IV
LE REVEIL DU TAUREAU
L’histoire de la religion taurique, en Sumer puis à Babylone, nous avait laissé croire qu’une religion s’achevait au terme de quatre mille ans. Parce qu’elle nous a permis de remonter plus haut dans le temps (jusqu’à 7000 avant J.-C.), l’histoire des Gémeaux nous révèle qu’il n’en est rien ; ou que, du moins, cette « mort » du cinquième millénaire peut n’être que provisoire, une sorte de « crépuscule », d’où la tradition mythique renaîtrait, encore vivante et créatrice.
Néanmoins, elle renaît différente, moins pure, liée à d’autres traditions, qui la déforment ou la colorent d’une manière inattendue, en sorte qu’elle ne se laisse pas aisément distinguer parmi d’autres panthéons ou syncrétismes. Un certain recul est nécessaire pour la reconnaître, la suivre au fil des millénaires. En ce qui concerne les Gémeaux, le recul est à peine suffisant : il laisse apparaître une seule mutation, que d’autres pourront suivre. En ce qui concerne le Taureau, le recul est presque nul.
Dans l’hypothèse, pourtant, où l’éternel retour régit le rythme des métamorphoses comme il régit le rythme de la marche au « royaume », l’histoire des Gémeaux nous enseigne que six ou sept siècles de « sommeil » ou d’absence s’écoulent entre la fin de la religion-mère et sa première mutation.
En ce cas, ce ne serait pas avant le 6ème ou même le 7ème siècle de notre ère que nous devrions trouver trace d’une ou de plusieurs mues tauriques. Effectivement, du 1er siècle avant J.-C. jusqu’au 3ème siècle après J.-C., le Taureau disparaît du monde entier (des panthéons grecs et indiens eux-mêmes) ; c’est l’époque où Babylone se laïcise, où, en Egypte, Sérapis remplace Apis, où les légions romaines rejettent l’emblème du Minotaure. Mais, dès le 4ème siècle après J.-C., le dieu ressuscite, timidement d’abord, à Doura-Europos sous le nom de Zeus-Kyrios[1] et sous le nom de Zeus-Belos (Bôl) à Palmyre[2], dieux primitivement solaires, assimilés tardivement au Bel babylonien ; ou bien, sous les nouvelles dynasties sassanides, en Perse, comme victime sacrée du dieu solaire Mithra.
Mais, victime en Iran, le Taureau se confond encore, en Jordanie et en Transjordanie, avec le dieu-serpent, le dieu-lune ou le dieu solaire, de sorte qu’il n’y a là que l’ébauche d’un réveil, nullement une nouvelle religion. Plus intéressante serait la mention, chez les Nabatéens (arabes de Transjordanie) d’un dieu secondaire, Dusarès, identifié à Dionysos. Saint Epiphane rattache ce dieu au Mithra perse en le faisant naître un 25 décembre de la vierge Ka’abou. Adoré sous la forme d’une pierre noire, il sera plus tard rapproché de l’Allah musulman, et le nom Ka’abou de la Ka’aba de la Mecque. En fait, « les noms propres nabatéens attestent que le dieu Allah était vénéré chez eux, tout comme chez les Palmyréniens, mais ce ne sont que les inscriptions safaïtiques qui fournissent ce nom divin à l’état isolé ».[3]
Vers le même temps, le panthéon indien récupère l’ancien Taureau. Après un « sommeil » de quelques siècles, la religion nouvelle, le bouddhisme, l’accueille comme une incarnation de Bouddha : Krishna, le dieu joueur, le jeune dieu bouvier aimé des vachères.
Comme le héros taurique Hercule, Krishna étrangle, enfant, le serpent Kâliya, qui l’étouffait de ses anneaux ; comme Gilgamesh, il triomphe d’un démon (Arishta) et de Çiva lui-même, l’ancien dieu taurique, dont il est seul à pouvoir bander l’arc. Il faut noter cependant que les dieux solaires de même (Indra, Odin, Osiris) combattent le Serpent. D’autre part, dans la mesure où Çiva, précisément, est dieu-taureau, la victoire de Krishna sur lui ferait du jeune dieu un mythe solaire plutôt que taurique. Nous verrons qu’également Krishna banda l’arc d’Indra, et que de nombreux traits le rattachent au cycle léonin (solaire), si bien qu’il se présente comme un mythe ambigu.
En fait, il faut attendre le 6ème siècle pour qu’une religion s’impose en Inde, sinon nouvelle, du moins fondée sur un syncrétisme nouveau : l’hindouisme. Née dans les derniers siècles du Taureau (vers 250 avant J.-C.) et probablement suscitée par les conquêtes d’Alexandre, fidèle servant de Mardouk, cette religion n’avait d’abord connu qu’une audience limitée avant de se fondre dans le bouddhisme et de se présenter comme un « catalogue » des mues du Bouddha. Sous l’impulsion du mouvement « bhakti »[4], elle devait renaître avec un tout autre caractère, et l’ancien dieu Çiva y revêtir une importance croissante, jusqu’à « coiffer » et supplanter toutes les autres divinités védiques.
[1] Franz CUMONT : Fouilles de Doura-Europos, Paris, 1920.
[2] SEYRIG : Syria, XIV, 1932.
[3] René DUSSAUD, opus cité.
[4] Dont le livre essentiel, la « Bhagavad-Gîta » (le chant du bienheureux), est communément daté du 3ème ou du 4ème siècle après J.-C.
Çiva
Dans l’iconographie moderne de l’Inde du Sud, Çiva se présente avec son épouse Parvati (une des mues de l’énergie cosmique) sous l’aspect d’un couple divin monté sur le taureau Naudin. En l’ancien dieu ressuscité se retrouvent tous les attributs du mythe primordial : le membre viril et la double corne. Sous cet aspect, il est redevenu Indra-Çiva, c’est-à-dire l’Enkil sumérien, et les hymnes qui le chantent ont l’accent que nous avons entendu vibrer dans le Livre de la Création :
« Quand tu danses pour la conservation du monde, la terre battue par tes pieds tremble comme sur le point de périr, le ciel est pris de vertige, l’armée des planètes est détournée (de sa marche) par le mouvement de tes bras et le firmament, que touche ta coiffure, est prêt à s’écrouler — tant paraît contradictoire ta puissance, toujours d’accord avec elle-même, O Toi qui es au-delà de tout et qui renfermes tout ! »[1]
Aux débuts de l’hindouisme, Çiva n’était qu’une mue de Vichnou, le dieu suprême, l’Essence de l’Univers ; par la suite, il se confondit avec le Maître des Dieux. En Indochine (empire Khmer), dès le 7ème ou le 8ème siècle, le couple Vichnou-Çiva formait le dieu unique Harihara. En Inde même, au 13ème siècle, Çiva était nommé « Vichnou plus que Vichnou » : « Les âges où se succèdent plusieurs millions de dieux dans le ciel, où plusieurs Brahmâ meurent et où Vichnou lui-même cesse d’être ne sont qu’un des moments de Çiva. »[2]
Tous les dieux, dira-t-on, se retrouvent dans l’Inde ! C’est vrai, et nous verrons pourquoi. Il est également vrai qu’aucun de ces dieux ne s’arrache au « cycle des années », dont il est le captif, assez longtemps pour que l’observateur occidental puisse l’isoler nettement de ses rivaux : les dieux morts sont toujours sur le point de renaître ; renaissants, de mourir. Pour ces raisons, il faut chercher ailleurs qu’en Inde l’équivalent de ce que fut la survie gémique en Achaïe puis en Grèce.
[1] Cité par René GROUSSET : Les religions d’Orient.
[2] Le grand théologien de cette période fut l’Indien Ramanuja, qui vécut aux 12ème et 13ème siècles. De la même époque sont datés les Bhagavatas.
Le Croissant
Les plus anciens vestiges de la « mue achéenne » remontent en fait bien au-delà de cette mue elle-même, jusqu’au royaume de Kish (entre 3200 et 2800 avant J.-C.), dont nous savons que l’un des dieux fut l’Etre aux deux lions, Gish-Zi-da, le futur dieu de Lagash.
Créé à cette époque et en ce lieu, le syncrétisme hérétique « lion-gémeaux » se retrouverait mille ans plus tard dans la capitale du roi Goudéa, puis à Mycènes, la ville préhellénique et jusque dans la ville philistine Hazor. Le Taureau, puis le Bélier s’y ajouteraient sans détruire le thème gémique et solaire dont Castor et Pollux demeurent l’illustration légendaire et l’Aigle Double l’emblème.
Cette croyance commune nous a conduits à découvrir un lien entre les Goutéens (2200-2000), les Peuples de la Mer (1400-1200), les Philistins (1200-1000) et, pour finir, les Athéniens et les Spartiates ; de même, d’autres croyances communes rattachent des peuples qu’à première vue on ne songerait pas à rapprocher. Elles concernent toutes un syncrétisme du Cancer (la Grande Mère, le Lune) et du Taureau, El ou Hadad, connu de tous les peuples de la Méditerranée dès le 2ème millénaire. En effet, le dieu babylonien de la lune, Sin, était appelé « le puissant veau d’Enlil » et Nannar, le dieu lunaire d’Our : « le puissant taureau du ciel, fils le plus remarquable d’Enlil. » Dans l’Egypte du Moyen Empire, la divinité de la lune était également dite « le taureau des étoiles ».[1]
Le symbole parlant en était le croissant, que le Livre des Juges nous montre porté par les Ammonites, ennemis des Hébreux[2], et que nous voyons tout au long du 1er millénaire, décorant le front d’Isis, la déesse égyptienne, d’Ishtar, la déesse assyrienne, d’Ashtar, la déesse phénicienne, et de la déesse carthaginoise Tanit. Le croissant d’une part évoque la lune, d’autre part les cornes du taureau.[3]
Or, l’hérésie éléphantine, aux premiers siècles avant J.-C., consistait en une alliance de ce dieu « Cancer-Taureau » et du bélier bethélien, sous le nom de Bethel, Harambethel, Ashûmbethel et de la déesse lunaire Anat, comme l’hérésie de Lagash, sous Goudéa, avait consisté en un syncrétisme du dieu « Lion-Gémeaux » et du Taureau d’Ourouk.
Ce parallélisme conduit tout naturellement à rechercher une équivalence à la renaissance des Gémeaux (vers 1500 avant J.-C., à Mycènes) dans une renaissance probable du Taureau qui se serait située 2150 ans plus tard, vers 600-650 de notre ère, et aurait recueilli à la fois le Croissant (lune-taureau) et le Bélier.
On en trouve sans peine la trace. Imprégnée de l’esprit biblique et symbolisée par le Croissant même, cette religion existe. Son origine, l’Hégire, est datée de 622.
A ce premier lien entre Bethel et la Mecque, s’ajoute un autre symbole permanent : la Pierre Noire, déjà connue des Phrygiens et adorée à Pessinonte comme une image aniconique de la Grande Mère.[4]
Une autre pierre noire avait été l’autel du culte hérétique de Bethel (où, nous le savons, vécurent les Hétéens, premiers occupants du royaume bélique de Colchide) ; plus exactement, Bethel était cette pierre même. Après son rêve prophétique, « s’étant levé de bon matin, Jacob prit la pierre (dont il avait fait son chevet), la dressa pour monument et versa de l’huile sur son sommet. Il nomma ce lieu Bethel, car primitivement la ville s’appelait Luz. »[5]
Or, cette pierre bethélienne (multipliée) allait demeurer un objet de culte pour les arabes nabatéens de la Transjordanie et les Safaïtes de l’est du Hauran. En Nabatène, le bétyle sacré deviendrait le support du dieu Dusarès (identifié à Dionysos), fils de la Vierge Mère Ka’abou[6], cependant qu’à Chypre, dans le port de Bapho, sous forme d’une Pierre Noire on adorait la déesse lunaire.
Quand Mahomet se dresse, à la fin du 6ème siècle, « les tribus arabes sont encore plongées dans une idolâtrie dont le culte de la Pierre Noire, à la Ka’aba de la Mecque, donne la mesure ».[7] Mahomet ne pouvait ignorer le sens de cette « idolâtrie ». Loin de la combattre, pourtant, il l’utilise : c’est de la Pierre Noire de la Ka’aba qu’il s’élève et disparaît aux yeux des hommes, ravi en Dieu…
Ce dieu lui-même, Allah, n’est autre que l’Aleph de la Torah et de la Cabbale juive (idéogramme du Taureau) en même temps que l’El phrygien et ammonite (taurique et lunaire à la fois), comme le Zeus primitif des Grecs avait été, tout à la fois, le dieu du tonnerre et de la foudre, époux de la Grande Fécondatrice et le Maître de l’Aigle, le père d’un des Dioscures.
[1] Mircéa ELIADE : Traité d’Histoire des Religions.
[2] Livre des Juges, VIII, 21-26.
[3] Mis en lumière par MENGHIN (cité par Mircéa ELIADE).
[4] En 205 avant J.-C., Attale, cédant au désir des Romains de posséder la Mère des Dieux, la fit livrer à Rome, où la Pierre fut installée sur le Palatin.
[5] Genèse, XXVIII, 18-19.
[6] René DUSSAUD, opus cité.
[7] René GROUSSET : Les Civilisations d’Orient.
Le Coran
Ainsi, le dieu : Allah, le culte secret : la Pierre Noire et le symbole : le Croissant rattachent triplement l’Islam à l’ancienne religion taurique. Mais l’aveu le plus clair de cette filiation est le Coran même, dont le chapitre premier (7 versets) n’est qu’une invocation au Souverain Dieu et le chapitre II (286 versets) s’intitule La Vache.
Quatre versets en sont particulièrement significatifs :
67 — « Lorsque vous mîtes un homme à mort, et que ce meurtre était l’objet de vos disputes, Dieu produisit au grand jour ce que vous cachiez.
68 — Nous commandâmes de frapper le mort avec un des membres de la vache ; c’est ainsi que Dieu ressuscite les morts et fait briller à vos yeux ses merveilles, afin que vous compreniez.
69 — Après ce miracle, vos cœurs opiniâtres devinrent plus durs que les pierres ; car à la voix du Très-Haut, le rocher se fendit, et de ses flancs entrouverts coulèrent des ruisseaux. Mais le Tout-Puissant ne néglige pas vos actions.
70 — Prétendez-vous, ô musulmans ! que les juifs aient votre croyance ? Tandis qu’ils écoutaient la parole de Dieu, une partie d’entre eux en corrompaient le sens, après l’avoir comprise. Et ils le savaient ! »
Or, cette légende de la vache qui ressuscite les morts (rapportée d’autre part par Abulfeda) repose, en fait, sur l’épisode du Pentateuque où Dieu commande à Moïse d’immoler une vache rousse, sans tache et qui n’a pas porté le joug — mais, dans la Bible, il ne s’agit que d’une « victime d’expiation ».
L’affabulation est évidente. Non moins, la mauvaise foi avec laquelle Mahomet, tout au long du Coran, parle avec complaisance de « l’hérésie » du père d’Abraham, Azar, et de la condamnation par Moïse des adorateurs du Veau[1], alors que le Livre inspiré ne fait aucune mention du mythe du Bélier, infiniment plus important aux yeux des juifs (sacrifice d’Abraham, sacrifice des Béliers, toison préservée de la rosée, bélier du Temple, etc.).
De même, Mahomet honore les prophètes : Abraham, Jacob et Moïse, mais tout autant — et peut-être plus — les Précurseurs : Noé, Hénoch (créateur de l’écriture et de l’astrologie), Hod le prophète, Locman, l’Esope sémite, tous contemporains de Sumer ; les Madianites hérétiques (Chaïd ou Jetro, le beau-père de Moïse, VII, 83-91) ; les Génies, qui furent à Ninive (LXXII) et le premier homme et la première femme, Adam et Hève, que l’historien Abulfeda fait vivre au 6ème millénaire avant J.-C.
A la postérité d’Abel, les musulmans opposent celle de Cabel, le « premier », qu’ils se refusent à nommer Caïn, le « traître » et à rejeter d’entre les hommes. Dieu charge un corbeau de lui enseigner la manière d’enterrer son frère. « Malheureux suis-je, s’écrie le meurtrier, de ne pas pouvoir creuser la terre comme ce corbeau, pour y cacher les tristes restes de mon frère ! Il se livre au repentir. » (Coran, V, 34).
Par-delà l’enseignement de la Bible, qu’ils ne voulaient pas rejeter, ce que les musulmans cherchaient à retrouver c’était l’enseignement de Warka et de Kish. Et ils le retrouvèrent, intact.
L’appétit de jouissance — gastronomique, sexuelle, guerrière — qui caractérisait l’esprit sumérien demeure le trait le plus marquant des renaissances tauriques, tel que le dessinent aussi bien Les Mille et Une Nuits que les Soutra. Le Fatalisme illimité et l’exigence de l’Honneur établissent, en Islam comme en Chaldée, une contradiction permanente, tandis que les sciences arabes, algèbre, astrologie, rejoignent directement les préoccupations de l’antique Babylone. Seul, le Taureau Mardouk ne sera jamais recréé, parce qu’en ses mues le dieu se défigure.
[1] Dans le Veau d’Or même, les mahométans voyaient autre chose qu’une simple idole. La poussière que foulait le cheval de l’ange Gabriel donnait la vie. Fabriqué avec cette poussière d’or, le Veau mugissait et vivait (Coran, XX, 96-97).
La concordance
Sur le plan strictement religieux où je veux me placer, les concordances temporelles ne sont pas aisées à établir, entre la mue achéenne et la mue mahométane ; assez nombreuses et significatives pour qu’il suffise de présenter synoptiquement les deux évolutions parallèles (en renvoyant aux livres spécialisés ceux qui s’intéresseraient particulièrement aux problèmes de l’Islam).
C’est encore Oswald Spengler qui a le plus clairement établi un parallélisme évident entre, d’une part, l’orphisme primitif des Achéens, puis la formation d’une conception mathématique du Cosmos chez les Grecs, pour aboutir au stoïcisme hellénistico-romain