Jean-Charles Pichon / Julien Debenat

Auteur d’une soixantaine d’ouvrages, décédé le 21 juin 2006 à l’âge de 86 ans, cet homme a passé sa vie à explorer de diverses manières (poèmes, romans, essais, conférences, …) les relations entre les hommes, les Dieux et les mythes. Il a beaucoup travaillé sur les cycles, d’après Platon, Nostradamus, Paracelse, Nicolas de Cues, … Il a étudié les livres sacrés, de Gilgamesh au Coran, ainsi que les auteurs prophétiques et/ou ésotériques (Rimbaud, Poe, Jarry, Roussel …) Nous souhaitons ici rendre hommage à son oeuvre, une oeuvre marquée par le symbolisme, l’ésotérisme et l’astrologie. Une quête du sens qui bouscule, et nous oblige à nous cramponner, ou à renoncer, à quelques-unes de nos convictions.

Mise en garde : attention, article à caractère ésotérique !!!

« Peuple d’ombres ! Vous qui grimpez sur les crêtes des montagnes, qui courez le long du rude sentier pierreux, qui regardez en avant vers le sentier crépusculaire, errant au milieu des neuf tombeaux où nul mensonge n’est permis, asseyez-vous, les jambes croisées, près de la cabane. Ecoutez le vieillard qui parle depuis le monde des morts, qui vous parle du monde d’En Bas, celui-là qui a construit comme de paille séchée la Localisation. Comprenez-vous ce qu’il dit ? » (prière toungouse), en exergue à La folie-Merlin. [1]

Parler d’ésotérisme, c’est risquer de passer pour un farfelu, un doux-dingue, voire un dangereux adepte d’une dangereuse secte. Turlututu chapeau pointu ! Nous sommes cependant des êtres spirituels, nous avons tous nos croyances diverses, et nous vivons entourés des symboles qui les expriment. Jean-Charles Pichon a consacré sa vie à écouter la voix des symboles, à tenter de les comprendre, et essayer d’en rendre compte. Nous allons ici essayer de définir les principes essentiels de son travail sur les croyances humaines. Nous demandons par avance d’excuser toute schématisation excessive, quasiment inévitable dans un article court parlant d’une oeuvre importante.

Il s’agit d’une oeuvre inspirée, audacieuse, plus libre qu’une littérature scientifique, sociologique ou historienne. D’un autre côté c’est une oeuvre bien plus savante, plus rationnelle, et plus sérieuse qu’une certaine littérature « nouvel âge » dont elle se rapproche par les thèmes principaux : les Dieux, les cycles, l’attente du verseau. Une oeuvre en marge.

Une vie consacrée à l’écriture.

Jean-Charles Pichon a commencé à écrire à l’âge de 13 ans, et n’a jamais cessé depuis. En 1945, il publie dans la revue « Prétextes » « L’Ethique, introduction à une morale sensuelle, mystique et raisonnée », un texte qui contient en germe les idées-forces de son oeuvre future.

De 1946 à 1958, il publie des poèmes, des pièces de théâtre et des romans (Prix de la Liberté en 1947 pour « La liberté de Décembre », Prix de la Société des Gens de Lettres en 1955 pour « Les clés et la prison », prix Sainte-Beuve en 1960 pour « il faut que je tue M. Rumann »). Il écrit aussi des scénarios et des dialogues de films (notamment « la tête contre les murs » de G. Franju, 1957, et Les Dragueurs, de J-P Mocky, 1958).

À partir de 1959, il alterne :

des oeuvres ésotériques : « L’homme et les dieux » en 1965, « Histoire universelle des sectes et société secrètes » en 1969, « Néron et le mystère des origines chrétiennes » en 1971, « L’Islam dans le Coran » en 1981, … « Les litanies de dieux morts » en 2001.

des romans : « Le temps du Verseau » en 1962, « Borille » en 1966, « La terrasse du Dôme » en 1982, « le fonctionnaire déplacé » en 2001, « la folie Merlin » en 1986, et « le retour à la ville » en 2004.

des autobiographies : « l’autobiographie » en 1956, « Un homme en creux » en 1973.

À la variété des genres abordés par Jean-Charles Pichon correspond un style particulier, quasiment inclassable. Au long de cette oeuvre multiforme se pose sans cesse la question de la relation entre croyance, croyant et objet de la croyance : le mythe, l’homme et le Dieu. Le travail sur le symbolisme et l’ésotérisme des grandes croyances et des grands mythes de l’humanité, semble se situer pour Jean-Charles Pichon au-delà, ou à côté de la question de l’existence ou de l’inexistence des dieux ou de Dieu. Jean-Charles Pichon a beaucoup répété, surtout vers la fin de sa vie : « je ne fais que constater ».

Ier constat : il y a des Dieux.

Ils font partie de l’Histoire, ils sont présents à l’esprit des hommes, ils en obsèdent certains, en laissent d’autres perplexes ou dégoûtés, mais Ils sont.

Ils sont nos croyances, car tout homme croit en quelque chose : en un Dieu unique, en de nombreux dieux de la nature, en la science, en la raison, en l’amour,…

Les Dieux existent par les croyances et les mythes, et à travers toute la créativité humaine : rites, contes, chants, danses, paroles,… Un Dieu ne se postule pas, pas plus qu’il ne se démontre (« Qu’est-ce que je démontre, sinon ce que je crois ? »La folie-Merlin).

Il se constate, ou Il ne se constate pas.

Les notions de Bien et de Mal sont inatteignables à ce niveau du seul constat.

Croire, c’est ressentir une présence. Ne pas croire, c’est ressentir une absence.

Qu’est-ce qu’un Dieu ?

Pour Jean-Charles Pichon, comme pour de nombreuses traditions religieuses, Dieu a différents noms. Il est multiple et un, immuable et changeant. Donner une seule réponse à la question « qu’est-ce qu’un Dieu ? » est alors très difficile car un Dieu « n’est qu’une des qualités que l’humain prête à l’inintelligible. On peut donc qualifier ce qu’on ne comprend pas […] Mais Dieu me devient intelligible lorsqu’Il m’habite, bien que je ne puisse le qualifier. Je peux donc comprendre ce que je ne peux nommer »La folie-Merlin.

2ème constat : Il y a des cycles.

Nous l’avons dit, Dieu, ou les dieux, sont absents ou présents, se constatent ou ne se constatent pas. Mais de plus il y a alternance de la présence et de l’absence. Tout comme le doute envahit parfois le croyant, la croyance elle aussi hante le doute. Citons pour exemple Emil Cioran (qui passe, sans doute à tort, pour un grand sceptique moderne) : « Il m’est impossible d’avoir la foi de même qu’il m’est impossible de ne pas penser à la foi. Et la négation prend toujours le dessus. Il y a en moi comme un plaisir négatif et pervers du refus. Je me suis mu toute ma vie entre le besoin de croire et l’impossibilité de croire. » Entretien avec Gabriel Liiceanu. [2]

Ceci rejoint un poème du soufi Omar Khayam :

« La distance qui sépare l’incrédulité de la foi n’est que d’un souffle, celle qui sépare le doute de la certitude n’est également que d’un souffle, passons donc gaiement cet espace précieux d’un souffle, car notre vie aussi n’est séparée de la mort que par l’espace d’un souffle » Omar Khayam, Les Roubayates, quatrain N° 32. [3]

Qu’est-ce qu’un cycle ?

Ce souffle dont parle Omar Khayam est précisément ce cycle, cette respiration entre deux choses tenues pour opposées. Il y a des cycles courts, et des cycles longs, des cycles contenus dans d’autres cycles. Puisqu’il y a des cycles, il y a des régularités, et une mathématique des cycles. Rien de plus normal.

« Le triangle d’Aristote démontre que toutes les droites abaissées de son sommet coupent toutes les bases en autant de points chacune, ces droites seraient-elles en nombre infini, c’est-à-dire que le plus grand est comme le plus petit. Un théorème indiscutable. L’imbécile seul y voit une affirmation religieuse ou hermétique. » La folie-Merlin.

À l’échelle de l’Histoire de l’humanité, Jean-Charles Pichon constate, après d’autres, une régularité des cycles de présence et d’absence de la divinité, en d’autres termes de l’apogée et du déclin de toute grande croyance. La plupart de ces cycles divins sont constatables historiquement. Ce souffle, ce cycle, que Jean-Charles Pichon appelle aussi un « battement de cœur de Dieu », dure 2160 ans. C’est la durée évoquée par Platon dans le Timée.

Ce Dieu qui se présente ou s’absente, qui s’approche et s’éloigne, est-ce le même Dieu, est-ce un autre ? Jean-Charles Pichon semble ne jamais se déterminer sur ce point, laissant chacun libre de décider pour soi, en son âme et conscience.

Le Zodiaque : un outil parmi d’autres.

Le zodiaque est un outil symbolique permettant d’approcher et de nommer les figures et les qualités des cycles divins successifs. Chaque tradition a élaboré ses propres symboles, le zodiaque n’est que l’un d’eux.

zodiaque : nom masculin (latin zodiacus, du grec dzôdiakos, de zôon, être vivant ou animal)

Zone de la sphère céleste qui s’étend sur environ 8° de latitude de part et d’autre de l’écliptique, et dans laquelle on voit se déplacer le Soleil, la Lune et les planètes principales du système solaire, sauf Pluton.

« Le zodiaque est partagé depuis l’Antiquité en douze signes, qui s’étendent chacun sur 30° de longitude : le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, le Cancer, le Lion, la Vierge, la Balance, le Scorpion, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau et les Poissons. Ces signes portent les noms de constellations avec lesquelles ils coïncidaient il y a environ 2 000 ans. À cette époque, le passage du Soleil par le point vernal (équinoxe de printemps) coïncidait avec son entrée dans le signe qui abritait la constellation du Bélier. Mais, par suite du phénomène de la précession des équinoxes, le point vernal rétrograde sur l’écliptique à raison de 50,26″ par an, soit de 30° (ou un signe du zodiaque) en 2 150 ans. Il existe donc actuellement un décalage d’environ une unité entre les signes du zodiaque et les constellations correspondantes. D’autre part, il existe une treizième constellation, Ophiucus (ou le Serpentaire), entre le Scorpion et le Sagittaire, que le Soleil traverse dans son mouvement apparent annuel dans le ciel, mais à laquelle ne correspond aucun signe du zodiaque. » (source : différentes sources internet)

3ème constat : dans l’alternance, il y a changement.

L’outil du Zodiaque, aussi imparfait soit-il, permet tout de même de nommer les différents cycles de 2150-2160 ans.

Actuellement, nous sommes dans l’attente du Verseau, caractérisé par la notion de liberté. Auparavant, il y eut les ères :

des Poissons = de l’Amour (christianisme, bouddhisme, islam).

Du Bélier = de la Justice (judaïsme, brahmanisme, confucianisme).

Du Taureau = de la Création (Babylone, Sumer, Baal).

La divinité porte à chaque cycle un masque et des qualités différents. De plus, elle offre quelque chose qui est ensuite repris. Par exemple le paradis donné puis perdu, l’alliance contractée puis brisée, et le Graal, offert puis disparu. À chaque fois, on retrouve ce rythme d’un don suivi d’une perte. Les grandes quêtes sont les moments de recherche de ce qui a été possédé puis perdu.

« Il y a eu d’abord la perte de l’Eden, et puis l’essai de trouver une issue à cet exil. Ensuite, un rejet de l’alliance avec Dieu et aussi une recherche de la façon de concilier cet écart avec la vie de l’homme ; et puis la nourriture, la nourriture qui doit venir aux affamés, à ceux qui ont besoin. Et là encore, après la perte du Graal, la recherche d’autre chose, qui se trouve être la modernisation et la mondialisation. » La leçon exemplaire, entretien avec Jean-Charles Pichon, août 2005. [4]

Qu’est-ce que le changement ?

Le changement et son attente, provoque en l’homme de l’espoir et de la crainte. D’où une période de retour en arrière, durant laquelle les êtres humains cherchent salut dans le Dieu de l’ère qui précède celle qui est en train de finir.

« Il y a quelque chose qu’on espère et quelque chose qu’on n’espère plus. Il y a la présence de l’Eden et l’exil de l’Eden. Il y a l’alliance avec Dieu et la mésalliance. Il y a la nourriture divine et puis il y a l’absence de nourriture. Il y a toujours une présence et une absence, une union et une désunion, et lorsqu’on considère l’histoire des 5000 ans sous cet angle, il apparaît qu’on ne peut pas trouver la modernisation des choses, parce qu’il y a toujours plutôt une sorte de retour en arrière et le désir de retour en arrière et en fait on ne veut pas aller en avant. […]lorsque le Graal est perdu et qu’on se trouve sans nourriture, qu’on se trouve dans le manque et que les hommes deviennent des anthropophages, et bien on va d’abord chercher dans un retour à la Justice. Depuis le 18ème siècle, les Voltaire, D’Alembert, Diderot vont chercher dans la Justice ce qu’ils ont perdu dans le Poisson-nourriture. Et finalement, ce n’est pas la Justice qui peut nous sauver, mais il faudra encore pas mal de temps pour comprendre qu’il ne s’agit pas de la Justice et que ce qui est attendu, c’est l’esprit de Liberté et que ça n’a pas grand-chose à voir avec la Justice.[…] » La leçon exemplaire, entretien avec Jean-Charles Pichon, août 2005.

Pour Jean-Charles Pichon nous sommes à l’heure actuelle, en quête de justice, sous forme de modernisation et de mondialisation. Mais pour le moment « […] on ne peut pas vraiment moderniser les choses parce qu’on tend de tout notre être, de toutes nos croyances, au retour en arrière. En fin de compte, on ne pourra pas étudier ce problème, sinon le résoudre, sans admettre l’Autre. L’Autre, c’est à dire celui qui est à côté, qui est en dehors, qui n’est pas soi, qui est aussi bien, d’ailleurs, l’autour et l’auteur, mais aussi l’aut, qui veut dire ou. » La leçon exemplaire, entretien avec Jean-Charles Pichon, août 2005.

La Localisation : savoir où on est.

L’oeuvre de Jean-Charles Pichon nous rappelle que les destins de Dieu, du monde et de l’homme, c’est-à-dire du Créateur, de la Création et de la créature, sont étroitement mêlés. Ainsi par l’étude de l’histoire, des légendes et des créations humaines, Jean-Charles Pichon s’est attaché à décrire les cycles des transformations de(s) Dieu(x). Par l’inspiration littéraire et sous une forme d’écriture qui pourrait passer pour une écriture de médium, il a tenté de formuler notre époque : l’attente du Dieu nouveau. Les pages qui suivent sont extraites d’un livre écrit en 1971.

« L’avènement d’une Croyance universelle ne doit pas tout à l’ésotérisme, qui ne peut qu’en recenser les composants. Mais la Croyance s’incarne d’abord dans une catégorie nouvelle, particulière, de citoyens ou, plutôt, de non-citoyens, rejetés de la communauté, de la cité ou de la société rationnelles.

Ce sont des artisans et des laboureurs qui ont fait le dieu de Création, les nomades le dieu de Justice, les esclaves le dieu d’Amour. Sur ces exemples, dès le siècle dernier, Hegel, puis le comte de Saint-Simon, puis Marx avait cherché à définir (rationnellement) le moteur de l’Esprit nouveau, le messianiste de la Liberté.

Partis de l’idée d’un dieu autre, d’un anti-dieu, ils avaient proposé le Révolté d’abord, puis le Créateur industriel – et le Prolétaire enfin. Depuis le début du XXè siècle, c’était un dogme, admis par les bourgeois eux-mêmes, que l’Ouvrier porte le germe du renouveau. Soit qu’ils l’encensent, soit qu’ils le briment, tous avouaient par leur action même qu’ils voyaient en lui l’espoir ou le danger, l’Avenir désiré ou craint.

Mais ce ne sont pas les prolétaires qui changent le monde, car ils ne furent pas les véritables exclus de notre Lokâyata. Nés de la fin de l’esclavage, ils ne sont que les nouveaux esclaves, incapables, comme les anciens, de se libérer. Quelque chanson sentimentale ou quelque annonce publicitaire les comblent, en relançant leur appétit.

La dévoration suffit à leur bonheur, ou des biens consommables ou des lèvres de l’aimé, parce qu’elle fut le seul espoir de l’esclave romain. On peut attendre d’eux un renouveau prochain des religions chrétiennes, ou bouddhistes en Orient ou islamiques. Sûrement pas l’avènement de la Liberté.

Pour éclairer le problème, c’est le colonisé qui doit servir d’exemple. Nous devons nous demander : quelle condition sociale, en nos Etats, ressemble le plus à celle du peuple colonisé ? Laquelle est le plus évidemment dépourvue de droits et de moyens ? Ou, plus brièvement, à l’inverse : quel est le maître en nos Etats ?

On sait qu’aux temps d’Akkad, ce fut le Citadin (de la Ville aux sept portes) : d’où l’exclusion du nomade. Mais, dans le dernier siècle hellénistique, quand le « droit de cité » donna au nomade le statut de citoyen à part entière, il n’y eut plus de citadin. Le maître se nomma le Citoyen : d’où, la condamnation de l’esclave.

Aujourd’hui, ces mots n’ont plus de sens, alors que « l’égalité devant la loi » donne à l’ouvrier tous les droits civiques, y compris le droit de vote, s’il est adulte. Il n’est d’autre maître que l’Adulte : d’où l’écrasement de l’adolescent.

Qu’il le soit par l’âge, comme en Occident, ou par une mentalité particulière – et finalement mythique – comme on le voit dans les nations nouvelles d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, l’adolescent n’est pas à proprement parler proscrit ou condamné. Mais, comme le nomade jadis et comme l’esclave naguère, il n’a pas d’existence civique, pas de droits. Il ne vit que des privilèges qu’on lui consent et des présents qu’on lui accorde.

Car un dieu (de Création, de Justice ou d’Amour) ne peut exalter le Citadin, le Citoyen ou l’Adulte sans rejeter de la ville, du statut ou du sexe ceux qui ne l’adorent pas. S’il faut, ses prêtres créeront une classe nouvelle, dont ils feront le pays de l’oubli, l’enfer terrestre de l’exclu : l’état nomade, l’esclavage ou l’adolescence, entre autres. Telle est la signification profonde de la grande révolte de la jeunesse, annoncée par Rimbaud et par ces jeunes prophètes, de quinze à dix-neuf ans, que furent Frédéric II, Fox, Saint-Just ou Galois, Ramakrishna ou le Bâb, sensible dès l’après-guerre, manifeste aujourd’hui. Mais l’éclatement de 1968 nous trompe, par son ampleur. Bien avant les révoltes de Chicago, de Prague, de Pékin, de Paris, de Mexico et de Rome, le mouvement était en marche déjà, dans les fureurs de Shelley, la rigueur de Saint-Just, le génie de Galois, les crimes des blousons noirs.

Est-ce à dire que les Gardes Rouges, les Hooligans, les Gammlers, les Beatniks, les Provos, les Hippies, les Yippies feront la Liberté ? Je ne l’aventurerai pas.

Sans doute retrouvent-ils, parcimonieusement et comme par hasard, les pouvoirs de Dionysos, ses dons ou ses figures : la danse, le jeu, l’envoûtement, le rire, le spectacle, la drogue, le masque et le travesti. Mais ils imitent encore l’adulte, dans ses désirs, ses amours-propres et sa paresse. Ou bien, refusant le Modèle, ils deviennent ces diables sans pitié que sont Charles Manson et ses suppôts ou les Cavaliers des Tarots. Leurs mythes incertains demeurent prématurés, comme si la spoliation dont ils sont les victimes les portait à l’erreur, par l’impatience.

Leur première vraie puissance sera par le martyre, la torche vivante prenant ici la valeur de croix. Ils seront vaincus d’abord, comme leurs prédécesseurs, Sinouhé, Spartacus le furent, écrasés sous les violences, nées de la peur, des maîtres. Puis, alors même, désespérés par leur échec, ils divagueront encore. Ils renonceront la Liberté pour d’autres dieux.

Les nomades attendaient le Bien, l’Amour, alors que la Justice n’existait pas ; les esclaves attendaient la Liberté. Nos jeunes se livrent au caprice – et à la Capricieuse déjà – deux millénaires avant son avènement.

Les mythes qui les animent et les rites qu’ils fondent doivent beaucoup à la Mère, à la « bande » foetale. Ce sont des Mères, en Amérique, dans l’Inde, qui ont créé les premières communautés et les premiers ashrams, ces familles femelles, sans père, sans frère aîné, sans loi hiérarchisée et qui permettent en fait la gestation féconde bien plutôt que le Geste. Le mythe de la Caper n’est pas très loin derrière, synchronique à celui du Dionysos Liber il y a vingt-deux siècles.

Cela se fera, se fait, par l’émancipation de la femme, naturellement. Mais aussi par la fuite de la Ville, de ses pollutions et de ses persécutions, par le retour à la Terre nourricière et secourable, créatrice bientôt. Puis quelqu’un se souviendra que l’Arbre y a ses racines et que le Soleil l’éclaire.

A nouveau, l’antéchrist annoncera le dieu vivant. »

Jean-Charles Pichon, Histoire des mythes, 1971. [5]

Conclusion :

Tout homme, comme le prophète Job, objet d’un bras de fer entre le Dieu et le Diable, est le jeu, l’enjeu et le terrain de jeu [la formule est d’Olivier Chouteau, professeur d’arts martiaux] d’une partie endiablée et divine. Selon Jean-Charles Pichon, l’antéchrist, Satan ou Iblis sont un moment de la transformation de l’ancien Dieu en le Dieu nouveau, une phase de la mue. Dans ce jeu de transformation, à ce moment du cycle, l’être humain se sent perdu et désorienté. Ainsi « Nous cherchons le passage dans les caves emmurées et les recoins les plus sombres, mais il est partout ou il n’est pas. Nous ne cessons jamais de l’avoir devant les yeux, notre aveuglement seul nous empêche de le voir. » La folie-Merlin.

C’est admettre enfin que de tout temps, tout est là. Seule notre vision change.

Jean-Charles (pseudonyme de Jean-Baptiste) Pichon est né au Croisic en 1920, et décédé à Limoges au solstice d’été 2006 (nuit du 20 au 21 juin). Presque aveugle à la fin de sa vie, il avait coutume de plaisanter : « Depuis que je perds la vue, j’y vois beaucoup plus clair. » Il est enterré au Croisic.

Julien Debenat

Notes :

[1] La folie-Merlin, Jean-Charles Pichon, e/dite, 2006, ISBN 2-84608-184-0.

[2] Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie : E.M. Cioran, Suivi de : Les continents de l’insomnie : entretien avec E.M. Cioran Michalon, 1995 ISBN : 284186006X

[3] Omar Khayam, Les Roubayates, éditions Seghers, 1965. Traduction J-B Nicolas.

[4] La leçon exemplaire, entretien avec Jean-Charles Pichon, août 2005. source : Jean-Charles Pichon.com

[5] Jean-Charles Pichon, Histoire des mythes. Editeur : E-dite (pour l’édition 2002) ISBN : 2846080828

Illustration Pierre-Jean Debenat

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