LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – TROISIEME PARTIE – 3 – LA VIERGE AUX EPIS

III

LA VIERGE AUX EPIS

 

Donc, les dieux meurent — enfin ! Un dieu du moins est mort — définitivement, puisque voici neuf siècles que nul ne l’adore plus ou que, si quelque peuple a voulu les restaurer (Incas du XVe siècle, Nazis du XXe), l’effondrement de ce peuple a bientôt attesté la corruption du mythe, sa dégénérescence.

A cette mort sans réveil, la première rencontrée au cours de cette étude, il serait naturel de chercher une concordance plus avant dans le temps, car un dieu ne saurait être mortel que tous ne le soient. Au contraire, si un rythme quelconque préside à la genèse des dieux, et j’espère l’avoir démontré, la logique doit conduire à croire qu’ils meurent selon un rythme semblable. Ainsi, les intervalles qui séparent les aurores se retrouvent au crépuscule ; ceux qui séparent les équinoxes de conditionnent les équinoxes d’automne ; de périodes de croissance équivalentes, on peut déduire, fût-ce pour des espèces dissemblables, des durées de vie égales organiquement. Et nulle technique, nulle prévision de fabrication n’est concevable, qui ne se fondrait sur un raisonnement analogue.

Dans cette hypothèse, l’intervalle qui sépare deux naissances mythiques se retrouve à l’autre bout du cycle et les morts des dieux, comme leurs naissances, sont liées au rythme des 2 150 ans. Or, la divinité précessionnellement antérieure au Lion — la Vierge — aurait alors dû disparaître vers 1100 avant J.-C., cependant que la « nostalgie » en aurait subsisté jusqu’au Christ. Ce ne sont pas des dates si lointaines que le fait ne puisse être vérifié.

Les premières traces historiques d’un culte de la Vierge remontent au IIIe millénaire avant notre ère. Elles ont été découvertes à Goubla, la Byblos connue des Grecs, dont la déesse principale se nommait Baalat, parèdre du Baal taurique. Les Egyptiens la vénéraient (l’identifiant à leur Isis). L’un de ses autres hypostases serait Ashérat-de-la-Mer, dont les Carthaginois feront Astart (et les Grecs, Astrée).

Aucune de ces divinités n’est pure de tout syncrétisme ; mais la plupart d’entre elles se laissent reconnaître à quelque détail signifiant. C’est ainsi que la Vierge repousse ou humilie toute virilité (Médée en Jason, Dalila en Samson, Omphale en Hercule) ; or, la plus grande des déesses vierges, Isis, lorsqu’elle eut rendu la vie à son époux Osiris, s’aperçut qu’il était privé de ses organes virils (que le Serpent — Seth — avait dérobés[1]).

Cette résurrection du héros solaire et cette vengeance du Serpent sont également significatives. Elles nous sont confirmées, littéralement, par une des plus anciennes légendes du Nil, où l’on voit Ré, dans son extrême vieillesse, mordu par un reptile. Isis s’offrit à la guérir, à condition qu’il lui avouât son véritable nom : de même, Dalila obtiendra de Samson le secret de sa force. Après avoir tenté de tromper la Vierge, vaincu par la douleur, le dieu-soleil céda ; si bien que, de ce jour, Isis détient les pouvoirs de Ré[2].

Nous sommes alors dans la seconde moitié de la première mue de la Vierge (8000-5000) et dans le renouveau du Lion (6000-3000) ; c’est également l’époque où le « royaume » gémique s’implante en Anatolie, en Iran, et commence d’influencer l’Egypte, en sorte qu’Osiris-faucon sera ressuscité par une Vierge-vautour : vers 5500 avant J.-C.

A cette alliance Gémeaux-Vierge succéder un nouveau syncrétisme Vierge-Lion, dont nous retrouvons la trace en Phénicie, où les parèdres d’El et de Baal, identifiés à Baalit et Ashérat, Qadesh (la Sainte) ou Elat, sont fréquemment représentés en compagnie d’un lion. Au second millénaire, les Hyksos adoreront également une Vierge, Anat, conjointement avec le Lion.

Mais c’est à Cnossos et chez les Hittites que le culte de la Déesse paraît avoir été le plus assidûment pratiqué. Or il se trouve que les deux cultures se sont développées simultanément.

On distingue aujourd’hui trois phases dans l’histoire de la Crète préhellénique : le minoen ancien (3000-2400), le minoen moyen (2200-1600) et le minoen récent (1600-1400). Les deux dernières s’enchaînent sans solution de continuité, si bien qu’en ce qui concerne notre propos elles ne font qu’une. Quant au minoen ancien, il se peut que ses origines doivent être reculées de plusieurs siècles, comme presque toujours l’aurore des civilisations archaïques, la tendance des « historiens » étant de nier leur ancienneté à la limite du possible[3].

Le dieu essentiel de Cnossos n’était pas le Minotaure (de toute manière plus tardif). Les décorations des palais et des tombes crétoises montrent principalement des effigies d’une mystérieuse déesse, représentée tantôt avec deux serpents (syncrétisme Cancer-Gémeaux), tantôt portant une hache double, le labrys, en laquelle se laisse reconnaître un symbole gémique-ouranien. On estime communément que deux divinités différentes étaient adorées dans l’île : Dictynna la Mère, Britomartis la Vierge.



[1] D’autre part, pour les Romains comme pour les Grecs, le lotus, emblème virginal, possédait le pouvoir de diminuer les forces génésiques.

[2] JACQUES VANDIER, opus cité.

[3] Nous l’avons vérifié pour Abraham, Moïse, les premières dynasties thinites, « l’âge classique » maya, l’astronomie chinoise, etc.

 

Les Hittites

Les Hittites sont un peuple mieux connu de nous, depuis que des fouilles fructueuses en Asie Mineure nous ont révélé des ruines de leur capitale Hattousa. A ce sujet, il est remarquable que l’ignorance où nous étions tout récemment du peuple hittite réponde à l’ignorance des historiens d’hier en ce qui concerne les Parthes et les Sassanides, pourtant plus proches de nous.

On peut dire que la renommée de ces derniers, pendant des siècles, fut éclipsée par celle de Rome, bien que Rome n’ait jamais pu les vaincre ; bien que l’empire parthe (et sassanide) ait dominé pendant huit siècles quand la grandeur de Rome n’excède pas cinq cents ans (du IIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C.) et bien que la culture des Sassanides fût parfaitement originale, alors que la culture « romaine » devait tout aux Etrusques, aux Sabins et aux Grecs.

De même, la renommée de l’Assyrie a éclipsé celle des Hittites, bien que la première Assyrie (Akkadie) n’ait dominé que cinq siècles en Mésopotamie (2350-1850) avant le bref renouveau du VIIIe siècle et que la culture assyrienne apparaisse comme un mélange confus des cultures babylonienne, élamite et sémite.

On enseigne aujourd’hui que les ancêtres des Hittites furent les premiers Indo-européens d’Anatolie, les Louwites (vers 2500 avant J.-C.). On suppose qu’ils pouvaient venir de l’Ukraine, du Bas-Danube et des Balkans, où le peuple des steppes se mêlait aux populations de la « céramique peinte ». Il est admis enfin que les Hittites, vers 2200 avant J.-C., détruisirent la seconde ville de Troie et que, jusqu’au XVIIIe siècle, ils subsistèrent en Anatolie.

Nous les retrouvons alors en Palestine et en Syrie (sous les noms d’Hatti ou d’Hétéens) et, désormais, ils ne cessent de croître. En 1530, ils s’emparent de Babylone sous la domination kassite. Vers 1500, leur expansion en Palestine s’oppose à celle des Mitanniens ou Hourrites, précédemment établis en Mésopotamie du Nord, et que la prise d’Alep contraint à une alliance avec l’Egypte (Aménophis III).

Enfin, l’Egypte elle-même est menacée. Elle doit abandonner ses possessions d’Asie. Deux guerres longues (1347-1300 et 1294-1278) opposent les deux peuples avant qu’une alliance survienne, consolidée par des mariages. Ce traité (1278) marque à la fois la suprématie des Hittites et le début de leur décadence. Leur structure politique et religieuse s’écroule, tandis que l’invasion des « Peuples de la Mer » en Asie Mineure détruit soudainement leur immense empire.

On a vu que les « Peuples de la Mer » (Achéens, Sardes, Philistins) ne profiteront guère de ce triomphe. Repoussés par Ramsès, ils devront supporter l’expansion d’Israël, cependant que d’autres peuples, les Doriens ( ?), les supplanteront dans le pays même, la Grèce, qu’ils ont abandonné. Une page d’histoire est tournée. Désormais — et pour plusieurs siècles — les victorieux ne jouiront plus de leurs victoires. Quant aux Hittites, ils survivront jusque vers 1150 dans le Taurus ; puis, vers cette date, disparaîtront sans laisser de traces.

J’ai comparé l’empire hittite au royaume perse. Ce sera une autre concordance que l’Hittite, servant de la Vierge, meurt sous les coups des Achéens (première mutation des Gémeaux), comme, deux mille ans plus tard, le Perse sassanide, servant du Lion, sous les coups des Musulmans (première mutation du Taureau).

En fait, de même que les Parthes et les Sassanides ne seront pas les servants du seul Mithra mais également des Gémeaux (Ormuzd et Ahriman), du Taureau (les tauroboles) et du Bélier (par l’enseignement de Zoroastre), les Hittites n’adorent pas seulement la déesse vierge.

Les plus anciens vestiges religieux des Hatti, antérieurement au second millénaire, consistent en plaques circulaires d’albâtre (le « disque ») d’où surgissent des cous surmontés de têtes rectangulaires ; on y reconnaît généralement le mythe cancérique de la déesse-mère. Plus près de nous (Ancien et Nouvel Empires : 1700-1200), les vestiges concernent un dieu « Soleil du Ciel » et la déesse-lionne aussi bien qu’un dieu-cerf, symbole ouranien. Je noterai pour mémoire les deux taureaux qui accompagnent toujours le dieu de l’Orage. Enfin, s’il est assuré qu’on puisse les identifier aux Hétéens dont il est parlé dans la Bible, nous devons admettre que les Hatti, à un certain moment de leur histoire, ont vénéré le Bélier (Béthel, la Toison d’Or).

On a prétendu que les Hittites ne rejetaient aucune divinité rencontrée sur les routes de leur conquête. La même théorie pourrait être soutenue en ce qui touche les Parthes. Mais c’est simplement qu’en sa dernière mue la divinité zodiacale s’appuie sur tous les supports qu’elle peut trouver. Vers le milieu du IIe millénaire, le Bélier naissant fait preuve de sa vitalité, le Taureau triomphe dans le monde entier, les Gémeaux entament leur première mue, le Lion poursuit sa troisième « vie » et le Cancer sa seconde existence. La Vierge est près de sa fin, et ne l’ignore pas. D’où le multiple syncrétisme.

En effet, les souverains hittites concevaient leur Etat comme plus sacerdotal que guerrier ; leurs œuvres d’art représentent des dieux, non des batailles. D’après les rares textes parvenus jusqu’à nous, le roi reste soumis à la puissance des prêtres. Il abandonne l’armée en pleine campagne pour obéir à ses devoirs religieux ; il porte devant le peuple, en toute occasion, la pleine responsabilité de la colère divine. Nous ne pouvons donc pas rejeter l’hypothèse que le surprenant effondrement de l’empire par cet affolement mystique, comparable à celui des Sassanides vers le VIe siècle de notre ère, où je crois reconnaître l’attente de la mort du Dieu, la peur du néant qui suivra.

Ce qui nous importe ici, c’est que la Déesse hittite, Arunna, ne peut en aucun cas être confondue avec les grandes déesses de Phénicie et d’Assyrie, divinités cancériques. En effet, Arunna était une déesse solaire, alors qu’Ishtar et surtout Astarté s’apparentaient à la lune et, à ce titre, portaient le Croissant. En outre, nous avons vu qu’elle était considérée comme la mère du dieu solaire Télépinou (la Vierge précède le Lion) et comme la déesse des moissons, caractère qui l’identifie à la déesse indienne Vinâta, à la sumérienne Inanna, à l’égyptienne Isis.

 

Les symboles de la Vierge

Plus on remonte dans le temps, plus il est hasardeux de décrire les symboles rattachés à un Signe. Le baptême, la pêche dans la mer immense, le plancton (nourriture digérée) caractérisent les Poissons, mais tous ces symboles n’en font qu’un. D’une part, le feu, l’élan, le sexe disponible, mais également l’abeille, les plateaux de la Justice, la pierre huilée se rattachent au Bélier, plus vieux de deux millénaires. Si l’on en vient au Dieu dans sa première mue, par exemple le Taureau, le choix nous sera donné entre au moins sept symboles : le mur (l’enracinement dans le sol), le sexe érigé, la pierre levée, la pierre noire, la corne (et le bull-roarer), le tonnerre, le croissant.

Au seuil de la seconde mue, les symboles gémiques atteignent la douzaine : l’air, la symétrie (et la dialectique) ; en Chine le Dragon — et tous les êtres hybrides en Grèce : centaure, faune, satyre ; l’aigle et le faucon, les deux aigles (et tous animaux doubles, qu’ils fussent lions ou taureaux) ; l’homme-arbre, le berceau de feuillage ; toutes les statuettes-simulacres et tous les mimes.

Au terme de son évolution, le Lion se laissait reconnaître en vingt emblèmes différents : le feu, le soleil, le foudre, la roue, le char, le cheval, le phénix, le coq, le géant, le borgne, la couleur rouge, la lance, le sceptre, le roi ainsi que dans certains symboles virginaux (le lys, le cygne), cancériques (la panthère, le léopard), gémiques (le miroir, l’arc, l’aigle), tauriques (le tonnerre), et même béliques (l’abeille).

C’est que, tout au long de ses millénaires d’histoire, le Signe recueille et retient des symboles syncrétiques dont il n’est pas toujours le créateur mais sans lesquels il n’aurait pu survivre. Léda est mariée ; mythiquement pourtant elle est une Vierge, puisque Zeus se transforme en cygne pour la séduire. En effet, « le cygne en littérature est un ersatz de la femme nue. C’est la nudité permise, c’est la blancheur immaculée et cependant ostensible »[1] ; c’est en fait la Virginité, par opposition à la Fécondité, nécessairement secrète ; et tous les ésotéristes connaissent cette identification de la Vierge avec le Cygne (ou la Licorne, également blanche, ou le Sphinx, à cause du « seuil étroit »).

Les Chinois symbolisent la Vierge par le mouton (laine blanche) et nous retrouvons cette blancheur et ce caractère bucolique chez Ovide comme chez Jean l’Apocalypte, aussi bien que dans les histoires de la bergère et du prince, où la bergère est toujours vierge et le prince fils de roi, c’est-à-dire léonin.

Mais une très longue alliance de la Vierge et du Cancer, signe d’Eau (où le Cancer a gagné le symbole de la Femme-Mère), rattache aussi la Vierge au symbole du bain. A Pessinonte, Cybèle était baignée dans le Gallos une fois l’an ; à Ancyre, dans une pièce d’eau. Autre déesse vierge, Athéna était également baignée (au IIIe siècle après J.-C., il est vrai[2]). Mircéa Eliade signale à ce propos que l’immersion de la Vierge Marie renaît au XIIIe siècle de notre ère et se poursuit jusqu’à nos jours, malgré l’interdiction de l’Eglise. Virginité-blancheur-pureté : c’est un aspect du Signe ; il en est d’autres.

Etudiant dans le détail l’Apocalypse, je montrerai que le quatrième cheval (de couleur pâle) symbolise la Vierge, dont les fidèles plus tard seront vêtus de blanc et « préservés », avant d’être sauvés par le Christ. Or, Saint Jean dit que le cavalier de ce coursier se nommait la Mort et que l’Enfer le suivait[3]. L’affirmation surprend, si l’on ne voit dans le Signe que douceur et pureté, blancheur et innocence. Mais le Sphinx était rien moins que tendre, et les derniers adorateurs de la Vierge, les Crétois, les Hittites, ne l’étaient guère non plus.

Enfin, en plein « royaume » bélique, au Xe siècle avant J.-C., un peuple naissait en Anatolie, les Phrygiens, dont l’existence devait être de peu de durée : deux ou trois siècles. Selon certains commentateurs, le dernier reste des Hittites, ce peuple se reconnaissait pour fondateur le légendaire Phryxos — l’homme au Bélier — en même temps que pour divinité principale la déesse des Moissons Kybébé. Une légende mythologique nous montre le roi phrygien Midas faisant arrêter et lier l’homme qui moissonnait moins vite que lui ; puis, il lui coupait la tête et jetait son corps sur le champ. Cette légende laisse penser que les Phrygiens pratiquaient le sacrifice humain à l’occasion des récoltes, et c’est l’instant d’examiner pourquoi.



[1] GASTON BACHELARD, L’eau et les rêves.

[2] CALLIMAQUE, Hymnes.

[3] SAINT JEAN, L’Apocalypse, VI, 8.

 

Les coupeurs de têtes

Dans l’une des sépultures les plus anciennes, mise à jour près de Jéricho (à Eguam) et datée de 6800 avant J.-C., les têtes apparaissent séparées des corps avant l’inhumation. On ne doute point qu’il s’agisse d’un rite très antique, dont les archéologues ne s’expliquent pas les mobiles sacrés. Cependant, nous savons que chez les Aztèques, trois mois après la germination du maïs, une jeune fille, en qui s’incarnait la déesse du Maïs, était décapitée. Chez une tribu dravidienne du Bengale, les Khonds, la victime (volontaire), nommée le Mériah, était sacrifiée des mois — ou même des années — après son acceptation. Les morceaux ou les cendres du corps (dépecé ou incinéré) étaient alors distribués aux villages qui avaient participé à la cérémonie.

Depuis le siècle dernier, cette pratique interdite, les Khonds ont remplacé la victime volontaire par un animal, bouc ou buffle. En d’autres lieux également, on pense qu’au cours des siècles, le sacrifice humain dut céder au sacrifice animal (Taureau, Bélier) ou même végétal. Ici, on abandonne au Dieu du Sol les premières graines ou les premières gerbes. Ailleurs, la première gerbe est portée en triomphe à travers le village.

En Estonie, cette première gerbe détient un pouvoir prophétique : le dénombrement de ses grains devient un cérémonial. Au Pérou, elle est conservée toute l’année, sous le nom de « Mère du Maïs[1] ». La même croyance se retrouve chez les Arabes et chez les Slaves. A Sumatra, aux Célèbes, à Java et à Bali, on connaît la « Mère du Riz », dont on prend le même soin. Souvent, les épis recueillis sont arrangés en figure de femme ; ou bien, au contraire, une femme se costume en épi en s’affublant de paille (Danemark, Suède, Allemagne). Chez les Slaves, celui qui lie la « vieille femme » avec la dernière gerbe aura un enfant dans l’année[2]. En Vendée, récemment encore, on jetait en l’air dans une couverture la fermière elle-même, pour la vanner ainsi que le blé ; de tels petits supplices sont fréquents dans toutes les régions d’Allemagne et de Russie, où on ligote encore le sacrifié dans une gerbe. Mais ici nous délaissons les rites ancestraux, hermétiques et cruels, de la Vierge aux Epis pour retrouver le mythe gémique, assez longuement étudié. Car, aucune religion dans le monde ne s’est constituée autour de la Vierge seule depuis près de trois mille ans.



[1] MANNHARDT, Mythologische Forsubungen.

[2] MIRCEA ELIADE, Traité d’Histoire des Religions.

 

La nostalgie

Nous avons vu que les ducs chinois du Ier millénaire avant J.-C. négligèrent le recours à l’Empereur Noir (emblème : la Tortue), bien qu’ils fussent à la recherche d’un Dieu. De même, les Egyptiens semblent avoir admis, vers 1000 avant J.-C., la disparition de leur principale déesse. Au terme de violents conflits religieux, leurs prêtres, ou plutôt leurs prêtresses (de Makaré, « divine épouse d’Amon » : 1050, jusqu’aux adoratrices kouchites de Thèbes vers 700) annulèrent la virginité d’Isis, la parèrent du Croissant et en firent une simple hypostase des déesse-mères de Phénicie, puis de Carthage. L’Isis que la République romaine recevra au second siècle avant J.-C. sera également une déesse-mère. Mais, durant le même temps, bizarrement, les Grecs continuaient de vénérer le souvenir de la Vierge[1].

Ce fut, à Eleusis, l’essentiel des Mystères qui se célébraient le jour où l’étoile Spica (l’Epi) se levait au matin (lever héliaque). Personne ne sait exactement en quoi ils consistaient, sinon que la préservation de la vitalité d’un épi, enfermé dans un lieu clos, y présentait un caractère sacré[2]. Mais, ici encore, la légende nous est un sûr recours.

En effet, la Vierge perdue, Perséphone, a été enlevée par Hadès, Dieu des enfers, et sa disparition a eu pour l’humanité entière de catastrophiques effets : mort des plantes, sécheresse des sols, etc.[3]. La Mère de Perséphone, Déméter, supplie en vain le Dieu du Soleil Hélios de lui rendre sa fille. Délégué par Hélios pour résoudre cette affaire, Mercure-Hermès (planète privilégiée de la Vierge et des Gémeaux) se contente d’argumenter avec beaucoup d’esprit : les plantes renaîtront au printemps suivant, dit-il en substance, la disparition de Perséphone n’est qu’un sommeil hivernal qu’il ne convient pas de prendre au tragique.

Déméter n’est pas convaincue — et l’on peut croire que les servants nostalgiques de la Vierge Perdue ne l’étaient pas davantage. Pour Cybèle comme pour eux, la fin de la Grande Année de la Vierge pouvait se comparer mais non s’identifier à la fin d’une saison. Déméter poursuit donc ses recherches et ses clameurs ; et c’est une longue odyssée qui la mène des dieux chez les hommes, soit qu’elle change en lézard un jeune paysan injurieux, soit qu’elle s’éprenne du laboureur Triptolème et le charge de parcourir la terre (sur un char que traîne un dragon) afin d’enseigner aux hommes la notion et l’art des semailles, ainsi que l’accord entre l’instinct, l’esprit et le cœur, où réside la vraie Justice.

A ce stade de son évolution, Déméter-Cérès se confond avec Cérès-Thesmophore, la Législatrice, et Perséphone avec une autre Vierge Perdue, Astrée, fille de Thémis[4].

Comme après l’agonie du Lion, en nos XVe et XVIe siècles, ce qui doit nous frapper ici, c’est d’une part la volonté clairement affirmée des hommes de sauvegarder le mythe et la légende dans l’espoir de ressusciter le dieu mort ; et, d’autre part, leur impuissance et leur échec. Au Ier siècle avant J.-C., la Vierge s’est fondue dans les Gémeaux (rites agraires), dans le Cancer (Déméter, Isis), dans les déesses béliques de la Justice ; en tant que Symbole caractérisé, elle n’existe plus ; ses cultes sont devenus ésotériques, lorsqu’ils ne sont pas abolis ; ses figurations — le Sphinx ou le Dragon — sont détournées de leur sens ; ses pratiques sont supprimées. Si elle renaît enfin, dans le christianisme, dans le mithraïsme (Mithra naît d’une Vierge) ou dans le bouddhisme chinois (Kouan-yin), elle n’y sera plus que la trace d’une divinité disparue, le Seuil de la religion nouvelle, l’intermédiaire entre deux Signes : son caractère sacré ne viendra plus d’elle-même, mais de son Fils, dont le Triomphe la sanctifiera.



[1] « A constater la permanence des symboles et la place prééminente occupée par Kubula-Cybèle… on peut se demander si les grands cultes anatoliens de l’époque gréco-romaine ne sont pas l’aboutissement des vieux cultes hittites. » (RENE DUSSAUD, Les Religions des Hittites et des Hourrites, « Mana », Presses Universitaires.

[2] LUCAIN, La Pharsale — APULEE, L’âne d’or.

[3] La Vierge de Colchide, Médée, renaissait également des Enfers.

[4] « Même Astrée, la dernière Vierge, a fui la terre ensanglantée ». OVIDE, Métamorphoses.

 

Tableau comparatif

A cette agonie survivent, ici, le syncrétisme phrygien (IXe – VIIe siècles avant J.-C.), là le syncrétisme inca (XIIIe – XVIe siècles après J.-C.), le premier essentiellement bélique et léonin, le second rattaché aux Poissons (Pachacamac) et au Cancer (Viracocha). Puis, une ardente nostalgie s’efforce de sauvegarder les mythes à défaut des dieux : ici, dans les Mystères d’Eleusis, dans les légendes de Perséphone et d’Astrée ; là, dans les fêtes des Parsis, dans les sectes occultes et les traces littéraires que nous avons dites[1].

Il reste cependant que ces traces littéraires et ces groupements occultes sont de bien faibles survivances des mythes solaires, au regard du troublant désespoir avec lequel les Egyptiens, les Phrygiens, les Mayas, les Grecs et les Romains eux-mêmes accueillirent la disparition de la Vierge et en portèrent le deuil tout au long du Ier millénaire avant J.-C. Cette différence indéniable suggère une explication, qui serait en soi une intéressante hypothèse.



[1] Les dernières prétentions de rétablir socialement le culte des dieux morts furent, pour la Vierge, celles des Antiochos (223-187 et 172-164 avant J.-C.) ; pour les mythes solaires, celle des Nazis (1929-1945).

 

La grotte et l’épi

Dans l’Apocalypse de Jean, immédiatement après l’apparition du 4ème cheval (4ème sceau), les servants de la Vierge sont vêtus de blanc et gardés en réserve « jusqu’à ce que fût complété le nombre de leurs frères, qui devaient mourir avec eux » (5ème sceau). Alors, « il se fit un grand tremblement de terre, le soleil noircit, la lune s’ensanglanta, les étoiles tombèrent, le ciel se retira comme un livre qu’on roule… Et les rois et les grands, les riches, les puissants, les hommes libres, les esclaves se cachèrent dans les cavernes et dirent aux montagnes : « Refermez-vous, dérobez-nous à la face du Seigneur, car voici venu le jour de sa colère, et qui peut subsister[1] ».

Plus brièvement, une très ancienne légende chimu dit qu’autrefois les hommes vivaient « dans l’obscurité » et « Manco-Capac, ses frères et ses sœurs, se vantaient d’être sortis de Pacari-Tamba, la caverne du devenir, le premier jour où le soleil avait repris sa place dans le ciel[2] ».

Le tableau des concordances nous donne les dates suivantes :

Eveil de la Vierge : 13100 – 12700,

Royaume de la Vierge : 12100 – 11600,

Fin de l’ère de la Vierge : 10950,

Fin de la religion-mère : 8700 – 8300.

 

Eveil du Lion : 10950 – 10550,

Royaume du Lion : 9950 – 9450,

Fin de l’ère du Lion : 8800,

Fin de la religion-mère : 6550 – 6150.

 

Et n’importe quel manuel de géologie nous enseigne que la dernière glaciation (Würm final) s’est étendue de 12000 à 8850, selon le tableau suivant :

Il apparaît que l’ère de la Vierge (13100 – 10950) correspond sensiblement aux deux premières phases de la glaciation et que son « royaume » se situe à la veille de l’oscillation de Bölling, qui dut en marquer le point culminant. On pourrait penser, alors, que l’Age d’Or des écrivains grecs recouvre une réalité, puisqu’il nous suffirait pour l’inclure dans l’Histoire de le dater de cette période qui précéda la destruction glaciaire.

La soudaineté de la catastrophe nous est d’autre part affirmée, tout à la fois, par la légende et par la science. Dans les Avesta, les Arvas fuient vainement l’avance épouvantable des glaces, tandis que des mammouths sibériens ont été retrouvés gelés vifs, la panse pleine des végétaux qu’ils n’avaient pas fini de digérer.

Dans Hésiode, l’Age d’Or est décrit comme un temps où les lois n’existaient pas, où nul outil ne forçait la terre, qui produisait d’elle-même ses fruits. Ici encore, les recherches scientifiques ne démentent pas la légende, et nous savons maintenant qu’une espèce de blé sauvage (Triticum dicoccoïdes), antérieure à l’agriculture « sèche » des Gémeaux, était parfaitement comestible[3]. Bien mieux : nous n’ignorons plus qu’à l’encontre d’autres végétaux, le blé peut conserver sa valeur nutritive pendant des millénaires (ainsi que l’ont prouvé la découverte et l’examen de certaines réserves mortuaires).

N’est-il pas à supposer que le présent de la Vierge à l’humanité put être cette conservation d’une espèce de céréale sauvage pendant la dernière glaciation de Würm ? On sous-entend tout ce que cela suppose : la volonté de survivre, la prévision de la catastrophe, l’organisation de refuges et de réserves, l’institution de sanctions rigoureuses et cruelles. Mais, à ce prix, l’homo sapiens aurait survécu au fléau et, pour la première fois peut-être, une espèce vivante évoluée aurait franchi le cap mortel des glaciations.

Ainsi s’expliquerait tout ensemble l’universelle association de l’Epi et de la constellation de la Vierge, les Mystères d’Eleusis et l’urne de Pandore[4], le titre générique de Déesses des Moissons donné aux déesses-vierges et le souvenir tenace des grottes où l’homme parvint à subsister.

La caverne du devenir de la légende inca et les grottes de l’Apocalypse seraient alors à prendre dans un sens littéral, que viennent confirmer les fouilles d’Asie Centrale et de Palestine, ainsi que la thèse archéologique selon laquelle, au VIIIe millénaire avant J.-C., des peuplades (mal rassurées) vivaient encore dans des cavernes et des abris sous roche.

Mythiquement, le souvenir de la Vierge enfermée, « prisonnière de sa maison », a pu donner naissance à l’emblème de la Tortue, connu dans l’Inde (3ème mue de Vichnou), en Chine (culte de l’Empereur Noir) et en Crète, où cet animal était l’une des représentations de la déesse Britomartis.

Au même ordre de souvenir mythique s’apparenteraient les grottes où « devaient » s’accomplir les Mystères de Perséphone, d’Isis et de Cybèle, ainsi que le mythe de la grotte où le Saoshyant perse allait naître d’une Vierge, où le Jésus de Saint Luc naît de la Vierge Marie.

D’autre part, la nécessaire prévision de la catastrophe (sans laquelle le salut n’eût pas été possible) aurait doté la Vierge — sur dix mille ans — de la constante vertu prophétique qu’on lui voit. Les souverains chinois du IIIe millénaire tiraient connaissance de l’avenir à partir de la carapace de la Tortue ou des os du Mouton (et notre jeu des osselets est sans doute un vestige d’une pratique analogue). Isis prophétisait comme la Vierge de Delphes ; également, les Vierges Vestales à Rome, les Vierges Aclla au Pérou…

Enfin, la survie nostalgique de la Déesse, apparemment plus tenace et plus fervente aux premiers siècles avant J.-C. que la nostalgie du Roi à notre époque, s’expliquerait de même aisément ; car on peut croire que les créations solaires : l’élevage du cheval, l’invention de la roue, l’institution de la royauté, pour importantes qu’elles fussent, n’ont pas égalé dans le souvenir des hommes l’incomparable bienfait que fut la préservation de l’humanité pendant les dernières glaciations.



[1] L’Apocalypse, VI, II-17.

[2] CRISTOBAL DE MOLINA, Ritos y Fabulas des los Incas.

[3] PEAKE, The origins of agriculture.

[4] L’urne d’où s’échappent les sept fléaux meurtriers et où demeure l’espérance. A Eleusis, de même, un réceptacle clos contenait l’épi.

 

Jean-Charles Pichon 1963

 

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