LE ROYAUME ET LES PROPHETES : TROISIEME PARTIE – 1 –

TROISIEME PARTIE

LE TEMPS

D’APPRENDRE A VIVRE

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

I

L’ATTENTE DU DIEU

 

Brusquement, un objet nouveau est là : à Tell Halaf, à Tell Ubaid, sur les bords de l’Indus : une tête de taureau ciselée. Dans l’Egypte des premières dynasties thinites ou sur les bords de la Mer Noire : la marque ou la légende d’un bélier d’or. Ce n’est pas encore le dieu et nul ne sait son nom; nul patriarche, nul prophète n’est venu instituer le rite essentiel : le passage par la mort ou la circoncision. Mais quelque chose est là — qui demande à naître : le Signe de l’ère nouvelle, et cette apparition frappe assez les esprits pour que des œuvres, céramiques, sculptures, poèmes, en portent témoignage pour des siècles.

Or, le temps où paraît le Signe est beaucoup plus ancien qu’on ne le croit d’ordinaire. Nous n’avons aucune trace de la religion taurique de Warka et d’Eridou avant les derniers siècles du quatrième millénaire et les Egyptiens ne dataient l’ère nouvelle que du cinquième : 4236. Mais l’archéologie recule à 4700-4800 les vestiges tauriques découverts à Ubaid et Arpachiya.

Pareillement, nous n’avons pas de preuve certaine d’une religion bélique antérieure à 2100-2000 avant J.-C. (époque où le clan d’Abraham quitte Our), mais Manéthon nous parle d’un « dieu-bélier » contemporain de la deuxième dynastie thinite (vers 2800) et toute une tradition hébraïque (reprise par Joachim de Flore) faisait remonter à cette date le premier « Sémite » : Adam.

Le même Joachim de Flore supposait également à la religion chrétienne une période d’incubation de neuf siècles : d’Elie au Christ, et c’est bien au lendemain du schisme d’Israël que commencèrent de prêcher les prophètes hébreux annonciateurs de l’ère nouvelle. Cependant, l’apparition du signe des Poissons est sans doute plus tardive.

Les deux premières légendes où ce symbole paraît sont, dans la Bible, le récit des aventures de Tobie, fils de Tobie; dans l’histoire grecque, l’anecdote de Pythagore et de Polycrate, Tyran de Samos. Le poisson de Tobie rend la vue aux aveugles, son foie chasse les démons; le poisson de Polycrate rapporte l’anneau d’or que le tyran avait jeté dans la mer.

Cette dernière anecdote doit être, selon Strabon, datée d’avant 532; elle ne saurait être antérieure à 560 ou 570. Quant à l’aventure de Tobie, elle se situe, selon l’auteur biblique, après le meurtre de Sennachérib, roi d’Assyrie (681) et ne saurait être postérieure à 650. De sorte que les deux textes indiquent pour l’apparition du Poisson sauveur les dates 650-570[1].

2150 ans plus tôt, nous retrouvons la date donnée par Manéthon pour l’apparition du Bélier : 2800. Et, de nouveau, 2150 ans plus tôt, pour l’apparition du Taureau, la date de 4950, que l’archéologie ne dément pas.

Dans l’autre sens, 2150 ans après Tobie le fils, nous sommes au début de la Renaissance, exactement en 1500 (alors que les cabbalistes donnaient 1490-92, ainsi que nous l’avons vu). C’est l’époque où, dans notre ère, s’exprime pour la première fois le besoin forcené d’un « esprit nouveau », où Léonard de Vinci donne des ailes à l’homme, où l’astronomie renaît, où ces navigateurs : Christophe Colomb, Vespuce, Magellan, etc. font, en quarante ans, de notre planète, un monde circonscrit.

C’est également l’époque où de nombreux écrivains, de Nicolas de Cues jusqu’à Fénelon[2] : Nostradamus, Vanini, Browne, Voiture, etc., ne craignent pas d’avouer leur foi en l’éternel retour.

Le futur esprit (du Verseau) ne s’y exprime pas plus clairement qu’aux temps de Tobie et de Polycrate la symbolique des Poissons. Mais nous ne saurions nous en étonner, alors que, quatre siècles plus tard, aucun homme n’est encore capable de définir cet esprit. A peine commençons-nous de comprendre le sens de ces terribles révoltes et de ces mouvements ardents du 15ème siècle, qui, de l’Angleterre à la Pologne, allaient faire naître la double idée d’une égalisation sociale et de la suppression de la propriété[3].

Quant à ces mots très singuliers que laisseront tomber les plus grands hommes du temps : Descartes, « pour sortir de l’erreur, y persévérer, comme, perdu dans une forêt, pour en sortir, on marche devant soi »; Cromwell, « poursuivre sa route, quoi qu’il arrive, est le moyen d’aller quelque part »; Richelieu, « approcher de son but, comme les rameurs, en lui tournant le dos », personne, jusqu’à Frédéric Nietzsche, n’avait osé les ramasser — pour les incorporer dans une vision nouvelle du monde.


[1] Cependant Diodore (II, 4, 2) donne pour date à l’apparition de la déesse d’Ascalon (la future Atargatis syrienne) le 8ème siècle avant J.-C.; et le bas-relief d’er-Roumman qui montre le Taureau surmonté d’un poisson daterait de cette époque.

[2] « Ce qui se passe a été et sera », FENELON, Traité de l’existence de Dieu, II, 2.

[3] Ceux que cet aspect de la question intéresse pourront lire avec profit Les fanatiques de l’Apocalypse, de Norman COHN, Dossier des Lettres Nouvelles, 1962.

 

Les empires combattants

Laissons donc pour l’instant les prémices du Verseau : le fruit n’est pas mûr. Revenons à ces âges que nous connaissons mieux, parce qu’ils sont moins proches de nous.

Le trouble éveil d’une mystique nouvelle s’accompagne, nous le savons maintenant, d’un retour féroce au pire dogmatisme, qui tend à détruire le plant en son germe. Trois siècles s’ouvrent alors, que deux mots caractérisent : l’argutie et la guerre. Je ne reviendrai pas sur les épreuves de Sumer de 2400 à 2000, ni sur celles de Juda sous les Babyloniens et sous les Perses. Je ne mentionnerai pas, une fois encore, l’hérésie triomphante et les combats sans fin que la religion doit livrer pour sa survie. Mais je voudrais attirer l’attention du lecteur sur une concordance plus frappante peut-être, parce qu’elle ne s’applique plus seulement à l’Etat, au Royaume, à l’Empire religieux, mais à l’ensemble des nations touchées par lui.

Autour de Sumer, vers 2400, que voyons-nous?

1° Un vaste empire agonisant, dont la religion et les meurs nous sont fort mal connues, dont nous découvrons peu à peu les vestiges à Jéricho, à Troie, dans toute la Turquie : la mystérieuse Anatolie. Elle disparaît vers 2300-2200, sous la poussée hittite.

2° Un empire en état de crise, déjà vieux de plusieurs millénaires : l’Egypte.

3° Trois grands peuples en expansion : les Elamites, dont les origines sont anciennes et qui renaissent d’une nuit de mille ans; les Hittites, dont on pense qu’ils surgissent des steppes; les Akkadiens enfin, ancêtres des Assyriens, qui, de 2400 à 2100, établissent un empire éclatant mais éphémère.

Puis, une multitude de peuples et de royaumes, dont nous ne connaissons guère que les noms : les Oumman-Manda, qui envahissent la Sumérie vers 2000 (Anatoliens peut-être, fuyant l’Hittite); les Goutéens, qui dominent Sumer un siècle plus tôt et provoquent la chute d’            Agadé (la capitale d’Akkad) avant de se réfugier aux « pays de la mer »; les Amorites enfin et autres Sémites, qui achèveront vers 1980 la désagrégation de l’Empire d’Our.

Autour de Jérusalem, qui renaît sous la tiède tutelle des Ptolémées,  vers 300 avant J.-C. :

1° Un grand empire agonisant, Babylone.

2° Un grand peuple en état de révolution et de crise : le peuple grec.

3° Trois royaumes en expansion : Carthage, Rome et la Perse, dont les Parthes vont faire un nouvel empire.

Puis, une poussière de peuples : les petits royaumes créés en Grèce, en Macédoine, en Asie Mineure, en Egypte, par les officiers d’Alexandre; les innombrables tribus barbares, qui traversent en tous sens l’Europe et qui, réunies en confédérations par Ambicatus, roi des Bituriges, ont conquis Rome (en 381) et vont s’attaquer à la Thrace, la Macédoine (280) avant d’être arrêtés par les légions[1]. Or, ces royaumes et ces Etats présentent une particularité frappante : ils sont différenciés bien moins par leurs économies et par leurs mœurs que par leurs croyances et leurs cultes :

1° Deux siècles avant J.-C., les Babyloniens (matériellement déchus) honorent le Taureau. Les cultes perses ressuscitent les symboles du Lion et des Gémeaux (Zoroastre); les cultes grecs et romains ressuscitent les religions du Cancer (la Grande Mère) et des Gémeaux (Romulus et Rémus), qu’on voit d’autre part, sous des noms divers (Ishtar, Astarté, Vénus, Atargatis, Tanit, ou bien Osiris et Seth, Castor et Pollux) adorés sur tout le pourtour de la méditerranée.

Il est à noter que le culte de la Mère, déesse-lune, déesse aux serpents, s’accompagne souvent (dans le mythe d’Isis, dans le mythe de Déméter) d’une invocation nostalgique à la Vierge, disparue depuis un millénaire en même temps que l’empire hittite et le royaume crétois. Nous verrons autre part l’étrange malentendu auquel cette nostalgie allait donner naissance.

2° De même, 2300 ans avant J.-C., l’Anatolie adore des dieux antérieurs au Taureau — probablement gémiques. Les Akkadiens reconnaissent la déesse-lune et le symbole léonin; les Elamites, le Lion; les Hittites, la déesse vierge; les Crétois, la Mère et la Vierge (Dictynna et Britomartis).

Cependant, tous les peuples du nord et de l’est, et notamment, tous les Sémites (Amorites, Amorrhéens, etc.) adorent encore ce dieu de l’Ouragan dont les rois de Babylone feront Adad, les Kassites Buriash, les Hurrites Teshub, les Cananéens Baal, tous noms qu’exprimait le signe IM.

Nous verrons que ce dieu de l’Ouragan n’est plus alors qu’une survivance, très comparable à la survivance de la Vierge aux premiers siècles avant J.-C. Mais, de même que le Christ aura besoin de la Vierge pour naître, c’est du dieu de l’orage, au double foudre ou à la double hache, que naît vers l’an 2000 le dieu d’Abraham, El.

Néanmoins, au milieu de ces dieux divers, vestiges de religions anciennes (dont certaines arrivent au bout de leur course), nous savons que le Taureau s’impose, qu’on le respecte encore en 2200, comme le Bélier au premier siècle de notre ère.



[1] En notre 19ème siècle, de même, autour de l’Eglise renaissante, mais dépouillée de toute puissance temporelle :

1° une religion qui survit : la religion juive;

2° un peuple dominé partout et qu’on put croire anéanti : les musulmans;

3° trois grandes nations au début de leur expansion (et dont peu de prophètes prévoyaient les destins) : les U.S.A., la Russie et la Chine.

Puis, une poussière d’Etats européens, nordiques ou asiatiques; sans parler de ces peuples noirs dont on commence à peine d’entrevoir l’avenir.

 

L’impatience

Alors, il y a déjà cinq siècles que le pressentiment du Symbole a fait naître ses premières légendes et que certains hommes attendent le dieu.

Ils ne l’espèrent pas dans l’oisiveté. C’est l’époque où Enki se transforma en Gish-Zi-da sous l’influence des Goutéens; où Inanina, sous l’influence des Akkadiens, devient Ishtar. Deux mille ans plus tard, en Egypte, en Arabie, renaît le culte de Béthel; dans le Vexin s’implante le Bêl Gaulois… Mais l’hérésie bientôt ne comble plus l’impatience.

En ce qui concerne le Poisson, il est probable que le mouvement créateur était parti d’Héliopolis, où les prêtres attendaient avec fébrilité le début de l’ère nouvelle. D’innombrables textes nous apprennent que tous les grands philosophes grecs tenaient à faire un temps de retraite en Egypte : ce fut le cas pour Pythagore, Platon, Aristote, Démocrite, etc.[1] Au deuxième siècle après J.-C., encore, la « confession » de Cyprien le Mage nous apportera l’écho de cet enseignement.

Ou bien l’impatience venait peut-être des Indes, que les Grecs connaissaient mieux qu’on ne croit, ou des Mages perses, sinon des juifs eux-mêmes, qu’un Strabon savait mettre à leur vraie place :

« [Les devins] nous ont fait connaître les commandements et les règles de vie issus des dieux. Tels étaient Amphiaraos, Trophonios, Orphée, Musée, et ce dieu chez les Gètes que fut Zamolxis, une sorte de pythagoricien; tels sont aujourd’hui Dékainéos, prophète près de Burbista, chez les Bosporaniens Ahiqar l’Assyrien, chez les Indiens les Gymnosophistes (Yoga), chez les Perses les Mages, les nécromants et ceux qui pratiquent la lécanomancie et l’hydromancie, chez les Assyriens les chaldéens, chez les Romains les augures tyrrhéniens. Et tels étaient Moïse et ceux qui l’ont suivi.[2]« 

D’une manière ou de l’autre, il est vrai que ces hommes se ressemblent. Entre le 5ème siècle avant J.-C. et l’avènement du Christ, mages zoroastriens, sectes de la Mer Morte, brahmanes, prêtres d’Héliopolis et d’Epidaure vivent une existence retraite, continente, dans l’unique préoccupation de recueillir les premiers effluves de la force cosmique nouvelle, afin de leur donner une forme. Cette « forme », les Grecs l’identifient au dieu de la mer, Poséidon, qui prend alors une importance grandissante dans leur panthéon; les Perses, puis les Parthes l’attendent de la réincarnation promise de Zarathoustra Saoshyant; les Indiens inventent le Bouddha; les juifs précisent l’image de leur Messie[3]. Les Egyptiens reconstruisent tous leurs temples pour y recevoir dignement le dieu innommé.

En 332, Alexandre le Grand conquiert l’Egypte; l’empire perse est anéanti; il ne reste rien des royaumes assyriens et babyloniens; tout s’effondre. C’est donc que l’heure est venue. Ptolémée Soter crée de toutes pièces ce pré-Christ que sera Sérapis, syncrétisme d’Osiris, de Zeus, d’Hadès et curieusement (mais génialement) du demi-dieu de la médecine, Asclépios, « Celui qui sauve »; cependant les prêtres persuaderont le peuple, attaché à des traditions tauriques, que le nouveau dieu n’est autre qu’Apis réincarné. Les temples qu’on lui construit : Edfou, Philae, Behbit, Esna, Mélamoud, Dendara, ne seront fermés que sept siècles plus tard (384 après J.-C.) par l’empereur chrétien Théodose.

Un peu partout des cultes se constituent au nom d’un nouveau dieu (généralement assimilé au fils d’Isis, Horus, ou au fils de Latone, Apollon). A Talmis, en Nubie, il se nomme Mandoulis[4]; à Memphis et à Delphes, Sérapis; en d’autres lieux, Titan, Makareus, Imouthès, Asklépios, Hermès ou Toth. Ici, le serpent ancestral revit : à Epidaure, Athènes, Sparte. Là, d’étranges fusions s’opèrent entre la Déesse Mère Ashtar ou Astarté, et la déesse Vierge, Anat, héritée de la déesse hittite et de l’antique déesse sumérienne Innina, que les Grecs pleurent sous le nom de Perséphone. De ces fusions, les Syriens font Atargatis, la déesse à queue de poisson.

Bien mieux : les dieux les plus étrangers au Symbole y sont rattachés d’une certaine façon, comme dans la pensée qu’ils ne peuvent subsister que sous ce masque. Un mulet (le poisson) représente soudain Artémis lunaire (à cause, dit-on, de ses couleurs diaprées); et le dauphin, autre animal marin, représente Apollon, dieu solaire, dont les symboles jamais encore ne furent liés à l’élément liquide[5]. Le Pseudo-Lucien nous apprend qu’à Hiérapolis, en Syrie, on nourrit dans un lac de nombreux poissons sacrés, tandis que Plutarque écrit : « A Sura, bourg de Lycie, des gens seraient préposés à l’étude des poissons, comme en Grèce à celle des oiseaux : la connaissance de leurs mouvements et de leurs mœurs y est une sorte de science.[6]« 

Le dieu des Poissons ne peut être que le dieu de la mer. Et c’est ainsi qu’au premier siècle encore, un Caligula, un Néron mettront tout leur orgueil « à vaincre les flots », soit par la construction d’une digue, d’un pont de bateaux, soit par le percement d’un isthme, soit, naïvement, par la cueillette des coquillages marins… Puis, on sait que le dieu sera un dieu sauveur : d’où, le prestige du « médecin » dans les petits et les grands royaumes.



[1] Sur Pythagore, voir Hippolyte (1, 2, 18) et Clément d’Alexandrie (Strom, VI, 2, 272). Démocrite aurait séjourné cinq ans en Egypte pour y apprendre l’astrologie (Diodore) : Clément le confirme (Strom, I, 15, 69, 4-6). Strabon invoque son expérience personnelle : « On nous montra la demeure de Platon et d’Eudoxe; car Eudoxe avait accompagné Platon jusqu’ici; arrivés à Héliopolis, ils s’y fixèrent et y vécurent treize ans dans la société des prêtres. Ce n’est qu’à force de patience que Platon put obtenir d’être initié par eux. » (STRABON, XVII, I, 29).

[2] STRABON (XVI, 39). Voir aussi les descriptions, assez précises, des prêtres brahmanes dans PHILOSTRATE (Apollonius de Tyane, II, 30), HIPPOLYTE (Refut., I, 24, 1-4), Dion CHRYSOSTOME (Oraisons, 49, 7).

[3] Les apocryphes judaïques concernant le Messie sont communément datés des 3ème et 2ème siècles av. J.-C.; le célèbre « songe de Daniel », de 165.

[4] A.D. NOCK: A vision of Mandulis Aon, Harv. Rev. Theo, XXVII (1934).

[5] Je veux répondre tout de suite à l’objection probable que des poissons auraient été pris comme symboles sacrés antérieurement aux premiers siècles avant le Christ. C’est ainsi que dans Symboles fondamentaux de la science sacrée, René GUENON n’hésite pas à rapprocher de l’Ichtus chrétien le poulpe ou le « poisson captif des eaux profondes ». Ces emblèmes, dont nous parlerons le moment venu, sont des symboles cancériques : ils ne concernent pas notre propos. On sait également que, dans l’hindouisme, le premier avatar de Vishnou est le « Matsya- Avatara », poisson qui sauve l’humanité d’un très ancien déluge. Je montrerai, en étudiant les religions indiennes, qu’il s’agit là d’une évocation du Capricorne modifié par le Cancer. Au surplus, le Bhâgavata Purâna, d’où est extraite cette légende, bien que la date en soit incertaine, fut certainement écrit dans l’ère des Poissons, postérieurement au Bouddha.

[6] PLUTARQUE : Sur l’intelligence des animaux.

 

 

Le temps du rationalisme

En effet, l’impatience confuse va de pair avec l’immense ensemble des préoccupations de l’époque, bien plus matérialistes et rationalistes qu’on le l’imagine généralement! De l’antique astrologie, lentement, Eudoxe, Héraclite, Hipparque font une science laïcisée. Archimède invente ses lois et crée les premiers « robots » : des automates capables de constituer, seuls, tout un spectacle. Les progrès de la médecine, de la navigation, de l’architecture touchent beaucoup plus d’esprits que l’attente du Messie ou le culte de Sérapis; ou, plutôt, de nombreux esprits ne distinguent pas le progrès matériel et technique de cette attente irrationnelle où l’on voit quelques poètes et mystiques s’enliser.

Plus encore que la médecine et la navigation, ce qui préoccupe les « rationalistes » du troisième siècle avant J.-C., c’est un problème que nous connaissons bien : le souci d’un monde meilleur, délivré de la guerre et du fanatisme. En cela, ils sont très proches de nous, ils sont nos frères, ces petits Etats hellénistiques : la Macédoine, Pergame, le Pont, la Galatie, le Bithynie, la Cappadoce, l’Arménie, la Médie, l’Egypte des Ptolémées, toujours en guerre l’un contre l’autre et toujours désireux, ardemment, sincèrement, d’une paix universelle! Du partage du monde d’alors entre les diadoques, officiers d’Alexandre (312 avant J.-C.), à l’immixtion de Rome dans leurs querelles (180-60) deux siècles s’écoulent, où l’on trouve plus d’une ressemblance avec nos 19ème et 20ème siècles.

Sans doute ne faut-il pas exagérer le parallélisme et faire de notre époque une simple reproduction des premiers siècles avant le Christ. Notre ambition nous porte à vouloir visiter la lune, Vénus et Mars, quand celle des Hellénistes n’allait qu’à rêver d’atteindre « les Iles Heureuses » dans « le grand océan ». De même, le convive du « Satiricon », lorsqu’il déplore la mort de l’esclave qui lui coûta une fortune, ne se croit pas obligé de parler de son « chagrin » et de son « amour des hommes » comme le ferait aujourd’hui le patron d’une entreprise en parlant de la mort d’un de ses salariés. Nous sommes infiniment plus émotifs, plus instruits et plus ambitieux, cela va sans dire…

Pourtant, un trait du moins paraît commun aux deux époques : la Tolérance, vertu précieuse dont on ne comprend pas pourquoi elle ne mène jamais à rien. Grâce aux Séleucides, le Taureau survit, d’une vie un peu artificielle et de plus en plus laïcisée, à Babylone, à Lagash (repeuplé après une mort de dix-huit siècles). Sauf pendant le règne cruel d’Antiochos IV, Jérusalem n’est plus aucunement inquiétée, ni par les Ptolémées ni par les Séleucides, qui tour à tour s’y succèdent. Chacun pratique le culte de son choix, adore le dieu qu’il veut — ou n’en adore point.

En effet (ce sera le second trait commun), ici et là, l’impatience peu à peu fait place au scepticisme métaphysique[1], puis à l’orgueil d’être « raisonnables » et « productifs ». On construit des ponts, on pave des routes, on creuse des mines, on établit les plans de villes immenses : Corinthe, Rome, qu’un jour ou l’autre on réalise. On sillonne les mers. On s’impose une hygiène minutieuse, quotidienne : thermes et salles d’eau deviennent le confort premier des villes et des particuliers. Le médecin (qui guérit le corps), le magister (qui nourrit l’esprit) sont en fait les vrais dieux de l’heure. Le Nihil admirari, ne s’étonner de rien, devient le maître-mot de la philosophie.

« Rien d’insensé ne se produira jamais dans mon royaume », disait Antiochos III. En effet, d’Aristote à Diodore, de Lucrèce à Pline l’Ancien, les « penseurs » de l’époque rêvent bien moins d’inventer Dieu que d’étudier la nature, d’en découvrir les lois, ou de donner de l’Histoire une vision « objective ».

Mais quelle vision en donneraient-ils quand le refus d’un contenant cosmique, chronologique les conduit simplement au refus de l’histoire? Au siècle dernier, Auguste Comte ne redoutait pas d’égaler soixante ans de « positivisme » à six mille ans de religion et même à soixante mille (ou six cent mille) de pratique « magique ». Mais il est clair que, précisément, le positivisme ne lui permettait pas de comprendre grand-chose aux millénaires d’histoire qu’il rejetait ainsi. De même, la dialectique historique dictait à Marx et à Engels de pertinentes études sur le 19ème, le 18ème, peut-être le 16ème siècle; au-delà, ce n’est plus que la nuit et le bafouillage. Voyageurs ignorants, le dialecte qu’ils connaissent se révèle sans pouvoir et sans utilité pour comprendre le langage des grandes cultures humaines.

Cette ignorance, cette naïveté trouvent des échos du 4ème au 1er siècle avant J.-C. C’est l’historien Thucydide affirmant sans la moindre gêne aux premières pages de son livre que nul évènement déterminant ne s’était produit dans l’univers avant sa propre époque; c’est Alexandre écrivant à son précepteur : « en cinquante ans, nos philosophes et nos savants ont découvert de plus nombreuses et de plus importantes vérités qu’aucun autre dans le passé. » Deux siècles plus tard, au temps de César et de l’avènement du Romain sans culture, ce mot ne sera plus une boutade mais un dogme[2].

Cependant, ces expressions : « les temps modernes », « l’époque contemporaine », auxquelles aboutit enfin l’incroyable refus de l’histoire, n’indiquent rien d’autre qu’une impuissance soudaine à caractériser en termes de valeur une période informe, sans structure et par la même condamnée. Car, que signifieraient six mille ou soixante mille années de « modernisme »? Destructeur du passé, le mot interdit l’avenir.



[1] Décrivant l’Age d’or révolu, SENEQUE (Lettre XC) et Ovide (Les Métamorphoses) se retrouvent dans le sentiment que cet Age ne reviendra jamais.

[2] Quelle satisfaction de lire sous la plume du plus métaphysicien de nos savants, Robert Oppenheimer : « Songez à tous ces hommes qui, au cours de l’histoire, ont apporté des choses nouvelles dans le domaine des sciences et des inventions. De tous ceux-là, 93% sont actuellement vivants. » (Revue « Planète », N°7). Si Oppenheimer le croit, que peuvent bien penser les autres?

 

Les précurseurs

Serait-ce pourquoi le plus étroit matérialisme est toujours le climat où surgit et s’impose une mystique nouvelle? L’Egypte du 24ème siècle[1], l’achèvement des royaumes hellénistiques ou notre 19ème siècle savant? Epoques où la plupart des hommes en sont à ne plus croire qu’aux œuvres de leurs mains ou de leur esprit, dans l’exaltation d’être libérés des dieux; où les autres, obsédés du rêve d’une « réalité totale », se sentent étrangers à leur époque et ne peuvent que s’en désespérer…

Dans Le déclin de l’Occident, Oswald Spengler a clairement mis en lumière cette significative analogie entre les premiers siècles avant J.-C. et l’époque que nous venons de vivre, en même temps que la dialectique particulière de l’oscillation « matérialisme-religiosité ». Ayant évoqué le culte d’Isis de la Rome républicaine et la mode alors triomphante de l’astrologie chaldéenne, l’écrivain allemand ajoute : « Cela trouve son pendant dans le monde européo-américain de nos jours, dans le charlatanisme occultiste et théosophique, dans la Christian Science américaine, dans le faux bouddhisme de salon… La véritable foi est encore toujours la foi aux atomes et aux chiffres, mais elle a besoin de jongleries pour être supportée longtemps. Le matérialisme est plat et honnête, le jeu avec la religion est plat et malhonnête; mais le fait de sa possibilité en général montre déjà une tendance nouvelle authentique qui s’annonce modestement dans l’être éveillé et qui finit par se manifester en plein jour.[2] »

Pendant deux ou trois siècles, ce besoin superstitieux, malade, se développe et s’exagère. Ici, des prophéties fumeuses (celles de Néferti ou de la quatrième dynastie d’Ourouk); là, des œuvres gnostiques ou inspirées, la création de dieux artificiels, le délire d’un Antiochos IV; tout près de nous, les œuvres appelantes et malheureuses d’un Nietzsche, d’un Rimbaud, d’un Melville, d’un Dostoïevski, ou bien la fantastique et tragique démesure d’Adolf Hitler…

Mais ce qui nourrit les prophéties égyptiennes et sumériennes, c’est encore les religions du Double et du Taureau; ce qui inspire Rimbaud, Dostoïevski et Kafka : un christianisme fatigué ou un hébraïsme moribond; tandis que les nazis ne songent qu’à un retour aux Runes aryennes, au vieux culte solaire des Celtes.

De même, au 2ème siècle avant notre ère, ce qui alimente les écrits messianiques, les rêveries des Ptolémées, les tentatives des Antiochos, les apocryphes des Mages, c’est l’étude, la méditation et la critique appliquées à des « références mythiques » vieilles de plusieurs siècles, sinon de plusieurs millénaires : ce qu’ils attendent, c’est le retour du roi David, de Zoroastre ou de la déesse Vierge.

On compte alors, à la bibliothèque d’Alexandrie, deux millions de lignes manuscrites attribuées à Zoroastre[3]: des oracles, un traité de la Nature, un lapidaire, des livres d’astrologie, de magie, etc.

D’autres livres attribuent à Salomon ce langage : « Dieu m’a donné la science des êtres pour connaître la structure du monde, l’influence des astres, le principe, la fin et le milieu des temps, le cycle des années, les positions des étoiles.[4] » Ces cycles, les prêtres égyptiens ou bien Ovide dans ses Métamorphoses tenteront de les illustrer en leur incorporant les cultes renaissants sur tous les bords de la Méditerranée, principalement celui du Serpent et celui de la Vierge.

Cette dernière nostalgie s’intensifie au siècle suivant : « Vaincue, la piété gît à terre; et la dernière des habitants du ciel, la Vierge Astrée a quitté la terre ruisselante de sang.[5] »

« Mais la Vierge revient, dit au contraire Virgile, et la grande année va reprendre son cours.[6] »

Les œuvres, véridiques ou apocryphes, de Cyprien le Mage rejoignent sur ce point le témoignage d’Apulée dans L’Ane d’or. On y voit des hommes anxieux d’atteindre à la vérité, se faire initier aux mystères d’Eleusis (toujours la Vierge perdue), à la « dramaturgie du Serpent » ou au culte du Serpent de Pallas sur l’Acropole, aux mythes de l’Héra d’Argos et de l’Artémis tauropole de Sparte, au culte de la déesse-poisson Atargatis… Or, quand Cyprien le Mage et Apulée écrivent, Jésus est mort, au moins, depuis un siècle et demi.

D’autres mystiques préfèrent la solitude, l’ascèse. Justin se réfugie sur une grève déserte. Plutarque[7] raconte l’histoire d’un barbare qui menait la vie d’un anachorète sur les bords de la mer Erythrée et ne consentait à voir les hommes qu’une fois l’an. Lucien[8]nous fait connaître l’ascète Pankratès, qui séjourna vint-trois ans dans un lieu souterrain, où il recevait la visite de la déesse Isis.

Ces hommes étaient des esprits étranges mais nullement des fous. Plutarque nous dit que le barbare des rivages érythréens attirait un grand nombre de disciples, et Lucien nous affirme que Pankratès opérait d’extraordinaires guérisons. Peut-être, précisément, étaient-ils, l’un et l’autre, trop raisonnables. S’entrouvrir au Futur, donner aux influences cosmiques informulées la forme qui bouleversera les consciences? Cette tâche démente réclame des aliénés, des hommes « autres », et d’abord que le temps vienne.



[1] Cf. Les « Instructions » de Djédefhor et de Ptahhotep.

[2] Oswald SPENGLER : Le déclin de l’Occident, T. II. (Gallimard, 1948). L’obligation que je me suis faite de ne pas déborder dans ce 1er Livre le cadre des trois religions méditerranéennes ne doit pas cacher au lecteur que le raisonnement demeure valable, à la même époque, pour la terre entière. « Ce qu’on voit apparaître encore, au temps de Mang Tsé par exemple (371-289) et des premières fraternités bouddhistes, appartient, dans un sens tout pareil, aux caractères les plus importants de l’hellénisme. » (SPENGLER, opus cité).

Aux Indes, la vie du Bouddha, historique ou légendaire, est passée inaperçue. La religion nouvelle ne prend son essor que sur ordre impérial et pour raison d’Etat, sous Asoka (vers 240) et ses premiers propagateurs de génie, Achvaghocha et Nagandschuna ne vivront qu’entre 50 avant J.-C. et 150 après J.-C. De même, en Chine, les grands problèmes de Houang-Ti puis des Han sont l’unification du langage, des poids et mesures, des essieux, ou l’instauration d’un système d’examens pour le recrutement des fonctionnaires. Non seulement tous les grands livres de la tradition (astrologique) ont été anéantis, mais les ouvrages mêmes du très sage et très social Confucius (vers 209).

[3] HERMIPPE : Sur les Mages.

[4] Sagesse de Salomon, VII, 17-21.

[5] OVIDE : Les Métamorphoses, I, 150. Astrée est la fille de Thémis, déesse de la Justice. Elle s’identifie donc à Perséphone, fille de Thermophore (législatrice).

[6] VIRGILE : La quatrième églogue.

[7] PLUTARQUE : De defectu Orac., 21.

[8] LUCIEN : Philopseude, 34.

 

Les « à peu près » de la légende

Quand vient le temps? Il est difficile, même après l’évènement, de le dire. Des débuts de la religion taurique, des difficultés qu’elle dut vaincre, de ses prophètes, nous ne savons rien. Les débuts de la religion bélique, les daterons-nous de Jacob, créateur d’Israël, d’Abraham, le sacrificateur, ou même de l’exode de la famille d’Abraham, lorsqu’un petit clan sémite décida de fuir Our et de rejeter l’ancien dieu?

On pourrait croire qu’au moins les origines du christianisme, plus proches de nous, sont mieux connues. Il n’en est rien. Car convient-il de les situer vers l’an 50, date où Saint Paul commence de se faire entendre, de la première assemblée de Jérusalem, de la naissance ou de la mort du Christ?

Si l’on choisit la mort du Christ, de quelle année la daterons-nous? La tradition disait le Dieu mort dans sa trente-troisième année, en l’an 33. Cela n’est plus si simple. En effet, l’année de la naissance de Jésus, Hérode vit encore[1]et l’empereur Auguste ordonne un recensement général dans tout l’empire.[2]Hérode mourut en 4 avant J.-C.; le recensement ordonné par l’empereur Auguste avait eu lieu un an plus tôt.

Pour que Jésus pérît à trente-trois ans, il faudrait donc dater sa mort de l’an 28. Mais sa vie publique, selon la tradition, dura entre deux ou trois ans (elle comporta deux voyages à Jérusalem pour la Pâque) et s’ouvrit par le Baptême dans le Jourdain : le Poisson est un signe d’eau.

Or, Jean le baptiste ne commença de prêcher qu’en l’an 29, la quinzième année du règne de Tibère;[3] et, quand il accueille Jésus, il prêchait depuis assez longtemps pour avoir eu le loisir d’annoncer sa venue.

« Tous se demandaient s’il n’était pas le Christ, et Jean leur dit à tous : Moi, vous baptise dans l’eau; mais il vient, celui sera plus puissant que moi et dont je ne suis pas digne de délier la chaussure… »[4]

On accourait à lui de partout, on croyait qu’il était le Christ : donc, on avait appris à le connaître, à le respecter — cela ne se fait pas en quelques mois… Pourtant Hérode Antipas, Tétrarque de Galilée, apprenant les miracles du Christ croit Jean ressuscité;[5]dans Luc, cette notation se place tout au début de la Vie Publique, antérieurement au premier voyage à Jérusalem. De sorte que l’arrestation et la mise à mort de Jean avaient dû avoir lieu très peu de temps après le baptême de Jésus. Il nous faut supposer ou que le prêche de Jean ne dura que quelques mois, hypothèse rejetée, ou, s’il prêcha quelques années, que Jésus ne reçut le baptême qu’en 31 ou 32.

Dans cette hypothèse, la crucifixion se situerait en 34-35 au plus tôt (Jésus dans sa quarantième année), l’autre hypothèse étant que sa naissance ne se situe pas en l’an -5 et que toutes les précisions données par les évangélistes ne sont que de simples inventions. En quel cas, Jésus peut être né n’importe quand, fût-ce beaucoup plus tôt, ou beaucoup plus tard.

Notre seule certitude déçoit : tous les textes (Evangiles, Epîtres, Actes des Apôtres) que nous connaissons apparaissent fondés sur des manuscrits du second siècle : dans certains cas, le premier texte dont nous pouvons soupçonner l’existence a même été rejeté par l’église primitive.

C’est ainsi que la première édition des Epîtres de Paul, établie par Marcion vers 140, ne comprenait que dix lettres : Galates, Corinthiens I et II, Romains, Thessaloniciens I et II, Ephésiens, Colossiens, Philippiens — et l’Epître à Philémon. En 144, Marcion fut expulsé de l’Eglise de Rome et son édition détruite. Reconstituée en partie par Harnack en 1921 et 1924, grâce aux extraits publiés par Tertullien dans son Contre Marcion (210) et par l’auteur des Dialogues d’Adamantius (vers 300) ainsi qu’aux allusions d’Irénée, d’Origène et de Chrysostome, cette édition se révèle assez différente de celle que le Canon admettra.[6]

Les Actes des Apôtres apparaissent vers 180-190. Les plus anciens manuscrits ne portent ni ce titre ni le nom de l’auteur. Une lecture même superficielle permet d’y distinguer deux écritures, selon qu’il s’agit des Actes relatifs à Pierre, Jacques et Jean ou des Actes relatifs à Paul.

En 1920, Alfred Loisy, puis en 1930 Couchoud et Stehl ont publié de passionnants commentaires sur la double origine des Actes. Selon Loisy, qui en apporte des preuves, le rédacteur paulinien, bien que placé en second dans l’ouvrage, aurait été le premier historiquement.[7]Cela est confirmé en outre par le fait que les Epîtres de Paul sont en effet le manuscrit le plus ancien que nous possédions. Pour la critique historique, on peut dire que l’histoire du christianisme ne commence pas au Christ mais à Paul.



[1] Evangile selon Matthieu, II, 1; selon Luc, I, 5.

[2] Evangile selon Luc, II, 1.

[3] Selon Luc, III,1.

[4] Selon Luc, III, 15, 16.

[5] Selon Luc, IX, 7, 9.

[6] Selon P.-L. COUCHOUD, toutes les interpolations qu’on relève dans la version canonique tendent à « plaider pour la Loi dans un texte qui la condamne ». M. Georges ORY (Interpolations du Nouveau Testament) précise que partout le nom de « Jésus » est ajouté à « Christ », ce qui marque bien la volonté de faire du Christ de Marcion un homme particulier.

[7] Une des preuves principales en serait la double écriture du mot : Jérusalem. Le narrateur de Paul emploie la forme grécisée, plurielle : Hiérosolymes, utilisée par Strabon, Josèphe, l’auteur biblique des Maccabées; le second narrateur emploie la forme latine : Ierousalem (cf. la traduction des Septante). Il est à noter que si écrivains catholiques rejettent les conclusions de Loisy, ce qui se conçoit, ils ne l’attaquent pas au fond, sur ses méthodes.

 

Les traces d’une imposture

Or, l’application de cette clé à l’étude des Actes fait paraître une révélation plus singulière : le premier auteur (qui connut Paul) emploie des mots comme : Apôtre (fondateur), Esprit, Parole (inspirée)… dans un sens tout autre que le second auteur. Pour ce dernier, l’Apôtre est un disciple de Jésus; l’Esprit, le Saint-Esprit; la Parole, la Parole du Père. Nous assistons en somme, de l’un à l’autre auteur, au passage d’une croyance gnostique à une croyance révélée.

Une semblable contradiction serait perçue dans les titres des deux premiers ouvrages bibliques, le Yahviste et l’Elohiste, dont nous savons qu’ils ont divisé Israël au temps des Rois. De même, toute l’histoire de la religion taurique laisse croire à l’existence d’un double courant analogue dès les premiers âges de Sumer.

En résumant à l’extrême, nous pouvons dire que, dans les composants créateurs du christianisme, indispensables à sa compréhension, doivent être distingués : d’une part, certaines sectes d’appartenance juive, les Esséens (ou Esséniens), les Mandéens; d’autre part, des mouvements d’origine perse (qui se fondront dans le mandéisme pour donner naissance au manichéisme) ou gréco-égyptienne (gnostiques d’Alexandrie). L’intervention de Paul doit être prise comme une tentative — réussie — d’arracher le personnage, ou le symbole, du Christ aux sectes messianiques juives pour lui donner un caractère universel (chaldéo-persico-gnostique).

Tandis que les sectes messianiques s’enfermaient dans Jérusalem, où elles allaient se scléroser en d’infinies divisions (Ebionites, Elxaïtes), Paul quittait la Judée, enseignait à Antioche, dans sa Tarse natale, en Grèce. Il parvenait à se faire envoyer à Rome, où un empereur, Néron, exigeait de tous les prêtres, de tous les Mages de l’univers une collaboration active au culte qu’il voulait créer.

Non seulement, Paul s’oppose à Pierre[1] mais il s’oppose également à l’enseignement johannique, ne fût-ce que par son refus de baptiser, sa gêne lorsqu’il y est contraint.[2] Il s’oppose à la Loi « qui fait le péché », ainsi qu’aux réformateurs qui, moyennant quelques « retouches » espèrent sauvegarder les vieux cultes. Ce qu’il annonce, c’est l’Esprit Nouveau, c’est contre le dieu de Justice Yahvé, un dieu d’Injustice et d’Amour.

Or, cette révolution n’allait pas sans scandale, au regard des juifs, qui n’avaient point prévu que le Messie serait leur destructeur, et au regard des gentils, qui refusaient d’adorer un Christ en qui se reconnaissaient le Saoshyant des Perses et l’Asklépios des Grecs. D’où la nécessité de modifier les Epîtres, de compléter les Actes — et ce serait la tâche de l’Eglise des Colonnes (Pierre et Jean) au lendemain de la mort de Paul, en 68.

Dans les Epîtres, lues et connues en Palestine, en Grèce et à Rome même dès la fin du premier siècle, seul le sens du message de Paul pouvait être tardivement « interprété ». Au contraire, dans les Actes canoniques, les faits ne sont pas moins déformés que le sens des mots. Ainsi, Paul n’intervenait pas dans le récit du supplice d’Etienne conté par le premier auteur. L’histoire de Cornelius (le premier gentil admis dans l’Eglise) ou la justification de Pierre à Jérusalem sont également du second auteur (alors que, dans l’Epître de Paul aux Galates, Pierre se justifie moins aisément). De même, du second auteur, l’interpolation importante qu’à Antioche un prophète, Agabus, annonça une grande famine pour toute la terre, sous le règne de Claude. Cette addition a pour dessein manifeste de dater l’église d’Antioche antérieurement au règne de Néron. La grande famine en question se produisit en effet, selon Tacite, sous le consulat de Claude et d’Orphétus, en l’an 51. Lorsqu’on rassemble toutes les additions opérées sur les « Actes », on doit reconnaître qu’elles tendent, soit à discréditer Paul, soit à donner l’impression qu’une église primitive — celle des disciples — avait été largement antérieure à l’enseignement paulinien. Il est vraisemblable que, parallèlement, d’autres versets durent être supprimés ou modifiés dans le même sens. Cependant, l’épuration n’a pas été suffisante, puisque nous trouvons encore dans la version canonique des traces trop parlantes des premiers Actes.

Une de ces « traces » est le discours d’Etienne aux prêtres juifs, qui l’accusaient de prédire un nouveau  Royaume. Tente-t-il de les convaincre que Jésus est le Christ? Non pas. Il leur rappelle la promesse de Dieu à Abraham : « on maltraitera le peuple pendant quatre cents ans »; il précise la chronologie de Moïse, âgé de quarante ans quand il tue l’Egyptien et s’enfuit au pays de Madian (et seulement quarante ans plus tard le buisson de feu lui apparaît dans le désert); il note que le roi David trouva grâce devant Dieu, mais que ce fut Salomon qui lui bâtit un temple…[3]

Etrange démonstration, hors d’une seule hypothèse! Ce long discours chronologique ne peut avoir qu’un sens : « Vous ne croyez pas en un autre Royaume, différent d’Israël, parce que le temps n’en est pas venu : d’Abraham à Salomon, mille ans se sont écoulés, et, de même, le Royaume du Christ ne surgira pas demain d’entre les peuples. » C’est le retour éternel qu’Etienne enseigne aux juifs. Et c’est pourquoi ils le lapident, parce qu’Israël, dans cette optique, devient un épisode de l’Histoire.

Un texte non moins surprenant raconte l’anecdote de Simon le Mage.

« Or, il y avait (en Samarie) un homme nommé Simon, qui pratiquait la magie et qui émerveillait le peuple, se donnant pour un grand personnage. Tous étaient attachés à lui. Cet homme, disaient-ils, est la vertu de Dieu, celle qu’on appelle la Grande… Mais quand ils eurent cru à Philippe, qui leur annonçait le Royaume de Dieu et le nom de (Jésus) Christ, hommes et femmes se firent baptiser. Simon lui-même crut et, s’étant fait baptiser, il s’attacha à Philippe, et les miracles et les prodiges dont il était témoin le frappaient d’étonnement. »[4]

Ces versets doivent être comparés à ceux où il est dit que Simon, après son baptême, fut appelé Pierre[5]. Naturellement, il s’agit cette fois de l’Apôtre. Un autre Simon le Mage apparaît cependant dans l’Histoire, et c’est l’astrologue aimé de Néron, Simon le magicien, qu’on trouve à Rome en 63 ou 64, disputant contre Paul, qui le convertira (scène reproduite notamment dans une mosaïque de la chapelle palatine, à Palerme).

Nous avons ainsi trois Simon, tous trois convertis et baptisés, dont deux furent magiciens, l’un en Samarie, l’autre à Rome. La seule explication possible du phénomène serait que le Simon romain, converti par Paul, se soit trouvé plus tard en Palestine sous le nom de Pierre. Mais, pour oser une telle explication, il faudrait admettre l’hypothèse fantastique que la prédiction de Pierre et des « disciples » ait été postérieure au voyage de Paul à Rome; admettre enfin, comme Saint Jean l’apocalypte et comme Saint Augustin[6], que Néron fut « l’Antéchrist », celui qui vint avant le Christ (et non pas contre lui, comme on le croit communément).

Le texte « païen » le plus ancien relatif à la crucifixion de Jésus est rarement cité. Il s’agit d’une lettre en syriaque d’un certain Mara bar Sérapion, datée de 73. « Quel profit, y lit-on, les juifs tirent-ils de l’exécution de leur roi sage, puisque dès lors leur Royaume leur est enlevé? »[7]

Ce texte prouve à coup sûr l’existence historique d’un Christ; mais, également, on doit s’étonner que Mara bar Sérapion eût songé à lier de la sorte deux évènements séparés par près d’un demi-siècle, supposé que la mort du Christ ait eu lieu vers les années 30. Autre sujet d’étonnement : les deux évènements sont totalement disproportionnés : il s’agit, d’une part, de la ruine de Jérusalem et de la destruction du Temple (en 70) et, d’autre part, de la mise à mort d’un « anarchiste » à ce point dénué d’importance que, jusqu’alors, nul texte n’en a fait mention. Combien la lettre de Sérapion serait-elle plus claire s’il s’agissait d’un vrai Roi-Christ supplicié en 68 ou 69!

Quoi qu’il en soit, ces questions, qui demeurent encore sans réponse, expliquent la gêne, commune aux juifs et aux Romains, devant la religion naissante; bien mieux : leur certitude commune d’être les dupes d’une imposture géante, dont nous ne pouvons plus déterminer la nature.

En 134, l’empereur Hadrien écrivait au consul Sarvianus : « Ceux qui adorent Sérapis font comme les Chrétiens; même ceux qui se prétendent évêques du Christ vénèrent Sérapis. Le patriarche lui-même est contraint par d’autres à se prosterner devant le Christ. Il n’y a qu’un seul Dieu pour tous… »[8]

Vers 180, Lucien parle du « sophiste crucifié » et ridiculise les chrétiens, susceptibles de se laisser leurrer de toutes les manières. Vers la même époque, le philosophe Celse et un certain Fronton, précepteur de Marc-Aurèle, entreprennent d’attaquer le christianisme naissant en dénonçant les thèmes légendaires ou classiques qu’on y retrouve (empruntés au mouvement gnostique, à la philosophie de Plotin, aux panthéons syrien, égyptien et grec). Au début du 3ème siècle encore, des graffiti caricaturaient le Christ sous la forme d’un homme crucifié à tête d’âne.[9]



[1] Epître aux Galates. 2ème Epître aux Corinthiens, I, 12.

[2] 1ère Epître aux Corinthiens, I, 13-18.

[3] Actes des Apôtres, VII, 6, 23, 30, 50.

[4] Actes des Apôtres, VIII, 9-13.

[5] Actes des Apôtres, X, 5, XI, 14.

[6] SAINT AUGUSTIN : La Cité de Dieu, XX, 19.

[7] Dans le Spicolegium Syriacum, de Curetone.

[8] Dans Vopiscus, Vie de Saturnin.

[9] Et l’Ane d’Apulée est également le naïf disposé à tout croire.

 

Le scandale

Il faut l’avouer : le caractère même du christianisme avait de quoi exciter l’ironie des Romains, sans qu’il soit besoin de susciter l’hypothèse d’une imposture supplémentaire. « Les chrétiens, disaient-ils, expliquent leurs cérémonies en se référant à un homme châtié sur une croix! »[1]

Comme si ce scandale d’un crucifié-messie n’eût pas suffi, il y avait l’insolence du dogme fondamental de la nouvelle église, tel qu’on le trouve exprimé pour la première fois dans Saint Paul :

« Pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis, que le Seigneur  [dans la nuit où il fut livré] prit du pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : [Ceci est mon corps; pour vous,] faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit le calice et dit : [Ce calice est la nouvelle alliance en mon sang;] faites ceci, toutes les fois que vous boirez, en mémoire de moi. Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez ce calice, vous annoncez la mort du Seigneur [jusqu’à ce qu’il vienne]. C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira le calice du Seigneur indignement sera coupable [envers le corps et le sang du Seigneur]… car celui qui mange et boit indignement [sans discerner le corps du Seigneur] mange et boit son propre jugement. »[2]

Une précieuse indication sur ce que le peuple romain (et surtout les nobles) pouvaient penser de cette croyance nous est donnée par la fureur de Vindex voyant Néron jouer le rôle de Thyeste, obligée par Atrée de dévorer le corps de son propre fils.[3] Une autre indication se trouve dans les dernières pages du Satyricon, que le romancier Pétrone, ami de Néron, écrivait à l’époque où Paul prêchait.

« J’ai inventé, dit Eumolpe, un expédient qui mettra dans un grand embarras ces coureurs d’héritages ». Il tira de ses bagages les tablettes où étaient consignées ses dernières volontés, qu’il nous lut en ces termes :  » Tous ceux qui sont couchés sur mon testament, à l’exception de mes affranchis,[4] ne pourront toucher leurs legs que sous la condition de couper mon corps en morceaux, et de le manger en présence du peuple assemblé. Cette clause n’a rien qui doive les effrayer; car il nous est connu qu’une loi, en vigueur chez certains peuples, oblige les parents d’un défunt à se partager et à manger son corps; et cela est si vrai que, dans ces pays, on reproche souvent aux moribonds de gâter leur chair par la longueur de leur maladie. Cet exemple doit vous engager à ne point vous refuser à l’exécution de mes ordres, mais à dévorer mon corps avec un zèle égal à celui que apporterez à maudire mon âme. »

Après quoi, mis en verve, Eumolpe cherche des exemples chez les Sagontins qui, assiégés par Annibal, s’étaient nourris de chair humaine, « bien qu’ils n’eussent pas de succession à espérer »; chez les Pérusiens qui en firent autant, réduits à une grande disette; chez les habitants de Numance où l’on trouva, la ville prise, « des enfants à demi dévorés sur le sein de leur mère ».

« Eumolpe débitait ces révoltantes nouveautés avec si peu d’ordre et de suite que nos héritiers en herbe commencèrent à douter de la réalité de ses promesses. Dès ce moment, ils épièrent de plus près nos paroles et nos actes; cet examen accrut leurs soupçons, et bientôt ils furent convaincus que nous étions des misérables, vagabonds et escrocs. Alors ceux qui s’étaient mis le plus en dépense pour nous faire accueil résolurent de se saisir de nous et de nous punir selon nos mérites ».

Ses disciples abandonnent Eumolpe, comme Pétrone lui-même abandonnera Néron (en fait, il préférera le suicide à l’acceptation du scandale néronien). Et « le vieux fourbe » est traité « à la mode de Marseille ». Celui qui avait mérité ce traitement, « on lui faisait faire le tour de la ville, couronné de verveine et revêtu de la robe sacrée; on le chargeait de malédictions, pour faire retomber sur sa tête tous les maux de la ville et, du haut d’un rocher, on le précipitait dans la mer ».

Telles sont les dernières lignes du manuscrit tronqué du Satyricon que nous possédons[5], l’un des très rares passages (avec les discours de la Céna) que les critiques s’accordent à reconnaître comme authentiques.

« Malheur à l’homme par qui le scandale arrive! dit également Jésus. Mieux vaudrait pour lui qu’une meule au cou, il soit précipité dans la mer! » Mais la crainte de ce scandale ne pouvait troubler l’Eglise, puisqu’au contraire, elle s’appuyait sur lui. « Car il faut que le scandale arrive! »

Or, le problème est bien là : pourquoi une religion fondée sur l’humilité et le sacrifice a-t-elle entouré de telles ombres et entaché de tant d’interpolations les premiers récits de ses origines? Quel scandale pire qu’une mise en croix et que le mystère de l’eucharistie lui fallait-il cacher avec obstination?

 

Jean-Charles Pichon            1963



[1] D’après Tertullien.

[2] SAINT PAUL : 1ère Epître aux Corinthiens, XI, 23-30. Les passages entre crochets ne se trouvaient pas dans la première édition des Epîtres (Marcion).

[3] « Le discours de Vindex », dans le Néron de Dion CASSIUS.

[4] Selon l’hypothèse la plus favorable à la tradition chrétienne, ce morceau serait une parodie de l’enseignement de Paul. Mais la mention du privilège des affranchis évoque irrésistiblement Néron.

[5] Selon un manuscrit retrouvé en 1476.

 

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