sens, n’ont qu’une seule origine : le non-renversement du schème des jugements subjectifs au schème des 12 catégories objectives (constitutives de la réalité).

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

L’inversion

Si la complexité des 4 malentendus peut se réduire aux 3 restrictions du système kantien, il ne doit pas être impossible de remédier à ceux-là en supprimant celles-ci. C’est-à-dire :

a) en définissant le transcendantal comme une « relation » typiquement kantienne et en le resituant dans l’Etre informel (la transcendance rejetée),

b) en définissant l’entendement comme relationnel et modal : la totalité des pensées mais une partie dans le transcendantal,

c) en définissant le système catégorique comme un état ou mode de la pensée, lié à un moment (de l’histoire calendérique), en même temps qu’à l’Etre formel, mais immatériel, que Kant a nommé l’Archetypus Intellectus.

Mais cela ne se peut sans définir le double rapport entre la Forme et la Substance d’une part, la Pensée et l’Etendue de l’autre. Or, ce n’est pas le plus aisé.

Dans la voie cartésienne, seule la matière est objective, étendue, toute pensée se présente comme subjective, essentielle.

Dans la voie de Spinoza, l’étendue est également extérieure à l’Etre (son émanation) et la pensée interne à l’Etre, mais l’une et l’autre sont des attributs de la Substance, c’est-à-dire seulement substantielles.

Pour Kant, les choses de l’étendue sont formelles, dans le transcendantal, et le jugement du même ne s’exprime que par des formes catégorielles.

Toute sa pensée, ainsi, se réduit au triple schème :

la transcendance (hors du connaissable : informelle)

l’Archetypus (hors de l’étendue : immatériel).

On voit que, dans un tel système, non seulement l’Etre comme informel mais l’Archetypus, comme immatériel, sont tenus en dehors de la réalité (de la Pensée ou de l’Etendue). D’où son caractère paradoxal et irréel.

Car le contenant (la totalité) ne peut être considéré comme intérieur au contenu (la partie), même s’il en est ainsi pour un JE objectif auquel JE ne peut atteindre sans cesser d’être JE.

Le schème 2, ainsi, doit être inversé en :

Et, dès lors, il ne subsiste aucun des 4 malentendus.

Mais, contradictoirement, dès lors, le système cesse d’être induit de l’expérience, où le JE-unité est partie relationnelle dans la Relation et totalité modale de ses modes, selon le schème :

En identifiant le jugement catégoriel à la catégorie constitutive (en dépit de sa mise en garde de ne pas confondre la notion ou le rapport sujet/objet avec le fait ou le rapport objet/sujet), Kant a posé deux axiomes inconciliables, tels qu’il ne peut à la fois admettre l’un et l’autre, car l’Entendement oppose nécessairement le contenu au contenant, ne serait-ce que pour les distinguer. Si bien qu’une partie relationnelle dans la Relation ou une modalité dans le Mode ne sont pour l’Entendement que des tautologies.

Soit une série constitutive corporelle :

l’épiderme > le sang (dans la veine ou l’artère) > le globule (dans le sang) > la cellule, le noyau, etc.

3 termes de cette série sont effectivement constitutifs, mais le 4ème est relationnel (l’épiderme), et c’est en tant que relation avec l’étendue que le corps tout entier est perçu.

Soit une série constitutive immatérielle :

les archétypes initiaux < les associations de pensée (hasardeuses) < les syntagmes logiques ou grammaticaux < le jugement.

3 termes sur 4 de cette série sont constitutifs et le 4ème seulement est modal (le jugement), mais c’est en tant que mode de pensée, d’ailleurs conforme ou non à la mode du temps, que la série entière est perçue.

Or, la seconde série s’exprime comme un acheminement de la particularité (cet archétype-là) à la généralité du jugement; la première série se formule comme une succession matérielle des cellules à la totalité de l’individu.

Mais elles sont toutes deux, à la fois, des modalités et des relations, alternativement solides et liquides ou hasardeuses et nécessaires (dans le sens kantien du vocable).

Le seul schème qui tiendrait compte de cette dialectique, à l’infini, ne serait pas dialectique mais quadrilogique :

A ce schème et à celui-ci seulement pourraient se juxtaposer non seulement le 3ème tableau de Kant mais ceux de Platon et de Lie tseu :

Immédiatement perçu par un ésotériste, un tel schème ne peut être considéré par la raison que comme follement imprécis (jusqu’à l’absurde), puisque la raison ne reconnaît qu’un seul sens sur les deux, des aiguilles d’une montre ou à l’inverse.

Platon et Kant

Cette imprécision n’enlève rien à la perfection de l’ensemble, mais elle enlève, en quelque sorte, tout support rationnel au système kantien. Le philosophe en était assez conscient pour, ne mettant jamais en doute le caractère universel de ses tableaux, reconnaître en plusieurs occasions qu’il ne pouvait « ni les démontrer rationnellement ni en justifier les rapports ».

Le 4ème révolté est de nouveau à l’œuvre, que Kant honore à sa façon quand, se référant à Platon, il affirme que « notre raison s’élance tout naturellement vers des connaissances qui vont trop loin pour qu’un quelconque objet fourni l’expérience puisse coïncider avec elles, (mais) qu’elles n’en ont pas moins leur réalité propre et ne se réduisent pas à des chimères ».

De fait, Kant ne cesse pas de se comparer au philosophe grec et de tenter de comprendre, par suite, ses 3 Idées. Si son domaine est l’Entendement, auquel il a réduit le Vrai, il ne craint pas de s’évader vers le Beau ou vers le Bien :

« Deux choses remplissent mon âme d’admiration et de respect, le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » (Critique de la raison pratique).

S’il voit dans le Beau le plus haut terme de l’objectivité parfaite, lié à un Chiffre qu’il ne connaît pas, il fait du Bien le plus haut terme d’une « subjectivité collective » qu’impose à l’âme l’Impératif Catégorique, recréant de la sorte, sinon trois dieux, trois entités : l’Impératif, l’Archetypus Intellectus et le Chiffre de l’harmonie.

En dépit de ces tentatives – et tentations – non seulement le philosophe allemand ne répète pas le Grec, mais leurs systèmes sont exactement antinomiques.

a) Platon diversifie à l’infini les 12, au point de ne pouvoir les nommer; Kant s’en tient, toute sa vie, à la formulation qu’il définit;

b) Platon a ignoré le Sujet : son système se veut totalement objectif; Kant ignore l’Objet : son système se veut uniquement subjectif;

c) Platon se fonde sur le Nombre, Eros; Kant sur le dieu du subconscient : l’Intelligence des archétypes.

Si Platon n’a conçu le Verbe Intérieur (Basis ou Héphaïstos) que comme un « 4ème rebelle » ou le serviteur du Démiurge, exactement le daïmon de Socrate, Kant ne conçoit le Nombre que comme un chiffre ou une clé pour décrypter le subconscient. Où le premier dénombre, le deuxième déchiffre.

Or, précisément, c’est le mépris de la « dialectique profonde » au profit du Nombre qui a fait l’échec de Platon quand il tentait de formuler son utopie : la République. Car la cité future, d’Amour, devait être essentiellement dialectique et polarisée. Mais il manquait à Platon la connaissance ou la compréhension de cette polarité, encore inconnue ou à peine suggérée par Empédocle, si bien que son Eros demeure hermétique ou savant.

De même, c’est le mépris du nombre (et, particulièrement, son ignorance du maniement de l’inversion mathématique) au profit de la « dialectique profonde » qui fait l’échec de Kant, quand il tente de créer son utopie : la Société Civile. Aux 3 restrictions qu’il s’impose correspondent les 3 visions de l’Histoire future auxquelles il parvient :

a) une caducité croissante : ce sera l’entropie, que révèlera la 2ème loi de la thermodynamique. Toute causalité étant nécessité et le sens du temps cause/effet ne conduisant qu’à la mort, il n’y a pas de renaissance possible. L’humanité ne peut aller que d’un âge d’or originel (la cohérence parfaite) à un désordre croissant;

b) une amélioration constante (depuis l’hétérogénéité d’origine), ce sera la notion matérialiste du Progrès, tendant de fait à une homogénéité parfaite, à une autre sorte de mort paradisiaque : le futur âge d’or;

c) un éternel balancement du pire au mieux.

Le philosophe rejette comme monstrueuse la première hypothèse et, comme irréalisable, la seconde. Si le chemin de la perfection est imaginable, sa finalité nous échappe; ou, pour mieux dire, « la perfection n’est qu’une idée, elle n’est pas une possibilité réelle ».

Quant à la troisième hypothèse, l’alternance, elle ne conduit qu’à un étatisme d’où seraient exclus à la fois « le droit à la révolte » et « le droit à la tyrannie ». En sorte que l’Archetypus de Kant demeure seulement dialectique et son Utopie une conformité, alors que la cité future (de Liberté), si elle advient, devra être créatrice et potentialisante.

Illustration Pierre-Jean Debenat

En 1796, s’avouant que la Raison demeure impuissante ici – et sa propre Critique dérisoire – Kant ne craindra pas de prévoir une « nouvelle scolastique », un simple « langage d’école » dans les sociétés de l’avenir[1].

Dès 1784, il aura glorifié l’absolutisme des Princes et refusé le chemin de la tolérance au profit de la soumission. Son époque est « mauvaise », « atteinte de barbarie », mais il continue à croire en l’avenir. Lorsque cette croyance se fera totalement utopique, il devra renoncer à l’enseignement (1796).

De 1798 à sa mort (1804), il sombrera dans une démence sénile. Ce sera dans cette période qu’il tentera – vainement – d’atteindre au Chiffre.

Ses œuvres les plus importantes auront tenu en ces quinze ans : 1781/1796, 2159 ans  après l’œuvre de Platon (-378/-263 pour l’essentiel) et sa mort est survenue 2 151 ans après celle du Grec (-347/1804). Kant a vécu 80 ans et Platon 83 ans, en sorte que 2 154 ans séparent leurs naissances : -430/1724).

Telle est la correspondance la plus notable entre les deux philosophes. L’un a vécu la fin de la Vierge et l’autre la fin du Roi, au seuil tous deux de la même « saison » précessionnelle : le triomphe universel de la Raison.

Quand meurt le Grec l’étoile d’Alexandre se lève; celle de Napoléon quand l’Allemand meurt.

Les successeurs : Hegel

A la correspondance des temps s’en ajouteront bientôt cent autres.

Avec Philippe et Alexandre, la Macédoine prend sur la scène du monde la place qu’y ont tenue naguère encore la Grande Perse, puis les cités grecques : l’avenir est aux petits Etats hellénistiques, dont les technites chaldéens feront ce qu’on sait.

Avec les armées de la République, du Consulat et de l’Empire, la France prend la place qu’ont tenue naguère encore la Grande Espagne et les divers Islams : l’avenir est aux petits Etats européens dont quinze ou vingt esprits judaïsant : Darwin, Marx, Freud, Einstein, Lénine feront ce que nous voyons. C’est la Révolution française qui a donné aux juifs leur statut de citoyens, mais c’est Napoléon qui les a libérés dans toute l’Europe, instituant leur Sanhédrin et glorifiant au-dessus de toutes les entités leur dieu de Justice.

Pas plus qu’Aristote n’était chaldéen, Hegel n’est juif. Mais, comme le système du premier ramenait des formes platoniciennes à l’exaltation de la matière, le système du second ramène de la subjectivité kantienne à l’objectivité scientiste.

Comme, aux 4 de Platon, mal définis, Aristote substituait les Qualités, d’où allait naître toute la science technite, aux 3 de Kant, mal définis, Hegel supplée par la Thèse, l’Antithèse et la Synthèse, d’où naîtront non seulement la science académique du 19ème siècle mais, en menant jusqu’à son terme le recours au Fait (contre le Mythe), toute l’économie marxiste, l’évolutionnisme darwinien et la psychanalyse freudienne.

Pour Aristote comme pour Hegel, c’est d’abord le recours à la causalité. Mais c’est aussi la haine de la voie inverse : le rejet du délirant (platonicien naguère, aujourd’hui marginal, idéaliste, rétrograde, à enfermer).

Retenant seulement du système kantien la mise en parenthèse de la  « transcendance », mais niant la priorité du subjectif sur l’objectif, mille savants prétendront que l’Objet est connaissable – ou observable, sinon – et le prouveront par un flot de trouvailles techniques sans exemple dans le passé.

Pas plus qu’Aristote naguère, Hegel n’a désiré de tels disciples. La preuve en serait aisée à administrer : par son sens rigoureux, encore kantien, de la Loi; par sa connaissance des Eres successives de l’humanité et de leur déclin fatal, suivi d’un renouveau; par son affirmation que l’En-soi se réalise, de même que l’humanité, par cycles successifs et que le JE est nombre; par le sens prophétique qu’on ne peut lui dénier (l’Avenir appartient à l’Amérique du Nord), etc. Mais, plus que tout autre, il a omis de se considérer comme contenu dans le Réel (espace et temps); il s’est cru en mesure de décréter des lois qui régiraient l’univers. En oubliant qu’on ne juge que du dehors et que nul homme ne peut se dire hors de ce qui est.

Par cette brèche se sont engouffrés toutes les sciences d’abord, puis tous les systèmes politiques, économiques, sociologiques, ethnologiques, astrophysiques et médicaux qui n’ont pas fini de proliférer. Or, à chaque système correspond une application restreinte, puis universelle. A chaque application une nouvelle restriction de la liberté individuelle, une nouvelle hécatombe, une nouvelle pollution, une nouvelle destruction de biens irrécupérables, dans le renversement du progressisme juif à l’expression contemporaine de la Tyché des Hellénistes : « On n’arrête pas le progrès ».

Puis, ce temps aussi se retourne, et de nouveaux précis ridicules voient le jour, qu’il reste à étudier.

Jean-Charles Pichon


[1] On ne compare pas sans surprise cette vision à celle de Nietzsche, dont la philosophie ne doit guère à Kant; c’est la même société « non vraie » et sans vertu, en laquelle les deux penseurs voient l’antichambre de la Liberté. Cette socialisation, d’une part fanatisée et de l’autre imposteuse, que seront, d’une manière quelconque, tous les Etats de la Terre avant la fin de ce siècle…

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