A PROPOS DE : LES TEMOINS DE L’APOCALYPSE
DE JEAN-CHARLES PICHON
Un peu d’histoire…
Lorsque l’Allemagne nazie capitule en 1945, laissant l’Europe exsangue, les populations aspirent à un renouvellement dans tous les domaines. Le domaine des idées, et plus généralement de la culture, sera l’un de ceux où les individus se montrent les plus avides de nouveauté. Le roman policier connaîtra une vogue telle que les auteurs adopteront parfois des noms américains (Boris Vian signera Vernon Sullivan). Car les Américains sont parmi les vainqueurs majeurs et leur musique même apporte un souffle de liberté : pendant la guerre, leur gouvernement distribua 8 millions de disques, les Victory Discs ou V-Discs, 78 tours comportant 2 à 4 enregistrements et destinés aux soldats. Mais ces V-Discs circulent et les civils, privés de musique « dégénérée » par les Allemands, accueillirent avec enthousiasme les airs entraînant du capitaine Glenn Miller, Tommy Dorsey, Duke Ellington, Mary Lou Williams, Dinah Shore ou les Andrews Sisters.
Après 1945, les amateurs — autrefois clandestins — de musique afro-américaine continuent de se réunir dans les caves. Boris Vian, encore lui, joue de la « trompinette » — du cornet à piston — au Caveau des Lorientais à Paris, où se produit le clarinettiste Claude Luter.
La littérature américaine envahit la vieille Europe et on s’y régale des romans de W. Faulkner, J. Steinbeck, J. Dos Passos, R. Wright, J.-D. Salinger, S. Lewis, H. Miller, etc.
Mais il est une zone presque secrète où seuls les plus hardis osent s’aventurer, celle de la Science-fiction. La France en est restée à l’anticipation (Jules Verne) et au mieux tolère les ouvrages de René Barjavel.
Or, en Amérique du Nord, la S.-F. a droit de cité. Alfred Van Vogt, avec Le Monde des Non-A (1945), connaît le succès au travers de son héros emblématique Gosseyn [Go sane : celui qui va sainement], l’homme aux deux cerveaux. L’auteur défend le nexialisme, une approche holistique des problèmes ; il s’appuie sur la Sémantique Générale du philosophe Korzybski ; en outre, « l’Histoire cyclique joue un rôle de tout premier ordre aux côtés du nexialisme » (Wikipedia : La Faune de l’Espace)[1]. Vers quel esprit curieux et audacieux se tourner pour faire connaître un auteur aussi complexe et innovant ? Vers Boris Vian, toujours lui, qui traduisit Le Monde des Non-A en 1953.
La logique « non-A » (non-aristotélicienne) développée par Alfred Korzybski ne pouvait qu’attirer l’attention de Jean-Charles Pichon. B. Vian partagea avec quelques autres le plaisir d’introduire la S.-F. américaine en France. Parmi ceux-là, il y eut J.-C. Pichon dont l’essai « Fantastique ou réalisme irrationnel », paru dans la revue Europe –Cahiers S.-F., en 1957, fit date. Jean-Charles signa également quatre nouvelles pour la revue Fiction entre 1960 et 1967 mais il fallut attendre les romans Les Témoins de l’Apocalypse (1964) et Borille (1966) pour parler à son égard d’une S.-F. de qualité.
Non content d’avoir (quasiment) abandonné le roman psychologique « classique », J.-C. Pichon, désormais absorbé par ses travaux de mythologue, s’autorise des incursions dans un domaine des plus marginaux, la S.-F. ! Or, cette dernière gagne un lectorat, jeune en grande partie, de plus en plus étendu. Et J.-C. Pichon se passionne pour ce que l’un des meilleurs auteurs américains qualifie de « speculative fiction » (du latin speculum, miroir).
C’est que l’ambition des grands auteurs des années 1960-1980 est à la mesure de leurs talents : Robert A. Heinlein (En Terre Etrangère) a commencé par esquisser une Histoire du Futur. Ce cadre — dont j’avais reproduit les grandes dates sur une bande papier — qui servait d’abord de guide à l’auteur, me fut utile pour y placer ses romans, ceux du début au moins, dans une chronologie. Et d’y ajouter remarques ou titres d’auteurs proches.
De son côté, Isaac Asimov appuie son cycle Fondation sur la psycho histoire, science prédictive qui doit permettre de régir l’Empire Galactique. Asimov est surtout célèbre auprès du grand public pour avoir popularisé la cybernétique et rédigé et explicité les « trois lois de la robotique ».
Cependant, Frank Herbert dépeint, dans un style élégant et vif, l’univers des « Fremen ». La saga de Dune laisse une empreinte profonde : sens de la parabole et des images flamboyantes, qui inspirèrent Georges Lucas pour La Guerre des Etoiles [Star Wars] ; richesse du vocabulaire émaillé de termes judicieux, empruntés à la langue arabe entre autres, ou bien inventés.
Dès lors, on pourrait se livrer à un jeu qui consisterait à placer J.-C. Pichon parmi ces auteurs, ainsi que quelques autres qui furent aussi ses contemporains, par exemple :
— Robert Silverberg (Les Monades Urbaines, L’Homme stochastique)
– Michael Moorcock (Voici l’Homme)
– Ursula K. Le Guin (La Vallée de l’Eternel Retour)
– Samuel Delany (Babel 17)
– Daniel Galouye (L’Homme Infini)
– John Brunner (Le Troupeau aveugle)
– Ian Watson (L’Enchâssement)
– Charles Harness (La Rose).
Et, plus près de nous :
– John Barnes (La Mère des Tempêtes) 1994
– Don DeLillo (Cosmopolis) 2003.
Tous ces auteurs partagent, peu ou prou, les préoccupations qui animaient J.-C. Pichon. Dans quels domaines ? C’est là que le jeu devient passionnant. Ces domaines sont nombreux. Les propos de J.-C. Pichon concernant ces auteurs montraient à quel point il était en phase avec eux : véritablement, la S.-F., la sienne et celle des auteurs anglo-américains de cette époque, étaient en mesure d’appréhender les changements majeurs de leur temps et du siècle à venir : technologies, écologie, médecine, ethnologie, religions et, plus généralement, mythes (Justice, Gémellité, Liberté).
Les qualités littéraires de certains (P. K. Dick, Herbert, Ursula Le Guin, Watson, Harness, DeLillo) rivalisaient avec celles des auteurs « classiques ».
Lors de nos discussions — animées —, J.-C. Pichon se montrait, avec raison, critique quant au style. Pourtant, il savait mettre en lumière une trame prophétique, une ouverture vers une société nouvelle, ou un changement plausible dans les mœurs de demain… Cette attitude enrichissait l’auditoire, fascinait ses amis — dont je fus. Ainsi, nous apprenions que tel roman « populaire » contenait parfois des pépites[2]. La paralittérature trouvait asile dans la bibliothèque de J.-C. Pichon. Cette ouverture d’esprit est à mon sens la marque d’un maître à penser authentique.
On ne peut donc qu’être reconnaissant vis-à-vis des Editions L’Œil du Sphinx d’avoir réédité Les Témoins de l’Apocalypse.
Je crois avoir été l’un des premiers à présenter ce roman lors d’un colloque universitaire du CERLI[3] en 1989, à Toulouse. Voici le texte de cette communication avec les citations que j’ai puisées dans la première édition de l’ouvrage. Le lecteur retrouvera sans peine, j’en suis sûr, ces mêmes lignes dans l’édition nouvelle.
Jean-Paul DEBENAT
Juillet 2016
[1] La Faune de l’Espace, roman (darwinien ?) d’A. E. VAN Vogt, 1950.
[2] Critique de Les Enfants de Damia, roman d’Anne Mc Caffrey, revue Présences d’Esprits, mai 1977.
[3] CERLI : Centre d’Etudes et de Recherche des Littératures de l’Imaginaire.