LES PRECIS RIDICULES – II (3) –

 

III

Les scientifiques

JUNG


 

Le texte (dans sa traduction anglaise, texte définitif) : The structures and dynamics of the Psyché (Collected Works, London, 1960).

Les structures de la psyché

Comme, de l’inintelligible transcendance, Kant isolait le Transcendantal, puis, de celui-ci, l’Entendement, le rationaliste du siècle dernier découpe dans le Tout de l’univers un « ensemble » systématique ou non; puis, de cet ensemble pris pour le Tout, il isole ce que son entendement peut concevoir, nécessairement axé dans le sens cause/effet ou passé/avenir.

Mais Kant ne pouvait agir différemment, puisqu’il se fondait sur le JE sujet/objet, contenu dans l’Inintelligible comme étendue et contenant de l’Intelligible comme pensée, alors que le scientiste élimine le JE (voir Alain) et que son découpage procède de l’artifice.

Il suit que, lorsque Kant en vient à identifier ses jugements catégoriques aux catégories de la réalité, il n’est coupable que de naïveté : son malentendu est inévitable, mais la quadrilogie qui le fonde (quantité/qualité, modalité/relation) demeure inattaquable, au plan qu’il a choisi.

Au contraire quand, objectivement, Marx ou Engels, Darwin ou Freud prétendent identifier les « seuils » de leur système – exclusivement causal – aux seuils de la réalité, ils se rendent coupables d’une imposture déterminée, dans le désaveu du triple malentendu qu’ils entretiennent : entre la totalité et l’ensemble, puis, dans l’ensemble, entre le cens et le sens, puis, dans le sens, entre celui de la renaissance et celui de la destruction.

Car ils ne s’avouent pas qu’ils sont eux-mêmes dans le coup mais prétendent opposer un jugement non mythique (le leur) aux mythes qu’ils dénoncent.

D’où, le caractère à la fois précis dans le particulier et dérisoire ou désastreux dans le général des quadrilogies sémantiques : signifiant/signifié, diachronie/synchronie, ou physiques : masse/énergie, espace/temps, ou politiques, économiques, psychanalytiques, publicitaires, etc., bientôt annulées pour être remplacées par d’autres quadratures : métaphore/métonymie, agglutination/syntagme, ou lumière/matière, électrodynamique/gravitation, etc.

Rares sont les chercheurs de bonne foi, comme Jean Rostand s’avouant tout naïvement que, s’il refuse de croire aux « caractères acquis et transmissibles par l’hérédité », c’est que cette croyance remettrait en cause la sienne : « L’universelle fraternité entre les hommes considérés comme biologiquement égaux ».

Par l’étude du technite hellénistique nous avons effleuré le problème et pressenti qu’il devait être non seulement universel mais éternel, ou reproductible en certaines époques.

Quand les technites aristotéliciens prétendaient connaître « tous les secrets de la nature, en eux-mêmes », ils se fondaient sur un mythe, l’Hermès-Toth, que les plus naïfs identifiaient au Logos en Occident ou au Tao en Orient. Cet Hermès était l’Unité suprême, mais non différente, comme Un, de toutes les unités concevables.

Il s’ensuivait que l’Univers était immuable : « Rien ne change, tout se perpétue ». La connaissance des lois qui ordonnaient la chute des cheveux ou les tremblements de terre n’était pas autre que la connaissance de l’Etre en soi – le Noûs ou le Tao.

Malheureusement – l’ouvrage de Lie tseu le démontre – le concept du Tao n’est pas simple. S’il fut le Serpent Jaune Houang ti, ou l’Okeanos, qui encercle le monde (le cercle du Même), en une très antique tradition,

– il n’est, en tant que figure ou signe, qu’une des 12 figures zodiacales (notre Cancer), que symbolise le Singe ou le Renard cynocéphale Toth,

– et, finalement, en une époque rationaliste, que la loi causale qui ramène tous les phénomènes au même rythme. Il n’exprime plus la chose même, l’Etre en soi, mais la même chose (dans l’Autre), et le Yin, avec lequel il se confond, doit se soumettre au Yang, le Destin à la Nature.

Le même processus se reproduit depuis le 17ème siècle où, vers 1651, reparurent les Deux Témoins (Reeve et Muggleton à Londres) et Digby formula la loi nouvelle : « Les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Donné comme base à ses recherches par Newton (la lune est comme la pomme), ce principe de causalité, fondé sur la similitude, sera la pierre d’angle de tous les systèmes rationalistes, anglais, puis français, puis européens, pendant le siècle des Lumières, ainsi que des réformes catholiques (la conformité avec Dieu), islamiques (les shakyes), juives (Baal Shem), chinoises (la loge du Lotus Blanc), etc.

Le Miroir de la franc-maçonnerie spéculative, en 1781, en sera le symbole éclairant; l’invention de Campanella, l’Observation, le fondement scientiste; la trilogie républicaine : Egalité/Fraternité/Liberté, le fondement moral. Mais, dès 1656, les asiles de fous et les Petites Maisons auront résolu le problème : celui qui vit hors des normes est un malade, un aliéné, qu’il faut exclure.

En physique et en chimie, le principe de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée », a répété l’axiome aristotélicien. En biologie, l’évolutionnisme créateur de Lamarck a été condamné par le progressisme statisticien de Darwin. Puisque rien ne se crée, il faut que les structures adultes d’une espèce donnée se maintiennent en leur état de « spécialisation maxima ». Comparable à la Norme des économistes, « une muraille proprement métaphysique : la barrière de Weissmann, écrit Koestler[1], est censée isoler du reste de l’organisme les cellules reproductrices, vecteurs de l’hérédité ». Les caractères acquis ne sont pas transmissibles héréditairement.

Seul d’abord, en 1919, Kammerer se dresse contre le dogme : il s’y brise et doit se donner la mort, car on ne va pas contre la norme.

Mais que peut être la Norme, dans un monde où le sujet n’appréhende pas l’objet en soi et où l’entendement ne peut aller que d’un malentendu à l’autre, sinon l’application d’un mythe aussi contraignant que l’Hermès hellénistique? Le support – rationalisé – de ce dernier avait été la loi d’identité technite, ou le Même, ou le Yin en Chine. La justification de la Norme se nomme la probabilité.

En effet, le mythe antique de la Similitude, les Gémeaux, ne peut être honoré par des rationalistes sous cette figure légendaire. Le Semblable n’est plus l’un des 12, mais l’Observation recouvre toute la quête scientifique, et l’Observance constitue la seule loi morale.

Une loi scientifique se justifie quand son approximation n’excède pas un certain seuil (du 1/10 au 1/20). Il en va de même pour toutes les lois morales et, de fait, toutes les institutions, justifiées quand une majorité de citoyens en acceptent la sujétion.

Scientifiquement, la loi de probabilité entraîne la nécessité d’un nombre croissant d’observations – jusqu’au point où l’importance quantitative des exceptions oblige à transformer le système choisi.

Politiquement, la loi entraîne la nécessité d’un nombre croissant d’élections ou de référendums ou de sondages statistiques – jusqu’au point où la majorité bascule et remet le système en question.

Car le principe de base de la normativité : »Les mêmes causes produisent les mêmes effets », exige que les causes – et les effets – demeurent les mêmes ou que, problématiquement, il en soit ainsi. Or, dans le sens causal, la loi est que la probabilité décroît quand croît le nombre des expériences combinatoires : elle est du 1/2  pour 2 composants, du 1/6 pour trois, du 1/24 pour quatre, du 1/120 pour cinq, etc.

Mais, s’il se révèle impossible, à long terme, de justifier une science quelconque (en son système), il est toujours possible d’exclure la science fautive.

En 1979, les prétentions de Darwin et de ses successeurs semblent bien controuvées; Lamarck revient à l’honneur; on réhabilite Kammerer. La biologie ne fournit plus la preuve que nos pontifes en attendaient. Qu’importe? Il suffit de décréter que « le recours à la biologie est une attitude fascisante »! Comme quoi la dure bonne foi de Jean Rostand ne fut qu’une charmante naïveté…

Les précurseurs

Dès qu’on échappe aux lois de la causalité ou, ainsi que l’écrit C.-G. Jung, « dès qu’on entame l’étude du hasard, on voit s’imposer la nécessité d’une évaluation numérique des événements », qui porte précisément le nom de Probabilité. A la nécessité causale s’oppose non pas la contingence (hasardeuse) de Kant mais le contingent, dans le sens de « limitation numérique ».

Mathématiquement, il n’est pas d’infini qui ne se heurte à un nombre, comme l’infini décimal à 1, la série infinie des factorielles inverses à e-1, la série infinie des fonctions fuchsiennes à 2, etc.

Les « explications » qu’on donnera de ce fait seront, par exemple, celles de Kammerer : l’accumulation, la sérialité, l’imitation, l’attraction, l’inertie, par opposition aux caractères de la causalité : l’unicité, la reproduction, la spécialisation, la polarité, le mouvement. Mais on voit que ces « explications » ne sont rien que des « contenus psychologiques prêtés à la coque vide du contingent sériel ».

Aussi Jung, dès l’abord, ne cherche-t-il pas ses « preuves » dans l’évolution moderne des mathématiques mais chez d’étranges précurseurs qui se situèrent à la limite de la norme et de l’anormalité.

Au premier chef, Kant lui-même (Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique), puis Schopenhauer (Parerge et Paralipomena), puis Dariex, Flammarion, Richet, Wilhelm von Scholz, Siberer, Rhine, etc. Plusieurs des expériences les plus curieuses sont postérieures à 1911. Jung date l’origine de ses propres recherches des années 20.

On s’étonnera toutefois que Jung ne cite même pas d’autres précurseurs, certainement inconscients de leur quête mais dont les découvertes, fondées sur la probabilité pascalienne (causale), ont littéralement volatilisé celle-ci.

C’est aux environs de 1800 que René-Just Haüy a inventé la cristallographie, une science entièrement nouvelle qu’il faut situer au germe de toutes les sciences « quantiques »[2].

Peu de temps après, un physicien, Avogadro, a eu l’idée de traiter n’importe quel volume de gaz comme un cristal (ensemble de ses prismes) par l’invention d’un « quantum » répétitif : l’atome. Une constante, le nombre d’Avogadro, N, dont la valeur actuellement admise est 6,028 X 10²³, validait la loi dite d’Avogadro-Ampère :

« Tous les gaz, à la même température et à la même pression, contiennent dans des volumes égaux un nombre égal de molécules » (1811/1814).

Un siècle plus tard, Planck traitera n’importe quel corpuscule énergétique comme les volumes de gaz de Haüy c’est-à-dire comme un semble contingenté d’un certain nombre de quanta, par l’invention de la constante h, telle que :

e (l’énergie) = f (la fréquence) X h.

Or, ces trois découvertes, de la cristallographie, du nombre d’Avogadro et de la constante de Planck bouleversent entièrement les lois de la probabilité.

En effet :

1) Depuis Pascal, la loi était que la probabilité décroît quand le nombre des combinaisons croît, dans le système connu des factorielles inverses : une probabilité sur deux si je joue de deux composants (en 2 combinaisons), une sur six si je joue de trois composants (en 6 combinaisons), une sur vingt-quatre si je joue de quatre composants (en 24 combinaisons), théoriquement à l’infini, mais pratiquement jusqu’au nombre e-1, limite à l’infini des factorielles inverses et, dans l’usage courant, jusqu’à l’inverse du nombre de Platon, 1/5040, avec 7 composants.

2) Mais, dans l’univers du cristal, d’Avogadro ou de Planck, la probabilité ne croît ni ne décroît :

a) Si la probabilité d’une série ABCDE… est de 1/y dans un ensemble quantique de x composants, elle sera de 2/2y en deux ensembles, de 3/3y en trois ensembles, etc.

b) Une application immédiate de cette loi est l’invention de la constante quantique : N, h, e-1, etc., qui représente en somme la « probabilité constante » en un ensemble quantique quelconque.

Par exemple, la série des factorielles : ½, 1/6, 1/24, 1/120, etc., à l’infini, comporte un facteur commun : 1/12, en sorte qu’elle peut s’écrire :

6 X 1/12, 2 X 1/12, 1/2 X 1/12, 1/10 X 1/12, 1/60 X 1/12, etc.

1/12 est la constante de n’importe quelle série combinatoire fondée sur la suite des nombres entiers.

c) Ce qu’on sait aujourd’hui, grâce à Kammerer entre autres, c’est que, si une série combinatoire comporte, en tous ses facteurs, une telle constante, la probabilité demeurera constante non seulement d’un ensemble à l’autre mais de la partie au tout.

Par exemple, si un échantillonnage d’individus x comporte une probabilité du 1/6, vingt échantillonnages (20 x) comporteront la même probabilité. Il n’est pas d’autre fondement à la statistique, dont nous faisons l’abus que l’on sait.

3) S’il est établi que toute série combinatoire comporte une constante, telle que 1/12, apparente dans la série : 2, 1/2, 1/10, 1/60, il s’ensuit que le rapport entre cette nouvelle série et la série causale : 1/2, 1/6, 1/24, 1/120, etc., se présentera comme une fonction croissante (la suite des nombres entières) et non plus décroissante :

1/2 = 3 X 1/12 X 2,

1/6 = 4 X 1/12 X 1/2,

1/24 = 5 X 1/12 X 1/10,

1/120 = 6 X 1/12 X 1/60, etc.

Une troisième probabilité se révèle ainsi, non plus constante ni inversement proportionnelle à l’accroissement des combinaisons mais proportionnelle à cet accroissement.

Connu sous le nom de « loi des grands nombres », le principe est ici qu’à partir d’une certaine quantité d’observations ou d’expériences, la probabilité a crû de telle sorte qu’elle est devenue certitude : chaque jour, les Londoniens perdent le même nombre de chiens ou le même nombre d’agressions se commettent à New-York, avec une variable presque insignifiante. La variable serait inappréciable à l’infini (sur des milliards d’individus).

Il apparaît que tout facteur inverse (1/2, 1/6, 1/24, etc.) se présente comme le produit des trois probabilités : constante (1/12), décroissante (2, 1/2, 1/10, 1/60) et croissante (3, 4, 5, 6, etc.).

Une conséquence en a été, vers 1860, la découverte de Clausius.

Puisque la chaleur dilate les volumes, elle modifie le nombre d’Avogadro : les molécules ne sont plus au repos dans un volume qu’elles emplissaient, mais erratiques dans un volume dilaté. A la cohérence du gaz se substituent des mouvements contradictoires ou non, qui entraînent un désordre croissant dans le corps étudié : s’il s’agit d’un liquide, on dira qu’il bout; d’un métal qu’il accroît – ou non – sa ductibilité.

A l’inverse, si un courant électrique passe dans un métal, il s’ensuivra un réchauffement de la partie traversée (effet Joule), qui correspondra de fait à de l’énergie perdue (en chaleur).

Mais, si l’on refroidit le corps, accroissant la cohérence des mouvements atomiques, jusqu’à l’inertie, on réduit son volume, rendant moins discernables ses composants, jusqu’à l’homogénéité parfaite.

Il se révélait ainsi que, non pas une, mais deux indéterminations contraires menacent le chercheur : l’une proportionnelle à la température du corps, par dispersion de l’énergie et incohérence des mouvements (à une certaine température cette indétermination est telle que le calcul devient impossible), l’autre inversement proportionnelle à la température, jusqu’à l’indiscernabilité absolue (au zéro absolu, -273°C).

Alors que le physicien nucléaire se félicitait d’avoir inventé un monde – le subatomique – où la double entropie ne se manifestait plus, aux alentours de 1930/50, W. Heisenberg prouvait que, tout au contraire, les deux indéterminations y jouent de même; et que leur produit n’est autre que la constante de Planck, h, comme dans l’équation : h² X 1/h = h.

Une conséquence de cette découverte est que, dans l’univers subatomique comme dans l’univers thermodynamique, l’improbabilité du phénomène acausal (la position) n’est jamais sans rapport avec la probabilité du phénomène causal (la quantité de mouvements), ou la discernabilité sans rapport avec l’incohérence, ou, à l’inverse. Quand une probabilité croît, l’autre décroît.

Or, Jung et son co-auteur, le physicien Pauli, ne traitent jamais – dans le détail – des trois probabilités. Mais leur objet, avoué ou non, est manifestement de montrer que, dans l’univers humain, il en va de même que dans les univers de la physique classique et de la physique nucléaire.

Car, ici de même, tout se ramène à des quantités de mouvements dans le temps et à des probabilités de position dans l’espace. La probabilité spatiale ne décroît pas sans que la probabilité temporelle croisse.

Je vois la preuve de cette ambition de Jung dans le fait que, citant les précurseurs de l’a-causalité, il saute brusquement des contemporains aux grands médiévaux : Avicenne, saint Albert le Grand, pour lesquels la synchronicité des phénomènes (causaux et acausaux) se présentait essentiellement comme un tel rapport entre l’espace et le temps : « L’âme désireuse de la chose qu’elle veut opérer… sait d’elle-même l’heure astrologique la plus importante et la meilleure, qui gouverne aussi les choses qui conviennent le mieux à l’affaire » (De mirabilibus mundi).

Si lui-même, Jung, par la suite, s’intéresse tant au phénomène astrologique, c’est qu’il y voit l’une des plus claires applications de l’union – et de la négation – des deux indéterminations, spatiale et temporelle, dans la troisième, constante, qu’il rêve de découvrir.

S’il n’y est point parvenu, non plus que Pauli, c’est peut-être que ni l’un ni l’autre, malgré leur intérêt pour tout ésotérisme (astrologie, mythologie), n’ont su réinventer, au départ de leur quête, les structures éternelles, sans lesquelles tout travail de cette nature est vain.

Au contraire, dès 1600, bien avant Haüy, Nuysement avait écrit, définissant l’Archétypus :

« J’assouvis de trésors les âmes plus avares,

Je comble de santé les corps plus abattus,

J’exalte le cristal sous les gemmes plus rares,

Universel en force et unique en vertu » (Les visions).

Trouvant ainsi, d’emblée, l’équivalent de l’ambre (electra) dans les grandes quêtes pré-chrétiennes : le merveilleux cristal.

Mais comment le cristal peut-il être à ce point révélateur?

L’alibi de la sensibilité

[…]

Quand Jung entreprend ses travaux, vers 1920, la vieille dialectique kantienne n’est plus connue que des philosophes; ou, plus exactement, « l’homme de la rue » l’a complètement inversée. Car la causalité demeure pour tous le seul sens imaginable. Mais ce n’est plus l’entendement seulement qu’on prétend axer en ce sens; et, pour le scientifique, ce n’est plus l’entendement du tout, dont les lois nouvelles, de relativité, de probabilités distinctes, d’indétermination causale, ont modifié radicalement les cadres de pensée. C’est la sensibilité, que cent romans, dits naturalistes, et mille feuilletons mélodramatiques ont ré-formée dans le sens de la causalité (Emile Zola).

On veut bien que toutes les sciences se fondent sur approximations de plus en plus incertaines – et finalement controuvées – à mesure que les sciences se spécialisent et se multiplient : qu’importe si le rendement d’un moteur n’est pas celui qui fut prévu ou si les gisements miniers s’épuisent plus vite que prévu? Quoiqu’il arrive, « on ne va pas contre le progrès » : à ces sources énergétiques, d’autres succèderont.

Mais il faut que le moindre sentiment soit justifié.

Il ne peut l’être que de trois manières : par la circonstance atténuante ou l’excuse, par la normalisation ou la loi, par l’innocence ou l’acquittement.

[…]

Quand Jung connaît le vrai crime d’Œdipe : l’accomplissement de la prophétie et, par là même, du châtiment de Laërte, le criminel, par la main « conduite » du fils, il saisit brusquement l’imposture freudienne, car Freud a gommé le crime de Laërte et ramené ainsi le châtiment divin aux bornes d’un complexe. Jung ignorait sans doute ce que nous savons maintenant : le crime effectif du père de Freud et le soigneux oubli dont Freud l’a recouvert. Mais il en savait assez : le puritanisme exacerbé, le culte de la statue, la terreur maladive de voir celui qu’il soignait, la profonde névrose (au seuil de la psychose) de médecin viennois.

Ici, non seulement la causalité justifiante est le seul fondement du sentiment mais le sentiment est le seul fondement de la causalité imposteuse.

C’est alors que, dans tout l’Occident, on demande au roman, au film, à la photo, puis à l’audiovisuel, au « témoignage » de fonder une telle causalité, ou fausse ou vraie mais utilisable dans l’instant; et c’est alors que les livres d’Histoire eux-mêmes, selon l’époque, exaltent ou excluent telle République ou tel tyran : Hitler, Staline, considéré comme Père du peuple ou comme le Démon fait homme.

Naturellement, les individus agissent tout de même : ils s’innocent du crime, dont ils chargent la Droite, s’ils sont de Gauche, le patron s’ils sont prolétaires, le Blanc s’ils sont Noirs, l’Homme s’ils sont femmes, ou à l’inverse, dans la plus parfaite mauvaise foi.

Or, Jung ne fut pas un juge, non plus qu’un philosophe, mais seulement un médecin. Ce n’est point par moralité ou par rigueur philosophique, d’abord, qu’il dénonce le piège. Il lui est bien indifférent qu’on charge le fils pour innocenter le père, ou qu’on accable l’humanité entière pour justifier cette race, ce sexe ou cette fonction. Il voit seulement que cette attitude conduit à la névrose, et pire : qu’elle inverse littéralement le sens du mot : aliénation.

Car l’aliéné, ici, c’est Freud. Et sa méthode, loin de guérir des malades, ne peut qu’aliéner les bien-portants.

Puis, remontant de Freud à Marx et à Darwin, Jung s’interroge sur la nature du crime (la mort du mythe) et sur sa justification (l’inexistence de Dieu). C’est-à-dire qu’il remonte du mal (l’émotivité justifiante) à son origine historique : le besoin d’une causalité, soit métaphysique : Dieu, soit biologique : le singe.

Au sens causal, dès lors il ne peut qu’opposer le cens de l’a-causalité; à l’émotivité, le motif archétypal et sa profonde « motivation ». Dès lors, l’affect n’est plus seulement l’état d’involution où se dégrade la pensée normalisée (consciente), mais c’est le processus par lequel l’entendement regagne les zones de la motivité, de l’a-causalité et du mythe.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Jung et Lie tseu : les archétypes

Il l’avoue lui-même : il ne peut atteindre aux 12; les douze signes astrologiques le gênent; s’il était astrologue, les 7 planètes antiques suffiraient à ses constructions, avec une prédilection marquée pour le soleil et pour la lune (dans leur relation avec les problèmes du Couple, entre autres).

Comme Lie tseu, il joue librement des 3 et des 4, mais il ne peut même comprendre les catégories de Kant, qu’il n’a peut-être pas étudiées. Il faudrait connaître toute son œuvre –ce n’est pas mon cas – pour y découvrir une formulation précise des structures éternelles qu’il nomme les Archétypes ou Grandes Images.

Il ne les présente pas comme des dieux mais comme, semble-t-il, car cela n’est pas clair, des approches, humainement formulables, de l’Etre (l’Archetypus de Nuysement, de Scève et de Kant).

« Nous devons admettre, écrit-il, que l’inconscient est parfois capable d’assumer une intelligence une volonté supérieures à l’intuition consciente ».

Et ces lignes qui ont fondé ma propre quête, il y a vingt ans :

« Si l’inconscient pouvait être personnifié … ce serait un rêveur de rêves séculaires et, grâce à son expérience démesurée, un oracle aux pronostics incomparables ».

Ce fait, dans lequel il voit « un phénomène religieux fondamental », conditionne la quête jungienne, et c’est en quoi il se distingue d’Adler, qui lui aussi considère que le conditionnement social est le grand obstacle « à la décharge naturelle de la poussée libératrice » mais qui ne va pas jusqu’à comprendre que ce conditionnement social épouse la double forme de la causalité assertorique et de l’émotivité justifiante.

Jung lui-même sait-il qu’il se fonde sur l’Archetypus d’une part et sur l’Image de l’autre, c’est-à-dire sur l’ancien Basis scorpionnaire et sur les dieux gémeaux? Du moins sont-ils tous deux parmi les mythes qu’il a parfaitement définis : la Vieille Mère, le Grand Guerrier, le dieu de la Ténèbre, la Vierge, le Prince,  le Sage et le Grand Frère, c’est-à-dire : la Caper, le Sagittaire, le Scorpion, la Vierge, le Lion, le Cancer et les Gémeaux. Mais on ne le voit élever au rang des archétypes ni le Créateur/Dispensateur (Taureau/Verseau), son dieu, ni le Justicier (Bélier) devenu le démon de la justification.

Le 11ème archétype tient dans l’œuvre de Jung une place singulière : on peut dire qu’il ne l’y situe pas; soit l’archétype imprègne tout un ordre de recherche (les bonheurs et malheurs du Couple), soit il lui est comme imposé. Il lui faut conter en quelles circonstances, le 1er avril 1949, qui se trouvait être un vendredi, 7 coïncidences ont replacé le Poisson sous ses yeux : le rêve d’une patiente, le plat du vendredi, l’attrape du 1er avril, la légende de cette institution, un squelette sur un rivage, etc. On ne peut pas ne pas songer au Léviathan de Hobbes, à la Baleine Blanche de Melville, au Grand Poisson de Hemingway, au Bateau-lit de Jarry, thèmes primordiaux de quatre chefs-d’œuvre, bien qu’aucun des quatre auteurs ne puisse être tenu pour un écrivain chrétien.

Serait-ce donc, comme l’écrira Jarry, « qu’en quelque sorte, dans nos temples actuellement, l’amour est Dieu encore, quoique, j’en conviens, sous des formes absconses quelque peu » (Docteur Faustroll)?

Quant au 12ème signe, la Balance, il est de fait que Jung semble l’ignorer. Ce serait à tort, cependant, qu’on s’y laisserait prendre. Jung ne rejette pas plus le mythe que Lie tseu n’a rejeté le Tao. L’adversaire du Chinois était le taoïste rationaliste, dont le Tao s’identifiait avec le Yin, le cycle éternellement reproduit, le cercle du Même, mais il n’était pas l’antique Sagesse qui assume la forme en même temps que la matière et le Miroir avec le Fleuve, comme on l’a vu.

L’adversaire de Jung, clairement, est l’égalitarisme justificateur qu’il a retrouvé au cœur de toutes les aliénations; mais il n’est pas l’autre Equilibre, qu’il nomme « l’énergie indestructible », ultime avatar de l’antique Souffle (Amon, avant qu’il ne fût la Balance).

Au contraire, quand, revenant sur les grands précurseurs, Jung en dresse la liste, nous retrouvons en tous cette même notion d’une Compensation, d’une Correspondance nécessaire, en quoi réside tout équilibre et, partant, toute liberté.

Au départ, Jung ne cite pas Lie tseu, qu’il ne connaît pas, mais Lao tseu et Tchouang tseu, puis le plus grand disciple d’Aristote, Théophraste (-370/-288). Il découvre chez eux le principe de « correspondance », que reprendra Niels Bohr, dès 1914, pour caractériser le lien entre le discontinu (des particules) et le continu (de l’onde), bien avant que de Broglie n’invente le concept de « complémentarité »; et même un principe de « communauté » pour relier le suprasensible au sensible.

Plus : par-delà saint Albert, déjà cité, Jung analyse longuement l’idée de Nicolas de Cues, qu’il ne connaît que par Pic de la Mirandole : la coïncidence de « l’homme intérieur », comme maximum de ses degrés d’évolution, et de « l’homme extérieur », comme minimum ou plus petite partie de tout ensemble en l’Unité 1.

Parmi les autres précurseurs, de la Renaissance (Paracelse, Johann Kepler), Jung fait une place toute particulière à l’ésotériste peu connu Agrippa ab Nettesheym, auteur d’une table de correspondances ou « coïncidences signifiantes » dans le cadre des 12 (1533). Il n’étonne pas davantage que Leibniz ne soit pas oublié, dont les « harmoniques », sans les répéter, renouvellent les correspondances et coïncidences précédentes.

Il n’est pas besoin de longs commentaires pour faire apparaître dans cette liste même une parfaite « harmonique » avec la liste de Lie tseu, révélatrices toutes deux de la même dégradation et du même messianisme, du Tao ici, de la Compensation Motivante là :

1) Lie tseu                                                   1) Jung

2) Houang-ti                                               2) Lao tseu ou : l’Antique; Théophraste

3) le roi Mou, vers -900                          3) Albert, vers 1260

4) Confucius                                                           4) De Cues

5) Tang (-580/-540)                                 5) Paracelse, Agrippa avant 1620

6) Ming                                                        6) Kepler

7) Yang tseu                                                           7) De Schopenhauer à Rhine : les Temps                                                                       Modernes

Il reste qu’un dépassement est ici nécessaire. On l’aurait su sans prendre connaissance de l’appareil de Lie tseu et de l’appareil de Jung, car ni l’un n’a parlé de l’ambre, ni l’autre du cristal. Ni le premier, par suite, ne définit clairement la notion d’afférence (le contraire et le semblable), ni le second la notion de probabilité (dans le sens et dans le cens, ou dans la discernabilité).

Il manque à ce dernier de reconnaître son propre mythe d’abord, puis de le localiser parmi les autres structures, dans le temps; c’est-à-dire, selon le mot de Hoéné Wronski (1776/1853), un précurseur que Jung ne cite pas : « La reconnaissance de la loi téléologique du hasard comme base de la réforme du calcul des probabilités »[3].

L’appareil

Il est dans la nature de tout précis ontologique d’être ridicule, ainsi que nous l’avons – six fois – constaté. Mais il sera d’autant plus risible que son auteur voudra l’expliquer, puisque l’explication ne peut être que causale. En cela les « machines » de Platon, de Lie tseu et de Kant apparaissent plus probantes que les systèmes qui les fondent, et celles d’Ezéchiel et de Nuysement plus acceptables, parce qu’elles sont entièrement irrationnelles.

Ici, l’ambiguïté s’affine, car l’appareil de Jung et de Pauli est double. Sans pouvoir le prouver, je crois que la première figure est l’œuvre du médecin, peu soucieux de convenir aux systèmes de son époque, non plus qu’à son vocabulaire : l’espace/temps, l’énergie, et que la seconde figure est l’œuvre du physicien, évidemment soucieux de conformité.

Elles sont toutes deux quadripartites, mais diversement formulées.

Quant aux « explications » pseudo-scientifiques des auteurs, il me semble inutile de tenter de les éclaircir : elles n’ont convaincu personne. Le plus honnête est de les citer.

L’hypothèse de base semble être qu’une perception à la fois causale et synchronique pourrait, en certains cas (évanouissement, hystérie) couvrir les deux secteurs. Si l’on comprend bien, il se pourrait qu’une a-perception globale, de l’espace et du temps à la fois, permette de saisir l’Etre en soi de Spinoza, Etendue et Pensée. Jung cite à ce propos le professeur M.-A. Dalcq, qui « comprend la forme, malgré son lien avec la matière, comme une continuité placée au-dessus de la matière vivante ».

Or, il est exact que la saisie des plans archétypaux, comme dans l’usage de certaines drogues « dures » ou dans le rêve prémonitoire, embrasse non seulement les figures mais leur substance même, dans un champ inimaginable rationnellement, où la causalité ne s’oppose plus aux connexions synchroniques, ni d’ailleurs l’espace au temps. Mais, hors Baudelaire, Michaux et quelques poètes, quel drogué a réussi, en pleine conscience créatrice, de telles expériences?

Jung le reconnaît quand il avoue que l’énergie indestructible exigerait d’être exprimée par un nouveau langage conceptuel, la « langue neutre », comparable au « champ neutre » par lequel Wronski prétendait unir le Savoir et l’Etre, ou la 3ème matière de Lupasco et de Begbeider. Jung n’a pas de peine à démontrer qu’une telle langue se fonderait sur les 4 et non sur les 3.

« La synchronicité, écrit-il, se comporte par rapport aux trois autres principes comme l’unidimensionnalité du temps par rapport à la tridimensionnalité de l’espace », ou comme « le quatrième rebelle de Platon, qui ne se laisse annexer aux trois que par force ».

Mais lui-même ne se laisse pas prendre à cette explication encore trop rationnelle, puisque, après avoir évoqué Platon, il se réfère aux 3 + 1 de Marie la Juive, à la scène des Cabires dans le second Faust et au dilemme de l’alchimiste Dorn entre la Trinité et le Serpent à quatre cornes. C’est alors qu’il observe, rejetant toute prudence :

« Ce n’est pas en général dans un domaine déjà connu que l’on découvre de nouveaux points de vue, mais dans des endroits délaissés, évités ou même discrédités » : les précis ridicules. Dans lequel de ces précis, lui qui ne cite ni Ezéchiel ni Lie tseu ni Nuysement et n’analyse ni les 12 de Platon ni les 12 de Kant, a-t-il trouvé le modèle du sien?

A-t-il, d’une manière plus surprenante, conçu que la 4ème partie de son appareil (la connexion synchronique) était « le lieu universel où s’accomplissent tous les actes de création » et que « l’archétype est la forme reconnaissable par l’introspection de l’arrangement psychique a priori »?

Nous comprenons, sans qu’il le dise expressément, qu’il n’a pas trouvé ce modèle ou conçu ces nouveaux principes dans une érudition très riche mais incomplète, ou trop tardive. Il les a trouvés ou conçus, d’abord, dans son expérience personnelle, l’observation constante, renouvelée, de ses malades.

Il n’est pas venu par système à l’ésotérisme éternel qui l’attire et qu’il ne comprend pas. Mais par une ignorance admise de bonne foi, devant les problèmes – innombrables – que la maladie contemporaine lui posait.

Le scarabée

Jung fut d’abord un médecin.

Si la révélation du véritable mal dont souffre l’humanité contemporaine (l’émotivité justifiante) lui est venue par la – lente – observation de son maître Freud, c’est une circonstance tout à fait hasardeuse qui lui révèle le pouvoir thérapeutique de la « coïncidence significative ».

La femme semblait inguérissable (Jung la soignait de longue date) car elle n’était même plus capable de considérer un évènement quelconque sans le rattacher à une causalité précise, non seulement esclave de la pseudo-responsabilité où s’enferment de tels malades, mais émotivement justifiée par cette aliénation même.

Alors qu’elle contait à Jung un rêve qu’elle venait d’avoir, où intervenait un grand scarabée, à la fenêtre du cabinet de consultation retentit le « tip tip » de la Kosmopoiia. Levant simultanément les yeux, le médecin et sa patiente virent le scarabée – celui-là, pas un autre – qui cognait à la vitre.

Dès lors, la femme pouvait guérir et Jung affirme qu’en effet, le traitement psychanalytique commença d’agir désormais. A l’émotivité aliénante de la malade le motif archétypal, tout nu, tout inconcevable, de la coïncidence avait apporté le seul remède nécessaire (en même temps que contingent).

Or, accumulant les « rencontres » de ce type, Jung se borne à constater que les « synchronicités » peuvent emprunter les formes les plus diverses : ses propres rencontres du Poisson ou la coïncidence d’un grand rassemblement d’oiseaux avec la mort (que j’ai vérifiée moi-même sous les fenêtres de Colette, le matin qui suivit sa mort) mais qu’elles se présentent toujours comme une telle rencontre de l’espace objectif (le phénomène constaté) et du temps subjectif (l’état d’esprit de l’observateur, le rêve, la prémonition).

Car, de fait, l’entendement est accoutumé à ce que l’espace et le temps ne se rencontrent jamais. Dans le temps il n’est de pensée que mouvante ou, physiquement, que des ondes de vibration; dans l’espace il n’est que des volumes, plus ou moins bien localisés, ou des corpuscules dans le subatomique. Les deux univers ne semblent jamais devoir correspondre, pas plus que, dans le système kantien, la nécessaire causalité, subjective, et l’objective contingence.

D’où, la première quadrilogie de Jung – et de Pauli, le physicien – : espace/temps, causalité/a-causalité.

Pour les deux chercheurs, en somme, les deux seules sciences concernées ici, outre la psychanalyse, seraient d’une part la biologie, science de la vie, et la physique nucléaire, science de la matière et de l’énergie. L’étonnant est que, de ces deux sciences même, ils ne tirent pas les arguments les plus propres à nous convaincre.

S’ils connaissent, en biologie, les grandes séries de Kammerer, ils semblent ignorer la pœdomorphose. En physique, Jung cite sir James Jeans, selon lequel « la décomposition radioactive se présente comme un effet sans cause », de sorte que « les ultimes lois de la nature ne seraient en aucun cas causales » (1944) et l’on sait que Pauli est, entre autres, l’inventeur du « principe d’exclusion », selon lequel deux électrons de mêmes facteurs ne se maintiennent pas sur la même orbite, de sorte que, sur une orbite quelconque, l’ensemble ABCD se présentera toujours dans cet ordre et jamais dans l’ordre ACDB par exemple (ce qui supposerait deux B diversement localisés, entre A et C, et C et D).

Mais, en aucun point de leur ouvrage commun, ils ne traitent du phénomène connu sous le nom de « résonance ».

Pœdomorphose et résonance : la précession

Au fondement de l’étude de la décomposition radioactive (ou désintégration) d’un isotope quelconque, tel que le carbone 14, est le nombre e-1 (1,718), limite de sa durée ou, si l’on veut, de sa probabilité d’existence, dans la réduction croissante de cette probabilité :

1/1 + 1/2  + 1/6 + 1/24 + 1/120 + 1/720 + 1/5 040, etc.

Mais il se trouve qu’au cours de cette durée ou de cette entropie la particule opère un « redressement » irrationnel, comme du sens cause-effet au sens inverse; ou, si l’on veut, elle cesse de se « dépeupler » pour en revenir à une néguentropie très éphémère qu’on nomme la Résonance : lumineuse, on l’utilisera dans le laser, acoustique dans le maser.

Ce point de résonance se situe à 0,6 de la durée du corpuscule.

S’il se réalise, naturellement, par un renversement du sens normal de la particule (précession de Larmor), on l’obtient ou le prolonge, artificiellement, par un peuplement de la « phase » atomique, c’est-à-dire soit par l’intervention d’une lumière extérieure, soit par un refroidissement du corps.

C’est le seul cas, dans le monde subatomique, où l’énergie cesse de se disperser, par exemple en chaleur (le cas d’entropie le plus connu), pour produire un effet notable : couleur ou son.

Parallèlement, dès les années 20, alors que Kammerer formulait sa théorie des sériels, un autre biologiste, Garstang, révélait l’existence d’un phénomène inaperçu dans l’évolution des espèces : la pœdomorphose. Plus tard, Gavin de Beer et des biologistes russes vérifièrent le phénomène et formulèrent la loi : « Une espèce peut rajeunir en expulsant de la fin de leur ontogénèse le stade adulte de ses individus; elle peut rayonner alors dans toutes les directions ».

Fondée sur l’étude de certains oursins, très éloignés de l’état adulte et qui s’offrent alors à toutes les mutations héréditaires, la théorie ne cessera plus de croître et de s’affirmer. En 1952, Julian Huxley proposera le néologisme : « juvénilisation »; mais, entre 1930 et 1952, Bolk aura déjà démontré que le cerveau de l’homme ressemble plus à celui de l’embryon de singe qu’à celui du singe adulte.

En bref, si les structures adultes présentent une « barrière de Weissmann » et n’obéissent pas aux lois de Lamarck, il se révèle que les structures juvéniles, adolescentes ou embryonnaires, au stade de la non-spécialisation, ignorent une telle barrière et permettent l’acquisition de caractères que leur répétition peut rendre héréditaires. Comme l’écrit Koestler, « l’homme ne descend pas du singe adulte, mais peut-être d’un embryon de singe ».

S’il y a mutation, ce n’est pas au stade adulte, terminal, des individus ou des espèces. Mais, avant cet état adulte, il existe une probabilité d’involution, dans le sens contraire de l’évolution, qui replace l’individu – ou l’espèce – dans un état non sélectif ou non diversifié, c’est-à-dire non entropique.

Le cristal, entre le règne minéral et le règne végétal, et le corail, entre le règne végétal et le règne animal, démontrent que la loi ne vaut pas seulement pour les mutations d’espèces, mais également pour les passages d’un règne à l’autre. Car le cristal, en ses prismes, et le corail, en ses polypes, ne sont pas autre chose que des « états non différenciés » de la matière ou de la vie.

Dans tous ces, si divers! de la résonance paramagnétique, de la pœdomorphose, du cristal et du corail, se retrouvent les mêmes caractères que dans la synchronicité jungienne : involution, que Jung nomme l’affect, non-spécialisation et retour au Motif, réitération du motif enfin (prisme, polype, peuplement paramagnétique, archétype révélé, etc.).

Enfin, c’est tout récemment (1960) qu’en mathématique de même, a été inventé le fractal. Réitération d’un motif quelconque, angle sur le côté d’un carré ou bris sur la face d’un cube, le fractal crée en effet une nouvelle dimension, inférieure à 2 dans un cas, inférieure à 3 dans l’autre.

Fractale

Ainsi que Jung l’a pressenti, le phénomène s’observe donc à la fois dans l’espace et dans le temps. Ce que Jung ne pouvait imaginer : des deux techniques utilisables, la réitération et la précession, la première prévaut dans l’espace (le fractal), la seconde dans le temps (la pœdomorphose). Dans le monde microscopique, subatomique, et dans l’univers humain, il semble que les deux techniques soient utilisables : peuplement dans l’espace et précession dans le temps, avec le même résultat : la néguentropie ou la guérison.

On ne doit pas douter, par suite, que si Jung pouvait, aujourd’hui, corriger à nouveau son schème, il le présenterait sous une forme encore différente, la forme d’une figure axée. Par exemple :

L’acquis : le semblable créateur

Faute d’avoir su, en sa figure, maîtriser les deux sens et le cens du Tao (le contraire, le semblable et la chose même), Lie tseu n’avait pas atteint à la notion d’afférence, recensant seulement tous les facteurs qui devaient en effet la révéler.

De même, faute d’avoir axé son schème, Jung n’a pas inventé la trinité du semblable :

1) les Frères ensemble ou le Signe des Gémeaux;

2) les Frères séparés :

a) le tendre et fraternel, dans l’émotivité et la causalité qu’on a nommé Abel, Amphion, Jubal, Castor aussi ou Esaü le naïf : l’émissaire;

b) le conquérant, le solaire, mais aussi le froid réitérant, qu’on a nommé Caïn, Zétos, Tubal le constructeur, mais aussi Pollux et Jacob, Romulus beaucoup plus tard (contre Rémus) : le commissaire.

Il a cependant vu que l’espace et le temps peuvent être traités soit simultanément, soit séparément, sans aller jusqu’à concevoir qu’il en va de même pour toutes les dialectiques, dont une étude approfondie fait à coup sûr une trinité.

Mieux : il n’a pas craint de publier ses découvertes, témérairement il y a trente ans,

– en recensant les grands précurseurs de la notion de « semblable créateur », depuis Albert le Grand jusqu’à Rhine

– en révélant le pouvoir salvateur de l’archétype et même d’un processus involutif (l’affect) dans la révélation du monde archétypal,

– en opposant à la causalité, logique puis émotionnelle, une autre réalité : le synchronisme a-causal ou synchronicité, considérée comme liée aux grandes lois sérielles, sinon au « contingent » quantique,

c’est-à-dire, consciemment ou non, en distinguant dans le mot : nécessité, les deux sens : nécessité causale, au sens kantien, et dénuement, besoin, au sens où le physicien parle de « dépeuplement » et, dans le mot : contingent, les deux sens : « hasardeux » au sens kantien, et « limité » au sens quantique : plus exactement, « limité dans le peuplement ».

Si le motif archétypal, en tant que figure, se présente évidemment comme ainsi limité, contingenté, il crée, en tant que mouvement, une motivation a-causale, affective mais non émotionnelle, involutive mais créatrice de nouveaux processus psychologiques, de résonances en physique optique et acoustique; d’espèces ou de règnes encore inconnus, ou de nouvelles dimensions mathématiques.

Jung a ignoré la majeure partie de ces phénomènes, mais il les avait suggérés par la notion de « l’énergie indestructible », que la raison ne conçoit pas mais que trop de phénomènes révèlent pour qu’elle soit niée.

Non moins subjective qu’objective, cette énergie est observable dans le sujet (par le rêve) mais également dans l’objet (par la loi des grands nombres, le sériel, la résonance ou la pœdomorphose comme par la coïncidence furtive des synchronicités). Dans tous les cas, motif spatial ou motivation temporelle, elle s’oppose en tant que « contingentée » à la contingence hasardeuse et, en tant que motivité, à l’émotivité causalisante.

Quant à montrer jusqu’à quel point peuvent être menées l’involution motivante et la répétition motive, ce ne pouvait l’œuvre d’un scientifique, fût-il aussi « ouvert » que Jung ou Pauli.

Ce devait être l’œuvre toute différente que Carrouges a su nommer, voilà vingt-six ans déjà, la machine célibataire.

Les 7 Poissons du vendredi 1er avril 1949 ont fait éclater la distinction kantienne entre une causalité nécessaire d’une part, une sensibilité tout hasardeuse de l’autre; et, dès lors, Jung a cessé de voir dans l’a-causalité un cas particulier de la biologie ou de la physique nucléaire pour en faire le « véritable champ universel de l’accomplissement individuel et de la créativité collective ».

Il est donc « naturel » que, dans ce champ ré-ouvert, ce soit le créateur, le poète, qui effectue le dernier pas.

Jean-Charles Pichon


[1] Arthur Koestler, Janus (Calmann-Lévy, 1978).

[2] Et de la nouvelle biologie, comme on le voit par la « double hélice » de Watson, fondée sur la cristallographie.

[3] Balzac aurait pris Wronski pour modèle de La recherche de l’absolu. On a retrouvé en Louis Lambert des traits du mathématicien maudit. Cela ne surprendrait pas de l’auteur de la doctrine du hasard conçu comme « l’incidence forcée des accidents partiels » (dès 1818 dans son premier ouvrage : Sténie).

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