Le trésor de la Résistance

 

J’ai retrouvé récemment, au fond de mon disque dur, le texte ci-joint, que j’avais proposé à l’Encyclopédie de l’Agora (agora,qc,ca) en 1995; je n’avais obtenu aucune réponse. J’y résumais l’affaire Dominici telle que JCP l’avait racontée dans Un homme en creux, en m’aidant du livre de Giono.

André Lemelin

LE TRÉSOR DE LA RÉSISTANCE

 

Par André Lemelin

 

Paris a fêté le cinquantenaire de sa Libération, mais la France n’a pas célébré, et pour cause, le quarantième anniversaire de la condamnation à mort de Gaston Dominici : c’est sans doute le grand scandale de la Quatrième République. Or cette condamnation, qui a toutes les apparences d’un complot d’État, trouvait sa source dans un épisode nébuleux de la Résistance.

Un matin d’été 1952, sur le lieu-dit la Grande-Terre, à 1 km de Lurs, en Haute-Provence, les femmes de la famille Dominici découvrent les cadavres de Sir Jack Drummond, de sa femme et de leur fille de onze ans, Elizabeth. Ils campaient dans cet endroit invraisemblable : sur des graviers, entre un chemin de fer et une route, passante de jour comme de nuit. Les parents ont été tués à coups de fusil, la petite a reçu deux terribles coups à la tête. Gustave, l’un des fils, avouera avoir été attiré dehors par un bruit vers cinq heures. Il niera tout mais dira avoir trouvé la fillette encore vivante. Un témoin, ou prétendu tel, affirmera d’abord l’avoir aperçu en pleine nuit, sur la route, puis n’en sera plus sûr et Gustave écopera de deux mois pour défaut d’assistance à personne en danger. Ce n’est que le début de deux années de procédures loufoques : le fils accusera le père, Gaston (76 ans), puis se rétractera; le second fils, Clovis, rejeté par sa famille, l’accusera aussi, mais ne se rétractera jamais; le père lui-même avouera quatre fois, et quatre fois se désavouera : « Ce que j’ai dit, je l’ai dit, je ne l’ai pas fait.»

Toute la France se perd en conjectures, mais la justice, contre toute logique, charge Gaston, dont les aveux sont contredits par une constellation de faits. Et d’abord par celui-ci : le campement des Drummond ne pouvait pas être là, la veille au soir; tous les témoignages le situent à 1 km plus loin. De la police aux magistrats, on semble respecter une consigne, puisque tous les indices retenus, tous les témoignages admis sont invraisemblables, les faits étant systématiquement écartés.

Le célèbre auteur du Hussard sur le toit, Jean Giono, a assisté au procès. Dans ses Notes sur l’affaire Dominici (Gallimard, 1955), il relève de nombreux faits troublants ignorés par la justice. Ainsi, on ne s’interroge pas sur la fortune de Gaston (10 à 12 millions d’anciens francs) et sur celle de pas mal de gens mêlés de près ou de loin à cette affaire. On rejette le témoignage du Dr Dragon, qui a examiné la fillette et affirme qu’on l’a portée moribonde jusqu’à l’endroit où on l’a trouvée. On lui préfère le témoignage d’un autre médecin, qui ne l’a pas examinée mais qui est une notabilité. De plus, on ne s’étonne pas que l’huile qui graissait l’arme du crime soit semblable à celle qui graisse les armes de Clovis. Le président du tribunal va même jusqu’à provoquer le scandale quand il interdit à Gustave de répondre au cri de son père : « Tu sais que je suis innocent. Dis ce que tu sais ! »À un autre moment, il dira, selon Giono : « Gustave, je te pardonne. Je ne veux pas que tu dises que je suis innocent. Ce n’est pas ce qu’il faut dire. Dis la vérité. Qui était avec toi dans la luzerne quant tu as entendu les cris? Qui était avec toi? Qui était avec toi? Qui était avec toi? » L’audience est suspendue!

Un an plus tard, Gaston est condamné à mort, mais la peine de cet horrible assassin est bientôt commuée en emprisonnement à vie. Enfin de Gaulle graciera le vieil homme, mais n’invalidera pas le procès. Quarante ans plus tard, les Français ignorent toujours la vérité que voici. Entre avril et juillet 1944, de fortes sommes destinées aux centres de résistance avaient été parachutées par les Anglais en plusieurs points du continent, mais une partie de cet argent ne fut pas retrouvée. Après la guerre, un ancien haut fonctionnaire britannique chargé des parachutages, Sir Drummond, passe toutes ses vacances en camping avec sa famille dans des régions où l’argent était tombé du ciel, comme en Hollande ou en Alsace. Retrouvant les enrichis de la Résistance, il les fait chanter en prétendant réclamer cet argent au nom de Sa Majesté. À Digne, où plusieurs millions parachutés en juin 1944 n’avaient pas été retrouvés, des gens bien en vue avaient acheté de nombreux terrains à la Libération. En compagnie de Clovis, six ou sept de ces enrichis s’étaient enivrés le jour même du meurtre. Ayant donné rendez-vous à Sir Drummond dans un monastère, ils l’attiraient sur le lieu de leurs libations et le tuaient d’un coup de fusil après l’avoir blessé à la main. Puis ils se rendaient abattre sa femme au campement de la famille, deux kilomètres plus loin. Trois ou quatre heures plus tard, ils assommaient la fillette et la transportaient moribonde sur la Grande-Terre, où, au cours de la nuit, ils réinstalleront le campement et les deux autres corps. Pour une raison inconnue, on voulait mouiller les Dominici.

Au matin, Gustave sort de chez lui, assiste à la fin de la mise en scène, comprend tout et menace de parler. Mais Gustave avait été de la Résistance et il était, comme dit Giono, « dans la politique ». Il était devenu un homme de parti. Ses liens avec ces gens seront les plus forts; lui qui accusera son père, ne les donnera jamais. Il aura peut-être sa part du magot, il a en tout cas une femme ambitieuse et c’est un faible. « Le lâche des albums de Zig et Puce», selon le jugement de Giono. En novembre 1953, à l’époque des aveux de Gaston, le journaliste Jean-Charles Pichon résout l’affaire en 16 jours. Non sans prendre quelques risques. Comme il le rappelle dans son autobiographie Un homme en creux (Stock, 1973), passée largement inaperçue, il est menacé par Clovis, le fusil en main, « menacé d’un revolver dans une administration de Digne », puis « par la police de Marseille, par l’intermédiaire d’un collègue de France Soir, qui me faisait savoir que “ça suffisait comme ça”. »

L’hebdomadaire Carrefour publia ses deux premiers articles. Mais, « informé sans doute, lui aussi, des problèmes réels qui se posaient, il ne put rendre public le troisième, qui contenait mes conclusions. » Celles-ci ne furent publiées qu’après la condamnation du vieux Dominici, dans les Lettres nouvelles (février 1955). « Mais il fallut que ce soit sous la forme d’un “rêve”, et tout cela n’était-il pas comme un cauchemar, après tout ? »

 

1995

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