L’âne qui a vendu son maître

Jean-Charles Pichon

L’âne qui a vendu son maître

(conte)

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

ou

Il n’est pas de quatrième dimension

 

LE PROPOS

 

Il m’est, ce propos, depuis qu’en 1984 j’ai découvert la grande question de Martin Heidegger, de la saisir pleinement, de l’expliciter, pour tenter d’y répondre.

Pendant dix ans, j’ai bafouillé, ainsi que tous ceux qui, depuis la publication de L’Introduction à la métaphysique, tentent d’y répondre. Le cafouillage provient, pour une bonne part, de l’imprécision de la Question :

 « Pourquoi cela est-il là, plutôt qu’une autre chose ? »

Il n’est de Pourquoi que de l’idée.

Un objet ne pose pas le Pourquoi ? Il est ou n’est pas, c’est tout.

Mais, bien sûr, il pose la question : qu’est-ce que c’est ?

Puis, la question : comment est-ce ? Ou, plus exactement : comment est-ce qu’on est ?

Puis la question : où est-ce, là ? En quoi cela est-il ?

Car Heidegger ne dit rien de Cela, ni de l’Être, ni de « là ».

C’est en 1994 seulement, en sa Noël, que mon fils Jean-Christophe m’a donné en cadeau le 26ème volume des œuvres complètes d’Antonin Artaud (il m’en donne un chaque année). J’y ai trouvé l’assertion énigmatique, mais combien éclairante !

« Je ne crois pas qu’un seul parmi les philosophes … se soit rendu compte à quel point l’esprit est une bataille de corps, qu’une idée est une armée personnelle qu’on ne peut en aveugle avancer sans risquer une petite mort. » (page 83).

À Heidegger lui-même vingt ans de vie avaient été nécessaires pour admettre que CELA n’est pas une idée mais un objet : un vocable, un verbe, une parole et que l’important n’est pas le « pourquoi » mais le « comment » – par un acheminement, dit-il – et le « où ? » – de la Parole à la Parole, dit-il dans son dernier livre – posthume.

Artaud, cependant, ne dit pas seulement que l’objet – le non-idée – est un vocable, bien qu’il en joue, jusqu’au lettrisme. Il dit que ce peut être le pipi, le caca, le sperme. Il dit même que ce n’est que cela : ce qui sort, organique, de l’organe.

Cela est mot aussi, de désespoir : le produit de dix ans d’asile, d’électrochocs et de tortures sans recours, étant le fait du médecin. Un mot, que menace l’idée – paranoïaque – d’être le seul élu au milieu des vautours, Prométhée sur son roc. Après Kant, Hölderlin, Nerval et Poe, Nietzsche – leurs maîtres – Heidegger ne l’avait-il pas été, avant Artaud ?

Cela nous prouve à quel point il était difficile, hier, de distinguer l’objet de l’idée. Cela est plus facile aujourd’hui : de Bosco à Auster, de Queneau à Perec, cent textes le prouvent. Mais aucun de ces machinistes n’a répondu à la Question, ni Heidegger ni Artaud.

Écrivains ils ne savaient qu’écrire, peintres que peindre, musiciens que musiquer.

Philosophes, ils ne savaient que philosopher : les pires, qui, de chaque mot, nombre ou figure trouvés, font aussitôt l’idée maîtresse.

Quand il s’agit de distinguer l’objet (de l’élire), de l’investir (de le miser ou de le prendre), de le projeter, non pas dans une idée mais en son dépassement original (originel).

Cette « acception » ne doit pas être de conception sans demeurer de perception. Cette « préhension » ne doit pas être de compréhension sans demeurer d’appréhension : ce chemin est terrible. Le dépassement inexprimable – un « jet » ne doit pas être seulement une projection : une exposition, une jection, une imposition, etc. Je l’ai dit, ce dépassement ultime, un « objectif objecté » (dans Le Déménagement zodiacal). Mais je n’y avais trouvé d’autre symbole-image que l’arbre – ou plutôt celui-là : le saule pleureur, qui ne pleure pas, de mon jardin.

 J’en donne aujourd’hui le dédoublement : un professeur, un conteur.

Mais lequel est le plus fidèle, lequel le plus soumis au seul objet ?

Le conteur, visiblement, croit qu’il porte un message : il traite du maître et de l’âne comme de symboles, lui qui ne devrait jouer que des images ! Le professeur, non moins assurément, traite les notions, les idées, jusqu’à en faire l’Objet dont on ne se demande plus pourquoi mais ce qu’il est, comment, où ?

Ils devraient s’entendre et se comprendre. Ils manqueront de s’anéantir, au terme.

On n’échappe pas au Pourquoi ?

À cela même, nous le voyons, nous le savons, qui ne peut pas exister.

Le 20 août 1995

 

 

LE CONTE

 

I

 

Celui qui dit les contes commence toujours ainsi : « Aujourd’hui, me semble-t-il… ». Mais, si quelqu’un lui demande ce qu’il entend par ce jour ou par cet huis, il dira quelque chose de beaucoup plus étrange, « ce jour où le Vent nous parle », « ce jour où la Fée naît », « ce jour de l’Arc-en-ciel.

Alors qu’il commençait à peine le conte par la formule consacrée :

« Aujourd’hui, me semble-t-il… », une femme l’interrompit :

« De quel jour parles-tu ? » Il répondit :

« Ce jour où les animaux parlent. »

Et, bien sûr, il y eut des sourires et des rumeurs. Un homme se crut malin :

« Tu veux dire : en ce temps-là ? »

« Exactement, dit le conteur. En ce temps où s’ouvre l’huis qu’est le parlage des animaux. Mais ne m’interrompez plus, s’il vous plaît, car je ne peux à la fois expliquer et conter. C’est à vous de choisir. »

Le silence, donc, se fit et celui qui dit les contes recommença.

Aujourd’hui, me semble-t-il, dit le maître de l’âne, je dois aller au marché. Le maître est entier dans cette phrase, qui peut vous paraître anodine, que l’âne aurait pu prononcer.

Mais le maître se donne un projet lointain, ce que l’âne ne ferait jamais. Il se donne  aussi deux temps : ce jour, qui est un cycle, puis le temps d’aller au marché, qui englobe une certaine durée. Et c’est là quelque chose que l’âne ne pourrait concevoir. Car si le plaisir dure tout le temps qu’il se nourrit, c’est tout le reste : la faim, la lourdeur, le sommeil, qui occupera ce cycle – le jour – où il se trouve pris.

Plus important : le maître n’a pas dit pourquoi il se devait d’aller au marché, car le maître ne dit jamais tout, et ce tout qu’il ne dit pas inquiète. Il est rare qu’une raison tue ne soit pas mauvaise. Mais l’âne, qui toujours dit tout, sait quel brouillard le tout contient, non plus seulement la faim, le plaisir, mais l’attrait de l’herbe, la peur du serpent, le désir qui projette la patte, et la fatigue qui la retient, ou la fourmi sur l’herbe, la chaleur qui accable et celle qui réjouit… Comment tout dire ?

Le maître, lui, ne quitte jamais ce tout, et c’est pourquoi il  doit en taire une partie, la plus redoutable. En lui-même il ne s’avoue pas pourquoi il décide d’aller au marché. Il préfère se dire qu’il le doit, qu’il y est – moralement ? physiquement ? – obligé. Ce pourrait être à cause d’un cycle, car ce jour-là est un mardi, le jour du marché à la ville. Ou bien à cause de sa sœur Jeanne, de son ami François, de celle qu’il courtise depuis six mois, aime depuis trente (Sylvaine), car il y a bien deux semaines qu’il n’a pas revu Jeanne, trois que François ne lui a pas rendu visite, quatre ou cinq, il ne sait plus, que Sylvaine est partie pour la ville et n’en est pas revenue.

Mais l’obligation peut être plus exigeante, et moins dicible encore. Car, après-demain, quelqu’un viendra, accompagné des hommes d’armes, et, le soir de cet après-demain, il n’est pas sûr que le maître puisse dormir chez lui. Une autre exigence, plus secrète ? Il y a combien de temps que le maître n’a pas pris une bonne cuite, salutaire, sans fin, entre des amis ?

C’est pourquoi au mot péremptoire et incomplet : « Aujourd’hui je dois (il n’a pas dit : je devrais) aller (me diriger, me conduire) à la ville, où se tient le marché », l’âne n’a pas daigné répondre. Il attend une suite. Elle vient : « Avec toi. »

La scène est dans – il faut une scène à tout acte – le sentier de choux qui mène de la fermette au champ. La ferme est sur la droite et le champ sur la gauche. Le maître est à trois pas de la ferme, l’âne à trois pas du champ, qu’il a quitté, déjà, pour un brin de luzerne égaré au bord du sentier.

L’âne savait d’avance quelle queue suivrait l’annonce du voyage à la ville, car le maître tenait le licou à la main. Le maître a bien prévu des réticences (parce qu’elles béent en lui ?). Ils restent donc à se contempler, un bon moment, de part et d’autre du sentier de choux.

Ils ne se disent plus rien – l’âne d’ailleurs n’a pas encore parlé – mais ils n’en pensent pas moins. « Ainsi, c’était bien ça que tu avais en tête », pense l’un. Et l’autre : « Allons bon ! Tu ne vas pas encore, sale bête, ajouter à tous mes ennuis, par ton sale caractère notoire ! » Car ce que le maître n’a pas dit l’imprègne maintenant tout entier, et cela commande, exige l’insulte. Est-ce qu’on ne se fait pas un ennemi, d’abord, de celui qu’on projette de trahir ?

L’âne a ressenti cette violence interne, elle rend plus inquiétante l’omission devinée. L’inquiétude a durci la tête de l’âne, et même sa queue, qui bat à petits coups, sans trop se redresser.

Le maître fait un pas, dans le sentier. Par réaction, l’âne recule – un pas de deux – hors du sentier. Mais il ne dit rien encore, car une parole d’âne en tels moments tragiques ne peut équivaloir une parole de maître.

Lequel des deux va céder ?

Vont-ils  se mettre à courir ? Dans le sentier ? Hors – autour du champ ? Ou, hors du champ, dans le bois qui s’étend tout autour ?

« Brave bête, dit le maître. Tu sais bien que je t’aime et ne te veux pas de mal ». Il ne ment pas, c’est sûr, bien qu’il puisse cogner.

« Pense un peu, le chemin, la route, les papillons, les fleurs. N’es-tu pas las de tourner en rond dans ton enclos ? À la ville on achète des choses bien meilleures que l’herbe et les carottes. Qu’en sais-tu s’il n’y a pas d’autres ânes là-bas, plus beaux que ton défunt époux ? Voilà combien de temps, ânesse, que tu n’as pas enfanté d’ânon ? »

Car cet âne-là est une femelle, je n’aurais pas dû omettre de le préciser.

Elle attend que le maître prononce « Gertrude », puisque c’est le nom qu’il a choisi pour elle, à ne proférer que dans les temps immémoriaux qu’il appelle « les grandes occasions ».

« Allons, Gertrude, ne fais pas cette tête. »

L’âne agite la queue. Il vient.

Il me faudrait maintenant dire – ce sera long – les péripéties du voyage. Mais chaque lieu, le sentier, le chemin, la première route, puis la seconde a son histoire. Mieux : il est cette histoire : depuis le bornage du champ le sentier, depuis le dernier cadastre du comte de Blain le chemin, depuis l’innovation de la Marche de l’Ouest, le Marquis (pas encore un Plantagenêt) la route – et depuis quand la ville, créée par les Romains (une Villa déjà) ? Car, aller au marché, c’est remonter les Temps, de ce jour, hors du Temps, au carolingien, au mérovingien, à quelque gréco-romain – hellénistique ? – perdu au creux de la mémoire. Cette confusion croissante, à mesure qu’on veut simplifier, par le retour, ne facilite pas la Mémoire. Mais elle justifie, en quelque sorte, qu’on ne dise pas tout ce qu’on sait (pensée du maître). La pensée de l’âne est autre : « Une fois de plus, je me suis fait(e) avoir. »

Je serai bref.

Ils vont l’un après l’autre dans le sentier de choux. Les deux n’y marcheraient pas de front. Par une prudence du maître, Gertrude va devant, le maître – je dirai son nom plus tard  : ce n’est pas simple – derrière. L’âne, libre, a protégé son cou de la corde : il en est fier : il ne sait pas très bien ce qu’est la liberté, mais il ressent la fierté dans tout son corps : le cou non meurtri, la queue au repos, tranquille, l’estomac plein – il mange depuis l’aube – mais pas trop, ce qu’il faut, le sexe troublé un peu par l’énoncé de « Gertrude » mais cela passera. C’est vraiment agréable d’aller, de se promener, de marcher devant, sans faim et sans désir, toutes les passions, tous les besoins, dans l’acte de marcher, de se promener, non seulement résorbés mais ennoblis.

Ce fut vrai dans le sentier, ce l’est dans le chemin où le maître, nouvellement, a pris le pas sur l’âne : quand l’un n’est pas devant, c’est l’autre qui l’est.

Quand l’âne devance, on va moins vite. Le maître ralentit le pas. Est-il conscient de toutes les fougères, les jonquilles, les moineaux ou l’épervier, un chêne plus proche ou plus lointain, qui ralentissent ainsi son pas ? Ce n’est pas sûr. Mais Gertrude n’est consciente que de ceci et de cela. Au point qu’elle en oublie le maître.

Quand il est devant, tout s’accélère : la fleur ne prend plus le temps d’être humée, l’herbe celui d’être broutée, le nuage celui d’être suivi en son périple. Il faut aller. L’étrange besoin ! La marche de l’âne s’accélère : il lui faut bien prendre conscience d’un tout qu’il ne soupçonnait pas … et qui lui fait horreur.

La route est là, où les deux marcheront de front.

L’âne – ou l’ânesse – n’a pas encore parlé.

La route – première – est morne un peu. Les champs, de luzerne, de foin ou d’herbe sèche, se sont éloignés. Il faudrait bien quinze pas pour y atteindre. La monotonie suscite le regret, le regret ouvre à la faim, il exacerbe l’attente. L’âne sait que la route est longue : il avait fait en sorte de l’oublier. L’y voici donc, encore ! Les mensonges du maître ne s’y avouent pas encore ; ils s’y laissent percevoir, comme le soleil qu’un nuage a recouvert. Ce n’est pas si aisé d’aller jusqu’à la ville ! Les longues heures d’attente au seuil de quelque auberge, la faim et la chaleur croissantes, l’insupportable pénurie grèvent le simple désir d’aller. L’âne devient le savant qui, peu à peu, très peu après le très peu, découvre, invente, toute l’étendue de sa déperdition. Il apprend à savoir. Ce n’est pas drôle.

Pourquoi tous ces supplices ? Où m’emmène-t-on ?

Sur la route, au croisement de celle du comte (départementale) et celle du marquis (nationale), l’auberge, qui sera un relais de poste en un jour autre. Le maître s’y arrête : depuis des jours – des semaines ? – il rêve de cette auberge.

Le licou est passé, l’âne attaché.

C’est alors que l’âne rêve et que le maître discourt.

L’âne est seul sur le seuil, esclave et attaché, le maître a retrouvé des semblables, des frères dont il ne voudrait pas pour amis. Mais c’est l’âne qui divague, le maître qui vague, d’abord à la quête de soi-même, car la communication commence par cette retraite : il lui faut se raconter, d’abord. Il a dit qu’il faisait bien beau, sur quoi, de gré ou de force, tous les voyageurs sont d’accord. Puis il s’excuse de n’être pas venu depuis un mois. Pour s’en excuser, il inventera une maladie, une entrave des plus particulières. Il nommera un voisin, que son champ embarrasse, car on rejette toujours sa faute sur autrui.

Les voilà séparés, l’un au seuil de l’auberge et l’autre dans la salle. Mais quand furent-ils ensemble ? Dans le sentier de choux même, avant que d’entreprendre la quête prodigieuse, l’âne était dans son champ, encore un peu : il ne confondait pas la paix et l’aventure, l’asile et le danger, sa gauche avec sa droite. Le maître était dans sa ferme et au marché déjà. Il empilait des temps, des lieux divers et des gens contraires : le François, la Jeanne, l’éternel amour, les gens bien, et les pires : le voisin Boniface, les gens d’armes, l’homme de la loi, plus distincts et plus confondus que la ferme ici, la ville au loin. Jeanne est l’épouse d’un gendarme, l’un des clercs du notaire courtise Sylvaine et celle-ci, par pure malice, laisse penser, quand elle boude, que, peut-être, Ferdinand lui dirait quelque chose.

Le carrefour de Gertrude la reconduit au ciel, où – on le sait – vont les ânes : les nuages, là-haut, dessinent de plus belles routes, ou les éclats d’étoiles, la nuit. Quand on voit les lumières, les nuages disparaissent (un autre carrefour !), mais les unes et les autres agrandissent les yeux : ils les emplissent en les ouvrant, comme les odeurs fleuries des herbes les naseaux.

Seulement, aujourd’hui, noirs et bas les nuages n’emplissent que le ciel. Les murs de l’auberge et les pavés de la route n’ont pas d’odeur. Si bien que le carrefour de l’âne n’en est plus un. Au contraire, celui du maître se précise. Un mauvais homme, dont il a refusé la main, l’a interpellé d’une table voisine :

« Eh ! Bonheur, c’est-y vrai qu’on va te prendre ta ferme ? »

Bonheur est le nom heureux de sa famille, il le fut quand il n’était pas vain. Ses bons amis – la tavernière en est, la Rose – le nomment Pierre, son nom à lui.

« C’est-y vrai, Pierre, bien vrai ? » dit-elle, penchée à son oreille, ses seins disposés à la main.

Il répond, s’essuyant les lèvres : « Ce n’est pas dit ! »

Et, puisqu’il faut toujours raconter, il raconte – pour la centième fois peut-être – l’injustice qui l’a frappé.

« Aujourd’hui, ce me semble, a-t-il dit, Boniface doit être dans ses petits souliers… »

C’est une vieille esbroufe – et longue, toute farcie de pièges et de retours. La fillette de blanc n’y suffira pas. Rose lui en offrira une autre. Après quoi il devra rincer toute la tablée, et les trois sous y suffiront à peine, qu’il gardait, enveloppés d’un linge, dans la doublure de sa culotte.

Pendant ce temps, Gertrude gémit, possédée – longuement – du cadavre effroyable que laisse un carrefour perdu.

 

 

Premier chapitre

QU’EST-CE QUE C’EST

La question – les dimensions et les aspects – l’arbre et la forêt – l’âne et le maître – les dispositions – la réponse.

 

La question – Puisque la question de Martin Heidegger concerne CELA, la première question doit être : qu’est CELA, qu’est-ce que c’est ?

Pour tout le monde, CELA est ce qui est. Mais, ce qui est, le croyant le nomme Dieu, le non-croyant, le rationaliste ou le matérialiste le nomme cet objet-ci (que je considère, conçois ou imagine). Il arrive que le non-croyant, incertain de sa non-croyance, sceptique ou agnostique, se tienne à la limite des deux préhensions.

Tel, Théophile Gautier : « Les dieux sont les rêves de l’humanité. » Ils ne sont pas plus concrets que les rêves, ou les images dont se composent les contes.

Tel, le philosophe Bergson : « L’humanité est une machine à faire les dieux. » Ils ne sont pas moins concrets que les moteurs, les bielles, les arbres de transmission grâce auxquels la machine fonctionne. Ou, plutôt – en approfondissant la pensée de Bergson – que les symboles, mathématiques, physiques, chimiques, qui ont permis la fabrication machinale.

Dans l’ensemble conté, affabulé, ou dans le rêve, des images.

Dans le système construit, machiné, des symboles.

Les images ne disent pas tout ce qui est, demeurent en deçà de l’UN, de CELA. Elles ne proposent que des dieux ou des aspects de Cela. Le conte est à la ressemblance de Ce qui est, mais il s’agit d’une ressemblance tronquée, insuffisante.

Les symboles disent plus qu’il n’est : adjoignent à l’être, à cela, une succession logique, à partir d’une cause, d’une unité conceptuelle, abstraite, systématique.

Il manque au poète, à l’artiste, la concrétude de l’Ensemble, auquel il n’atteint jamais. Pour l’humanité de tous les Moyen-Âge (dont le Chrétien fut le dernier), ce manque était le premier délit : la cache de la pierre encore enterrée, dont une face échappe aux regards du découvreur.

Parce que le philosophe ne peut concevoir les choses que dans un certain ordre, de joints en joints, depuis le joint premier (la cause), il ajoute à l’UN ce joint, le deuxième délit, selon les humains de l’an 1000 – ce qui unit les feuillets de l’ardoise ou de la paillette d’or, une fois la chose déterrée.

Le partage se fait donc très tôt, dès la mise à jour de la Chose, entre l’artiste et le philosophe, bien avant cet abîme infranchissable qui sépare la religion de la science, ou le croyant du non-croyant. Gautier de Bergson, à la limite.

Accessoirement – mais est-ce réellement l’accessoire ? – l’image se propose dans le rêve, pendant la nuit, le symbole s’impose dans la plus grande activité du jour. Si bien que la contradiction se révèle dans le cycle circadien de 24 heures, comme en des cycles beaucoup plus vastes, du mois, de l’année, du cycle d’activité solaire, etc. Mais le circadien suffit ici, sans qu’il soit nécessaire de quêter – ou de construire – plus avant.

Nous l’avons avancé, selon Artaud : tout le dilemme tient dans la dialectique évidente de l’idée et de l’objet. L’objet est clairement le souci de l’art, l’idée celui de la philosophie. Mais l’idée cède devant l’objet pour le savant, qui ne traite plus que des symboles. L’objet se fait l’idée pour l’esprit religieux, qui n’en perçoit plus que des images.

Laquelle des deux, science ou religion, se fonde sur l’idée ? Laquelle sur l’objet ?

Il ne faut surtout pas aller trop vite. Car des siècles séparent les deux premiers délits (la perception et la conception) ou l’art et la philosophie du système scientifique et de la religion ensemblière.

Appréhendons d’abord ce que nous donnent l’idée et l’objet d’Artaud.

Les dimensions et les aspects – Si je ne conceptualise pas l’objet (une molécule, une table, un vivant), il me demeure, certes, perceptible, mais je ne peux rien en faire, ni même me lire à travers lui, me faire. Quel travail immense va-t-il me permettre de situer cette table hors de moi, cette molécule en moi, ce vivant – JE – à la jointure ?

Je considère la table, je nombre la molécule, je suis ce vivant.

L’objet me sera une image, une figure : la table. Ou un nombre, un jeu de nombres : la molécule, ou un vocable : Je.

 Ainsi n’est-il que trois aspects, si je considère cette concrétude : l’objet.

Mais, si je m’abstrais de la quête, Moi/je, pour traiter d’une idée quelconque, objectivement, il me faudra dire qu’elle est simple, ou dialectique, ou trinitaire. Ainsi de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse hégéliennes, ou de la Roue, du Cœur et du Dragon de la première kabbale (selon la trinité d’Ezéchiel), le moi, le toi et le lui des Islamiques, etc.

Le Yetsira kabbalistique et le scientiste hégélien nomment, de même, ces trois des dimensions.

Le point et le trait sont de la première, mais aussi le courbe et le droit.

Le carré, le triangle, le polygone sont de la deuxième, mais aussi le trait que contiennent deux points et le point contenu entre deux traits, si je traite du droit, ou, si je traite du courbe, le pli et la fronce de René Thom.

Le volume est de la troisième (le cône, le cube, la sphère), mais aussi l’ouverture et la fermeture, comme extrapolations du courbe (l’ouvert comme fronce et le fermé comme pli), ou du point, qui arrête, ou du trait, qui ouvre.

Il n’y a pas de quatrième dimension, ou, du moins, l’humain n’en fait rien. Il n’y a pas de quatrième aspect, ou du moins JE ne le perçoit. JE se tient entre les deux délits : le quatrième aspect, qu’il ne perçoit pas, la quatrième dimension, qu’il ne conçoit pas.

Car JE n’est pas simple sans être complexe ; il n’est pas complexe sans être simple. Ce qui est évident de JE l’est de Cela. J’en prendrai pour exemples un arbre et une forêt.

L’arbre et la forêt – C’était le thème d’une conférence que j’ai donnée en octobre 1994, à Limoges ; un thème peut-être mal choisi. Car je perçois et conçois les deux objets. Je perçois l’arbre comme unité, et ne peux qu’en concevoir les composants. Je perçois la forêt en ses parties mais ne peux la concevoir en sa totalité que hors de la perception.

Puis, les dimensions de l’arbre et de la forêt sont également troisièmes. Il s’agit de deux objets volumineux.

Mais ils transposent dans le concret – ou dans l’objet – deux notions ou idées des plus abstraites : l’unicité et la pluralité. Ils participent de « ce qui est » au premier chef.

Voyons, succinctement, ce que j’en tirais.

a)                L’arbre est seul (hors de la forêt) ou bien dedans, parmi plusieurs. À la solitude correspond le dehors, à la notion de « contenu » le dedans.

Considérée de l’extérieur (dehors), la forêt est le contenant de plusieurs arbres. Mais elle est bien, aussi, un territoire, une unité territoriale dans un ensemble de champs, de déserts ou de collines, contenue (dedans) dans le cadastre ou dans la photo prise d’un avion.

b)                Contenu dans la forêt, l’arbre n’en est qu’une partie, un composant. Solitaire, étudié en soi, il contient une autre forêt, de racines, de branches, de feuillage, sinon les cycles qui s’inscrivent en lui, depuis le liber jusqu’à l’écorce.

Contenante des arbres, la forêt est une unité, qui vit, selon les cycles des saisons, semblable à l’arbre en cela, ou dans des cycles plus grands que celui de l’arbre, sur les 12 ans du cycle d’activité solaire, sur des siècles (le temps que durent ces arbres-là : des cèdres), sur l’ère qui transpose la forêt en désert, le désert en forêt.

Mais, contenue dans le cadastre ou la photo, la forêt n’est qu’une étendue – boisée, parmi d’autres, plus ou moins vides. Il faudra bien plusieurs ensembles systématiques (photos, cadastres) pour montrer le rétrécissement ou le développement de cette étendue.

c)                 Si je ne joue plus du contenant et du contenu, > et <, ni de l’unicité et de la pluralité, mais du concret et de l’abstrait, je pourrais dire que la forêt est plus abstraite que l’arbre, ou à l’inverse. Mais, de l’un et de l’autre, la perception demeurera concrète, la conception abstraite.

Dans la forêt, m’y promenant, je n’en percevrais que les composants partiels, les arbres : la pluralité. L’unicité du bois me restera abstraite.

Mais, si je considère l’ensemble de la forêt, comme une partie d’un autre tout, comme du sommet de la montagne ou d’un avion, cette vision sera concrète, quand l’abstraction sera le nombrement de ses arbres, de ses composants.

Il en sera de même, ou à l’inverse, pour l’arbre. Je pourrai le percevoir entier, d’une éminence, mais aussi percevoir ses racines, ses feuillages, le démembrant. Si je le perçois en son entier, ses constituants me seront des conceptions abstraites ; si je n’en perçois plus que la forêt interne, l’unicité de l’arbre ne me sera plus que conceptuelle.

Dans tous les cas, les six notions : l’unité, la pluralité, le contenu, le contenant, le concret, l’abstrait, auront volatilisé l’objet même. Que pourrai-je dire de l’arbre ou de la forêt ?

Il n’en restera que ces aspects : des nominations, des nombrages, des figures, ou des dimensions : des traits et des points perçus de l’astronef ou les graphes de l’informatique électronique, les triangles et les cercles de la perspective ou du cadastre, les volumes, cycliques ou non, que sont en effet, en soi, cet arbre ou cette forêt.

Une première dimension dans le plus grand éloignement, stratosphère ou électronique. Une troisième dimension dans la plus grande approche : l’arbre auquel je me heurte, la forêt où je m’égare. La deuxième dimension en quelque intermédiaire : du rassemblement (le cadastre, la vue non perspective, etc.).

 Afin d’éclaircir mon propos, il me faudra choisir un autre exemple que celui de l’arbre et de la forêt.

L’âne et le maître – Ni l’aspect ni la dimension ne me permettent de saisir l’UN, comme perçu et conçu, ou comme ensemble de ses parties et partie d’un tout (ensemble ou système), ou comme contenant et contenu.

Mais, en tant que cet aspect-là, dans cette dimension définie, je pourrai le percevoir, incomplètement, et le concevoir, en excès.

a)     Si je considère l’1 en tant que nombre, je pourrai dire qu’il se tient entre le manque et l’excès (les deux délits), la perception que j’en ai s’arrête à l’infrarouge, elle en exclut l’aura. Ce sera en p/4 ou Ö(Q-1), vers 0,785. La conception que j’en ai se situe au-delà de 1 (par exemple, l’électron-volt) : elle adjoint à l’UN une partie de son acte ou de son avenir. Je donne à ce dépassement la valeur de Ö(T-1) ou 1,077.

Le nombre (2Ö2)/10 ou (Ö2)/5 s’impose entre les deux nombres : p/4 et Ö(T-1).

Ö2=1,416 et son 1/10=0,1416. Au double : 0,2832.

1,07-0,78 = 0,29. L’approximation est insignifiante. Au reste, deux ordinateurs répandus dans le commerce ne donneront pas les mêmes nombres pour p/4, Ö(T-1) et Ö2.

On pourra dire, sans une erreur irréparable, que l’Unité tient dans le degré de liberté : (Ö2)/5.

b)    Si je considère l’UN en tant que vocable, je pourrai dire qu’il est une parade (montrée) ou une monture (interne).

Mais « parade » est un jeu de mots, qui se fonde sur les deux signifiants : parure et parage. C’est un étalage de « parures » et une protection, un « parage ». Cela joue des 3 : parure, parade, parage.

Monture est homonyme. Il porte les deux signifiés : l’enchâssement, la monture du bijoutier, et le support du cavalier : le coursier.

Concrétude, la parade renvoie à la parure et au parage. Le mot contient le palais et la banlieue (la parure, le parage). Trinitaire, le vocable recouvre trois acceptions.

Abstraction, le vocable « monture » recouvre les deux concrétudes : le bijou, le coursier. Il ne recouvre que deux acceptions.

Jouant du vocable seul, je puis dire qu’il présente un sens commun à deux signifiants (parure et parage), dont l’un est pluriel : les parures montrées, l’autre unique mais hasardeux : le parage.

Ou qu’il présente deux sens, l’enchâssement (le recueil) et le coursier (le support).

Plus précisément, traitant du vocable, je jouerai d’ana et de méta. Les deux mots pourront m’apparaître des synonymes (l’analogie de Saussure, la métaphore de Jakobson). Tous deux disent une équivalence.

Et, de fait, le métagramme et l’anagramme indiquent tous deux un déplacement. L’âne et le maître vont de compagnie, de la ferme à la ville. Mais le métagramme ne déplace qu’une lettre dans le mot. Il remplace une lettre par l’autre : G par M en Agalma et Amalga.

Amalga(me) dit le complexe et le miroir.

Agalma, selon Lacan et son maître Platon, dit la chose contenue, autrefois LA parure, comme une âme en la chose : son indivis – cela qui la rend non pareille.

Anagramme, dans le mot, déplace toutes les lettres, comme « aimer » en « Marie », suggérant seulement une essence commune aux deux mots inventés. Une pure abstraction, sinon quelque non sens.

Anagramme est  le déplacement (cohérent ou incohérent) de plusieurs lettres dans un mot. Métagramme est l’inversion d’une lettre dans un mot (son remplacement par une autre lettre).

De même « anastrophe » dit le déplacement de plusieurs mots dans une phrase (hasardeux ou grammatical). Exemple de contingence, toute hasardeuse : les changes des mots dans la phrase : « Vos beaux yeux, Marquise, me font mourir d’amour » (dans Le Bourgeois Gentilhomme) : « Marquise, vos beaux yeux… » ou « D’amour me font… », etc. Exemple de cohérence grammaticale : le complément avant le verbe, sinon  le sujet en second, ou l’adjectif avant le nom qui le porte, comme en anglais. En français, le bon homme n’est pas l’homme bon, etc.

« Métabole » dit l’inversion d’un mot dans une phrase, et son remplacement par un autre. Ainsi des deux sens de « philosophie » aux temps hellénistiques : « amour de la science », puis « science de l’amour », ou des deux sens de « franc-maçonnerie », autour de 1817/1828 : « liberté de création », puis « création de la liberté ».

Autres exemples : « acte de la lecture », « lecture de l’acte » ; « inscription des fins », « fin des inscriptions » ; « l’état (moral) du Christ en telle station (du calvaire) » ; « la station (ferroviaire) en cet État (la France) ».

Qu’il s’agisse de la lettre ou de plusieurs lettres dans le mot, ou du mot et de plusieurs mots dans la phrase, nous voyons que Meta remplace l’un par l’autre et change le sens – du mot, de la phrase, en jouant de l’Un. Ana n’offre qu’une abstraction, ordrée ou non, jouant des plusieurs.

Par suite, « métaphore » et « analogie » cessent d’être synonymes. L’analogie demeure hasardeuse ou contingente. Hasardeuse  comme image : les périodes de la vie sont comme les saisons de l’année, nécessaire comme ensemble de symboles pour le scientiste : « l’expérience efficace doit être réalisée dans les mêmes conditions », ou « la lune est comme une pomme » selon Newton.

La première analogie sera dite « métaphorique » selon le scientiste ; la seconde sera dite « métonymique » selon le même pseudo-savant.

La similitude « âges de la vie/saisons » sera dite hasardeuse, légendaire, mythique. La similitude « pomme/planète » ou le transfert du concept « voile » au concept « bateau/voilier » ou « travail et valeur de production » sera dite métonymique, successivement déduite, de la cause à l’effet, nécessitée par une loi (physique ou économique).

La métaphore sera cependant tout autre chose, car elle ne jouera que d’une image, non pas d’une pluralité : « le printemps de la vie » pour « la jeunesse » suppose l’analogie « âges/saisons », mais cette analogie n’a que faire d’être exprimée.

Il est de fait que la métaphore peut être tout à fait hasardeuse : « la terre est bleue comme une orange » (Eluard). Le lien, hypothétique, est double : la terre est ronde, l’orange aussi, la terre est nommée « la planète bleue », donc l’orange, ronde comme la terre, est bleue aussi.

Or, les formules : « le printemps de la vie » ou celle d’Eluard n’ont aucun besoin d’être explicitées, raisonnées, conceptualisées. Elles sont, de nouveaux objets, poétiques.

Les analogies ne créent que des anastrophes : cohérentes ou incohérentes, car elles jouent des idées. La métaphore fait le « métabole » car elle change le métabolisme de ce mot-là : « printemps », « terre », « acte », « lecture », « inscription », « fin », « amour », « science », « liberté », « création », par la seule substitution, dans l’inversion.

La position et la tendance – Ici et là, nous remarquerons que la pluralité et l’abstraction s’unissent en « ana », dans l’âne, que l’unicité et la concrétude se complètent en « meta », le maître.

D’où l’ultime question : lequel est contenu dans l’autre ?

L’abstraction de plusieurs dans l’Un ?

L’Un dans le Plusieurs ?

Les parades d’abord : les parures, le parage ?

Ou les montures d’abord : l’enchâssement, le coursier ?

Le premier est-il avant, le second après ? ou bien l’inverse ?

Puis, lequel englobe l’autre ? Le premier ou le second ?

Les vocables (lettres, mots) ne nous permettent pas de répondre à ces questions. La lettre est homonyme : « à » indique la direction : « je vais à Paris », la possession : « ce chien est à moi », l’usage ou le moyen : « ce fusil à pompe », « ce fusil à flèches », et le lieu même : « le travail  à la main », personnel, « le travail à l’usine » collectif.

Mais des lettres différentes peuvent être synonymes : J, I, R en Juan, Ivan, Ruan en Juan. Et, de même, U et V dans les mêmes mots.

Si je joue des mots, « rôle » et « emploi » auront le même sens, au théâtre et dans certaines entreprises : ils seront synonymes.

Mais le rôle d’équipage, ou au tribunal, contient de nombreux emplois, recueille plusieurs affaires. Ou l’emploi de valet peut atteindre au rôle : de Scapin, de Sganarelle, de Figaro, ou l’emploi de « vieux beau » au rôle d’Arnolphe, l’emploi d’ingénue au rôle d’Agnès sinon à celui de Célimène (pour le fervent de Molière).

Deux synonymes comportent un seul sens. Un homonyme en contiendra plusieurs.

Si deux synonymes contiennent le même sens : localisation et tendance, le concept : disposition, le mot « disposition », à l’inverse, contiendra les deux sens : tendance et localisation.

Un objet vocable ne contient pas les deux idées, sans qu’une idée ne puisse unir deux vocables, que le vocable soit une lettre ou un mot.

Tel est le passant sur une route. Pour le définir (« qu’est-ce que c’est ») je devrai dire sa position, à tant de vestres ou de kilomètres de son départ ou de son arrivée, et sa tendance, vers l’arrivée ou depuis le départ. Dans le sens direct ; sinon dans le sens inverse, le retour.

Mais si je prétends dire la position de l’objet (aspect/image ou symbole/concept), j’aurai le choix entre ces deux :

Le manque, <1, en p/4,

L’excès, >1, à partir de l’électron-volt ou de Ö(T-1).

La tendance, elle, ne sera qu’une : de l’avant vers l’après, ou de l’objet en devenir, vers 1, à l’objet devenu, depuis 1.

Différemment, si je considère l’objet comme 1 ou Un, sa position ne sera qu’une. Par exemple, les parures dans l’enchâssement : une lecture de l’acte – et quelque support-coursier dans le parage déjà : un acte de lecture, afin de contenir la pensée, poursuivre la marche de l’idée.

Mais ce Un portera les deux tendances : du devenir vers le devenu, ou de la cause (passée) à l’effet (à venir). Je n’aurai perçu qu’un seuil : l’infrarouge, et conçu qu’une cause : l’électron-volt.

Ainsi sera-t-il du « symptôme », que Lacan situe entre l’imaginaire et le symbolique : lecture de l’acte, ou acte de lecture alors.

La réponse – « Qu’est-ce que c’est que cela ? »

La réponse n’est pas simple.

C’est une quantité qui devient unité. Et l’unité qui devient une quantité.

C’est le sens (« signifié ») commun à deux signifiants (synonymes) et le vocable, le signifiant homonyme, qui porte plusieurs signifiés ou sens.

C’est ana ou meta. Ou l’arbre dans la forêt ou la forêt dans l’arbre.

Entre le dehors et le contenu, entre l’image et le symbole, cette lecture de l’acte et cet acte de lecture que Lacan nomme le symptôme.

Dans l’instant même (externe) et la présence (interne), hic et nunc, ici et maintenant, c’est une parade et une monture, entre le devenir/devenu et le passé/avenir.

Etc.

Mais, me cantonnant aux seules « dispositions » de l’objet : sa position et sa tendance, je pourrai simplifier le débat des deux délits, à condition de parler de « probabilité de position », car la position demeure incertaine, entre p/4 et Ö(T-1), en (2Ö2)/10, pour la station ; et de « quantités de mouvements », pour l’état, car toute tendance de l’objet est un mouvement déjà, en sa « puissance » ou en sa charge énergétique.

Ni le symptôme ne recueille tous les aspects de l’objet, toutes ses images, ni le symptôme n’indique toute sa tendance, dans le concept symbolisé. D’où, l’a peu près du diagnostic, et l’erreur – parfois – de traitement.

Alors, mais alors seulement, je pourrai dire une disposition de cet aspect de l’objet dans une dimension définie (le point ou le trait, la ligne ou le courbe, le cône ou la sphère), et sa tendance, dans le sens devenir/devenu ou cause/effet, selon que je traiterai de l’ana (plusieurs) ou du meta (un).

Je pourrai dire s’il est un arbre ou une forêt, ou bien l’un de ces arbres : naturel, mécanique, des généalogies, ou l’une de ces forêts (interne, externe). S’il est un ensemble de parures ou une défense, un enchâssement ou un support.

 Une perception ou une conception. L’objet de l’artiste ou celui du philosophe.

Quant aux questions annexes : lequel contient l’autre ? Lequel est avant l’autre ? Lequel est abstrait, lequel concret ? Je pourrai aussi y répondre, toujours, mais de manières différentes selon que je traiterai d’un aspect ou d’un concept, de cet aspect-là : figure, nombre, vocable, ou du concept : dimensionnel, nombré, nominé.

Hors cette précaution, rien ne sera plus sûr, nulle réponse assurée. J’en ai donné, souvent, cet exemple, perçu/conçu l’année où mourut ma femme France : une terrine de pâté dans le four. La terrine est contenue dans le four (par l’extérieur de son couvercle, d’elle-même) ; elle contient le pâté (par ses faces intérieures). Les dimensions de son extérieur seront évidemment plus grandes que celles de son intérieur. Elle sera donc plus grande comme contenue que comme contenante. Contenu, l’objet est plus grand que l’objet contenant. Contre la règle admise par tous, la plus évidente : le contenant est plus grand que le contenu.

Vraie si je traite de plusieurs objets (au moins trois), la règle ne l’est plus si je traite de l’en-soi, de l’UN.

Les clés de la réponse – Dans tous les cas, cela est l’UN.

Mais l’UN peut être en soi, dans l’indivis, en sa substance, ni perçu, ni conçu. Il peut être projeté ou se projetant, du dehors au dehors, au-delà de la perception, en deçà de la conception, comme un lecture ou un acte.

a)     En soi, l’UN est Je, ou le symptôme, une parade et une monture – mais ce sera en son étendue ;

Ou bien l’UN est le minuit dans le jour, le Noël dans l’année, la pleine lune dans le mois, le maximum d’activité dans le cycle d’activité solaire, l’Atlantide, l’Éden, la Terre Promise, le Temps de tous les saints dans l’ère « précessionnelle » – mais ce sera en sa durée.

S’agira-t-il de l’étendue (la dimension) de cet aspect-là de l’objet ? Ou de l’aspect qu’offre cette durée-ci : le jour, le mois, l’année, etc.

b)    Hors de soi, ou dans ses rapports avec plusieurs, l’Un ne pourra être perçu, en cet aspect, ou conçu, par le joint que j’y surajoute. En sa lecture ou par son acte.

Nominalement, il sera toujours un « signe », signifiant ou signifié. Mais le plusieurs sera des sens, des signifiés si je jour de l’homonyme ; le plusieurs sera des signifiants, si je joue des synonymes.

Numériquement, l’UN (1) se tiendra entre p/4 et Ö(T-1),

au point où Öx = (x+1)/2, où Ö1 = (1+1)/2.

Il ne sera qu’un degré de liberté.

Figurativement,  ce sera le point entre les traits (ou les droits du triangle) et les courbes (du cercle ou de l’ellipse). Le sommet de la courbe de Gauss ou de la cloche : la puberté achevée, la fin de l’adolescence ou le maximum de l’énergie vitale.

Néanmoins, ce signe, ce degré de liberté, ce maximum ne seront pas perçus ou conçus de même dans la première, la deuxième ou la troisième dimension. Par exemple, le point/sommet de l’angle sera une ligne entre deux faces ou deux surfaces, une interface entre des volumes.

Le signe sera une lettre, un mot, une phrase. S’il est vocable. Il jouera d’une fraction, inférieure ou supérieure à l’UN ; ou d’une racine :

Ö(Q-1) = p/4, Ö(T-1) = p/4 + (Ö2)/5.

Sinon de « i » et de « i2 » en jouant de –1 et de +1.

Hic et nunc, Cela est toujours l’UN, mais l’UN peut être un indivis, en soi, et un signe, hors de soi.

Il sera donc, toujours,  une inversion, un acte non moins qu’une lecture. Axé, dès lors, vers l’Un comme un recueil (de parures), ou depuis l’Un, comme une monture, un support.

Mais, à ce recueil, il manque une lettre perdue (l’aspect inaperçu), comme le diront Poe, Melville, Kafka – entre autres.

N’importe quelle cause ajoutée (le premier joint) ne sera qu’un enfant trouvé, car cette cause jamais ne sera l’origine de cela. C’est un bâtard, un orphelin, un adopté dont le philosophe jouera (un « axiome » dira le scientiste).

Qu’est-ce que cela ? Une lettre perdue devient un enfant trouvé, en cela. On le nommera le facteur, qui délivre (trop tard) la lettre et qui soulage l’enfant trouvé par la nécessité de faire (souvent trop tôt). Qu’est-ce que cela ? le facteur – mais, à la fois, cet employé des postes, un fonctionnaire, et ce fabricateur, un ouvrier. Privé de la lettre, le poète n’est qu’un fonctionnaire sans sa fonction, à laquelle la lettre l’affectait. Enfant trouvé, le philosophe n’est plus que l’ouvrier besogneux, que l’ignorance de son origine affecte.

 

LE CONTE

 

II

 

Je ne peux continuer de raconter l’histoire, dit le conteur, sans décrire le lieu où elle se passe et passera. Mais, de même qu’aujourd’hui ne se décrit pas (qu’importe, en vérité, qu’il se situe il y a mille ans ou dans un millénaire ?), l’ici doit échapper à toute topologie : la Bretagne n’y convient pas moins que la Vendée ou la Bavière, l’Europe ou l’Amérique un jour, la Terre ou Mars, réduit aux limites d’un comté.

Ce qui importe, c’est ce jour pour l’âne et pour son maître, où ils vont au marché. Pour en revenir ou non ? C’est tout le problème, car chacun des deux est sûr d’en revenir ; et déjà, par indifférence ou intérêt, il a fait sienne l’hypothèse que l’autre n’en reviendra pas. C’est-à-dire que, pour l’un des deux, le lieu est promenade (un cercle), et que, pour l’autre, ce doit être un trajet sans retour, le lieu de l’aventure – et quelle !

Ce doute, relatif à la nature du lieu, de promenade ou d’aventure, se double d’une antinomie topologique. Au point où nous en sommes, ici est un carrefour. Mais, pour le maître, c’est le carrefour entre quatre routes, dont l’une reviendrait au chemin, puis au sentier de choux et à la ferme, une autre conduirait à la ville. Les deux autres vont n’importe où : en fait, le maître connaît l’une d’elles jusqu’en ses moindres détours, il sait qu’elle mène à une rivière où il se baignait l’été, enfant, et sur le bord de laquelle, il y a bien des mois il a rencontré son amour Sylvaine. La quatrième route, il ne sait où elle conduit que d’une façon confuse, presque abstraite, tout juste assez précise pour en reconnaître le tracé sur une carte.

Je vous ai dit certains des carrefours de l’âne, que dessinent ou non dans le ciel les nuages, plus proches l’eau des fossés, la taille ou la fleur de l’ajonc. C’est beaucoup plus complexe. Car les temps du maître sont nombreux, presque innombrables : celui des parents, celui des camarades, de Baltazar (et de la haine), du gendarme (et de la peur), de la sœur (l’amour familial), de Sylvaine et de l’amour tout court, le plus long… Mais il n’est qu’un lieu, un espace, ou plutôt cette étendue-là : ce carrefour maintenant, ici. Le maître peut toujours dessiner ce lieu-ci, ou le concevoir, même s’il ne le perçoit tout entier. Mais l’âne est à ce point divers, pluriel, qu’il ne sait pas – ne sent pas – toujours exactement ce qu’il est, il ou elle (un âne, une ânesse). Le maître ne sait pas – ne sent pas – les millions d’êtres qui sont en lui, courent sur sa peau, naissent, meurent sans cesse.

L’âne ne les sent pas tous non plus, mais il est la puce qui le suce, la mouche qui l’assiège et l’escargot qui grimpe le long de sa patte avant (à droite). Un jour, il fut le serpent qui quémandait son lait ; un autre jour, le grand épervier qui l’obscurcit.

Il est à ce point les autres êtres qu’il ne confond jamais leurs territoires. Quand il chemine, la feuille de l’arbre vient vers lui, puis elle disparaît dans son dos. La fourmi, le ver, la scolopendre font de même (ou, s’ils vont dans le même sens que lui, il les dépasse, ils s’esbignent aussi). Mais d’autres existences, plus vastes, l’accompagnent tout au long du chemin : le vent, le ciel, l’oiseau véloce, les horizons lointains. Le territoire de la puce est moindre que le sien, qui lui survivra sans doute ; celui du maître est plus étendu : il y est né, il sera encore quand l’âne ne sera plus.

Chaque être a son domaine, chaque émotion le sien. Le respect que l’âne a pour le vent est aussi étendu que le vent ; la peur/amour du maître non moins large et haut que le maître lui-même. Quoi qu’il fasse, il y est contenu, lui ou son petit territoire. Mais il peut négliger les émotions moindres, que lui causent la puce ou l’escargot : ils auront fait le tour de leur territoire bien avant que l’âne ait achevé sa vie.

Or, cette pluralité de l’âne et cette unicité du maître, si je les considère dans l’espace, ne sont pas des phénomènes simplement subjectifs. La route même, la route choisie, qui mène de l’auberge à la ville, est si courte pour le maître que, serait-il seul, Pierre la parcourrait dans le temps du rêve. Ni la charrette ne ralentirait son pas, ni la calèche de la fille du comte, que précèdent et suivent des soudards, ne l’interloqueraient au ras d’un fossé. Mais Gertrude, à chaque pas bientôt renâcle ; elle tire à hue quand le maître tire à dia (ou bien à l’inverse). C’est que le clocheton de l’église s’est profilé, là-bas, et que l’église dit la mort des plusieurs : bientôt le vent ne sera plus là, ni les forêts lointaines, ni les feuilles proches. L’escargot aura quitté l’âne, sinon la puce. Entre les murs et les échoppes, les chariots et les non-maîtres, Gertrude sera seule, désertée. Elle stoppe alors, braie, de toutes ses voix proteste. Un seul vœu : qu’on n’aille pas plus loin !

Les soudards qui précèdent ont bousculé l’intrus :

« Allons, bonhomme ! On fait passage ! »

Mais la comtesse (éventuelle) a mis le nez à la lucarne ; elle s’est penchée. Comme il est drôle, cet empêtré, avec son âne ! Est-ce qu’il ne va pas un peu cogner sur cette bête, avec sa corde ou un bâton ?

Pierre Bonheur n’a pas de bâton. Quant à se servir du licou, il ne peut pas. N’est-ce pas assez que d’aller vendre Gertrude à la foire ? Est-ce qu’il faudrait lui taper dessus aussi ?

« Gertrude ! dit-il tout bas, Gertrude, me fais pas ça ! » À la fin, une telle mansuétude a étonné la jeune comtesse, elle l’a suspendue, dans l’attente, émue, séduite. « Il va frapper ou non ? Eh bien ! Non. Qu’est-ce qu’il veut ? » Le comte, depuis longtemps, eût fait fouetter l’idiot, exclu de son chemin et chassé de son esprit. La jeune fille n’a pas quatorze ans. Elle se nomme – un caprice du sort ! – Iphage (d’Iphigénie). Elle apprend à vivre, à aimer ; se persuade, est persuadée, de devoir apprendre encore.

Combien d’univers tiennent dans le cœur d’une donzelle, d’autant plus divers et divertissants que le temps approche où la donzelle, pas encore maîtresse, se devra de simplifier tout cela, si elle veut devenir LA comtesse.

« Brave homme, dit-elle, laisse ton âne, viens ici. »

Interloqué, le maître a cessé le manège. Il n’est plus le maître mais le domainier, à peine plus qu’un serf, un esclave (différent de l’esclave en cela que tout repose sur ses épaules, le poids des impôts, des charges, des soumissions, du recensement militaire, que compense le denier, tout cela dont l’esclave n’a pas à ce soucier). Un homme libre. À peine a-t-il perçu l’ombre de la calèche. L’appel de la comtesse remet les choses en place, ses pieds par terre. Il se précipite, évidemment.

« Madame ? »

Elle dit que c’est étrange, ce truc. Qu’est-ce que cela cache ?

« Tu me préfères un âne ? Plutôt que de le soumettre, tu me persécutes ? »

Une jeune fille qui apprend le franquie, après quatorze ans de latin ou d’une autre langue ne peut s’empêcher – c’est trop humain ! – de faire étalage de sa science. Si sauvage qu’il soit, cet individu-là doit parler le Franchy (elle n’est pas assurée de l’orthographe du mot).

« Serais-tu un révolté ? Un hérétique ? »

Elle se le demande vraiment. Les routes sont tout emplies de ces vaudois, de ces cathares, de ces chouans, de ces intégristes, de ces terroristes, de ces patriotes, de ces paysans, hommes du pays – et c’est tout dire.

« Madame, dit l’homme qui n’est plus le maître, je suis un bon serviteur du comte. J’ai toujours payé les impôts, au plus juste de la gabelle, et mon père a payé aussi, pour que je ne sois pas soldat. Je n’ai aucun reproche à me faire, sur l’honneur, même si de mauvais hommes, des gens de loi, aujourd’hui prétendent … »

« S’il te plaît, tu ne me racontes pas ta vie ! Explique. »

Le maître qui n’est plus le maître ne le peut pas. Il lui faudrait parler de Sylvaine et des marchands, de la sœur, de l’étrangère Jeanne, et de l’angoisse d’être rejeté, honni, à laquelle, humainement, ne peuvent s’ajouter des coups.

« Quel est ton nom ? »

Il dit : « Ambroise », parce que c’est un nom qu’il aime. Et parce qu’aussi, en disant Pierre Bonheur, il craint que la fille du comte ne dise au comte, ce soir, comment ce triste individu a, ce jour même, adjoint à ses méfaits passés celui d’avoir causé cet esclandre – et de lui avoir fermé le passage – à Elle.

Elle s’amuse bien.

« Alors, Ambroise, qu’est-ce qu’on fait ? Je reste là et tu dorlotes ton âne ? »

« Majesté, dit le maître fou, Votre Éminence, Votre Sainteté, je vais lui taper dessus à le rompre ! Je supplie Votre Grâce de me pardonner ! »

« C’est bien, dit la Principauté déçue. Fais vite ! »

Tellement déçue que ça l’irrite. Qu’a-t-elle appris de cet imbécile ? Pourquoi l’arrêt, l’attente, la mansuétude ? Son père, le comte, a bien raison : hors de la race, du sang, rien que des avachis ! Elle se reproche le temps perdu – à chercher quoi ?

Elle fait un signe au premier garde, qui donne un grand coup de fouet à cet Ambroise, qui donne un coup de pied cruel à l’âne, qui fait un pas – enfin !

Car, pour l’âne, la route est tout autre, longue, qui va de l’auberge à la ville. À toute seconde il faut combattre, et c’est tantôt la puce, tantôt la scolopendre qui combat avec lui. Chacun marquant son territoire d’une piqûre ou d’un frôlement. Mille univers sont avec l’âne, mais si petits que, tous ensemble, ils n’équivalent pas à l’univers du maître (bien exigu lui-même en regard de l’univers du comte, ce que l’âne ne sait pas).

Courte pour le maître, s’il était seul, longue, longifiée à l’infini pour l’âne, s’il l’était, la route est cette mesure pourtant, précise, pour celui qui n’est ni l’âne ni le maître – le conteur.

Est-ce que je puis dire ce lieu, la route ? Elle va du sud au nord dans le comté ; mais de l’ouest à l’est dans le marquisat. Le Marquis, l’homme de la Marche, il n’apparaîtra pas dans ce conte ; moins encore le duc, le prince, le roi (l’Inaccessible) dont les Missi Dominici ou les agents du F.B.I. viennent, une fois tous les cinq ans, jusqu’à la Ville.

La Ville est le projet du maître, le déchet pour l’âne. Un canton, une partialité territoriale pour les Missi Dominici ou les agents du F.B.I. Là encore, que dirai-je du Lieu ?

Comment le dire sans le nommer ? Comment le nommer sans le trahir ?

Déjà je l’ai nommé : la ville, le marché, en laissant croire que le marché se tient dans la ville, comme une partie dans le tout, dans un quartier de la ville, ou comme ce jour : le premier mardi, dans le mois, alors que la ville tient – et s’allonge, s’élargit, sur des siècles, depuis la villa gallo-romaine. Mais c’est tout à l’inverse, car la ville est encore petite : une rue, la Grande Rue, qui débouche sur la Place, à l’entour de l’Église, et se prolonge au-delà, moitié moins longue alors ; puis, trois impasses et quatre ruelles, vaguement encloses en deux demi-cercles, que borderont un jour les Fortifications.

Ce village, le marché le double : il porte une ambition presque inavouable – ou bien avouée par ce seul mot – de devenir un autre lieu, le Lieu en Chef, le Marquisat, Marche de l’Empire. Mais une ambition différente, plus spirituelle que matérielle, fait que certains ne disent pas : le marché, mais : la foire (la Foria, le Jeu). À l’utopie sociologique, s’adjoint, la combattant, l’exigence plus secrète, mais plus prenante peut-être, d’être le lieu de la fête, de la joie et réputé comme tel à cent lieues à  la ronde. Un Royaume où chacun se retrouverait chez soi, libre de s’y livrer aux caprices les plus fous. Ainsi, le marché, de tous côtés, déborde la ville. Foireux ou non, il la précède, bien en-deçà de la première maison, celle d’un ex-abbé, qui vit paisiblement sa retraite (de l’Évêché) ; il s’achève bien au-delà de la dernière maison, celle d’une sorte d’érudit, qu’on prétend alchimiste et qui vit sans retraite, de son jardin et de ses bêtes, sans en faire le commerce – pour ne pas payer patente, ainsi que le doivent faire les Etablis de la Rue : le barbier, le boulanger, le forgeron.

Dès la campagne, une taverne a mis ses tréteaux hors des murs, car le voyageur d’abord a soif et faim. L’enclos aussi est hors des murs, où broutent piètrement trois chevaux (car on voudra peut-être changer l’attelage). Ce sera le Relais, mais dans combien de siècles ?

Un marchand de cidre s’est accolé à la taverne (un curieux choix !) que des arrangements furtifs, extralégaux lui associent, de plus en plus onéreux chaque année depuis cinq ans, depuis l’avènement du nouveau comte, dont l’intendant entend se servir au passage des redevances. Un marchand de bottes, qui cire gratis (son fils se rattrape sur les pourboires) succède au cidrologue. Quelque Cid suit, un matamore, qui ne sait quoi représenter ou qui combattre. Plaute et Térence sont épuisés : qui d’ailleurs parle encore le vrai latin ? Et le Pantalon est ignoré, non advenu, en ce Jour où femmes et hommes portent culotte. Dans l’ignorance de la vesture républicaine et par la science qu’il a des inventions galloises ou écossaises, le monteur de spectacles – un audacieux ! – dit l’amour impossible de Roméo et  de Juliette, pour faire pleurer les dames. Sa fillette de treize ans joue l’ingénue et un rustaud, nanti d’un certain charme, le rôle de l’amoureux : il ne quittera pas le théâtre, une semaine prochaine et dans une autre ville, sans avoir dérobé la bourse du patron.

Suivent un épicier, un marchand volage de thym et de lavande, puisque la route d’Orient ne va pas jusqu’à Blain : des épices de Haute-Bretagne et de Provence. Bien d’autres passagers, je le répète, s’échelonnent avant, après la Grande Rue, la traversent dans les ruelles, ou la contournent. Gertrude ne sait rien de ces trafics ; Pierre, qui les soupçonne, les rejette avec dégoût. Il sait trop bien pourquoi il n’aime pas la ville. De plus en plus inquiète, à demi folle, Gertrude hait le marché, la foire – ou quoi qu’on nomme ce délire des hommes qui ne sont pas son maître. Ni l’un ni l’autre ne pourraient dire comment une partie excède le tout.

 

 

Deuxième chapitre

COMMENT EST-CE QUE C’EST ?

 

La question – les dispositions et les déclinaisons – le mode et la relation – l’âne et le maître – les passes – la réponse.

 

La question – La seconde que pose la question de Heidegger peut s’énoncer ainsi : qu’est-ce que c’est : être ?

Nous avons dit que Cela est une lettre perdue ou un enfant trouvé. JE ne peut se satisfaire de ces réponses. Il lui faut savoir ce que dit la lettre et ce qu’est l’origine, la filiation de l’enfant. Car JE n’est pas, s’il ne connaît pas sa fonction et son origine réelle. Il lui faut un but et un père. Il n’est de trait qu’entre deux points, deux termes : son origine et sa fin.

Comment donc est-ce que je puis être ?

JE change, il se maintient. Mais que peut-il maintenir s’il ignore son ascendance, ses pères, grand-pères, ancêtres : sa race ?

Que doit-il transformer dans le monde, et transformer en lui, s’il ignore sa fonction ?

Il est à craindre que la question, ici, se scinde : en un  quiproquo (je prends ceci pour cela) et une étiquette : je décide pour ceci ou pour cela.

Comment cela est-il ? Dans le quiproquo ou par l’étiquette.

Les aspects font le quiproquo (la lettre est perdue).

Le concept n’est qu’une étiquette (le beau-père, l’assistance sociale, la famille adoptive).

Dans l’affabulation, recueil des images, le quiproquo menace.

Dans le principe, support de tous les symboles, l’étiquette est certaine. Ce sera celle-ci, à l’exception des autres.

Dans cette photo, dit Raymond Roussel, la vieille est prise pour une jeune ; dans cette autre photo la jeune pour une vieille. Ou bien la pieuvre géante, vue de loin, n’est plus qu’une araignée de mer, prise dans le filet, de près.

Le prodigieux combat des Pyramides n’est qu’un court accident dans la vie de Bonaparte Napoléon.

Mais cette seule colonne, parmi cent, sera considérée comme celle qui guérira de la jaunisse ceux qui la touchent ; ou bien cette étiquette fera toute la vertu du produit pharmaceutique, selon le même poète.

Pour le savant, on le sait, l’étiquette fait le salut : elle sauve du quiproquo.

La lettre perdue fait le quiproquo ; l’abandon de l’enfant trouvé a justifié l’étiquette.

Mais puis-je répondre à la question : « Comment est-ce que c’est : être ? » sans risquer le quiproquo, ou me borner à l’étiquette ?

Il sera deux réponses à cette question :

L’une, proche encore de l’UN, par les dispositions, nommées, nombrées ou figurées dans l’UN: la position et la tendance ;

L’autre, éloignée de l’UN : les déclinaisons, qu’il nous reste à dire. Ce ne sera plus dans l’unicité (meta), mais dans la pluralité (ana), bien que « meta » demeure en filigrane, depuis l’UN ou vers l’UN, dans les deux voies, vers la lettre perdue ou depuis l’enfant trouvé. Ce ne sera plus dans les dimensions, mais en une autre trinité. Les chiffres y deviendront des séries (suites ou fonctions) si je joue du nombre.

Examinons.

Dispositions et déclinaisons

A)    Le quiproquo.

Au crépuscule, dit le saint Jean de la Croix, les couleurs s’affadissent et se confondent. Elles le feront aussi à l’approche de l’hiver ; et les croyances de même – ou les images de Dieu – se mêlent ou s’interpénètrent aussi, en l’approche du Royaume (Terre Promise ou Toussaint).

Si CELA n’est pas un Temps, le sommet de l’angle, mais « le symptôme » ou Je, nous avons constaté que l’image et le symbole, ou bien la position et la tendance, s’y unissent au point que l’un peut être pris pour l’autre, le Qui pour le Quo.

Nous sommes quelque part dans le degré de liberté ((Ö2)/5) ou parmi les parades et les montures, les amalgames, les agalmas.

Dans tous les cas, l’approche de l’Un accroît la menace du quiproquo. Si bien que « 1 » ne sera plus dit que le degré de liberté même, entre l’infrarouge (la couleur) et le DO + (le son), la longueur d’onde et la fréquence, sinon l’homonyme et les synonymes, ou cette fractale-là entre les dimensions (une dentelle, une neige, une écume, une danse).

Non pas le vase, la coupe, le Graal, mais le vin ou le sang que le récipient contient.

Toujours, là, le contenant est pris pour le contenu, la position pour la tendance, la durée pour une étendue – ou à l’inverse.

C’est alors que Cela (l’objet/sujet) ne se laisse plus percevoir, concevoir, que par l’examen de ses dispositions.

D’autres que Jean de la Croix et Roussel le disent de la deuxième vallée (Attar) ou de la deuxième parabole (le Thomas de l’Aurora consurgens), après la première vallée, parabole, de la Question. En ce lieu, une chose est prise pour l’autre.

B) L’étiquette.

En l’heure du loup, peu avant l’aube, Jean et Thomas situent la « seconde mort », l’abandon de la Foi. Attar et Roussel parlent de faux-semblant, l’idole, l’étiquette.

C’est le troisième poème de Roussel, après la Question et le Quiproquo. Mais la cinquième vallée ou parabole, au-delà de la troisième et de la quatrième, où s’est inversé l’UN.

C’est aussi le temps, le lieu de la numération, si je joue des nombres, de la déclinaison, si je joue des mots, de l’anamorphose, de l’ellipse ou de la reptation si je joue des figures.

Lorsque Velasquez tente de dire comment les hommes machinent les dieux (dans Le Manuscrit trouvé à Saragosse), il ne recrée que des combinatoires : tant de lettres donnent tant de combinaisons. A et B ne donnent que l’ensemble AB ; A, B et C en donnent deux : AB et ABC.

Mais d’autres calculateurs, plus savants ou complexes, parleront de lettres axées. A et B donnent deux ensembles sensés : AB et BA. A, B et C en donnent six : ABC, ACB, BAC, BCA, CAB, CBA.

À l’infini ce sera la série des factorielles : 1, 2, 6, 24, 120, et de leurs inverses : 1/1, 1/2, 1/6, 1/24, 1/120 … dont la sommation est « e-1 » ou 1,718.

 Il sera d’autres combinatoires, que fonderont les nombres irrationnels et leurs racines. Ainsi de la série des moyennes, depuis Ö(T-1) :

Ö(T-1)  = ((T-1)+1)/2

(T-1) = (Ö(e-1)+1)/2

Ö(e-1) = (Q+1)/2

Q = (Ö5+1)/2 …

Jouant des mots, les déclinaisons latines ont joué des « groupes » : Rosa est du 1er, Dominus du 2ème … et des « cas » : nominatif, vocatif, génitif, datif, accusatif, ablatif. Les déclinaisons françaises ne concernent que les verbes. Ici, les « groupes », en « er », en « ir » … se conjuguent avec les « personnes » : individuelles : je, tu, il (ou elle) et collectives : nous, vous, ils. D’autres peuples européens, slaves, allemands, utilisent d’autres déclinaisons.

Combinatoires, séries, déclinaisons, ce ne sont là que des étiquettes. Inventées en l’heure du loup, au-delà de l’UN, elles se développeront, se complexifieront d’autant plus qu’on s’éloignera de l’unité, ou que l’UN s’éparpillera, se dissoudra dans la pluralité.

Disposition comporte deux sens internes : localisation et tendance, le cens et le sens.Déclinaison permet, supporte un cens externe : le combinatoire, le groupage, et un sens interne : le déclin (comme quand je parle des déclinaisons de la lune). Mais je m’arrêterai aux deux mots, synonymes ou non : « inclinaison » qui dit l’état de la chose inclinée, et « inclination » qui dit l’acte d’incliner. Puis, « inclination » dira la tendance, toute affective, qui porte le sujet vers tel objet, et la tendance topologique qui porte une tête à retomber en avant.

Le naïf parlera de l’inclinaison d’un toit, pour dire le toit incliné. Mais le romancier subtil, poète, seul parlera de l’inclinaison de moi vers toi, pour dire une passion révolue.

L’inclination porte le groupage, le combinatoire, la « cristallisation » selon Stendhal. L’inclinaison, achevée, dit le déclin, la pente irrésistible, du toit ou de la passion. C’est-à-dire les deux sens de « déclinaison ».

Dans Le Manuscrit, Velasquez reconnaît que l’âge survient (l’apogée de l’énergie vitale) où la puissance de l’adulte – et sa puissance combinatoire – commence à décliner. Les combinatoires cèdent à la courbe en cloche, au chapeau de Gauss. C’est alors que Newton, Kant, Nietzsche entament la retombée qui mène à la folie, mais que la plupart des hommes s’enferment en l’étiquette (la colonne guérisseuse) qui les soulage de leur déperdition.

Avant que d’aller plus loin, il me faut dire ma conférence à Thouaré, en novembre 1994.

Le mode et la relation – L’intitulé de la conférence était : la fiction et la vie. J’y ai parlé surtout de ces deux objets : le fil et le défilé.

 Le point de départ en était le regard que l’homme jette sur son passé – ou bien l’humanité sur son Histoire. Ce regard est double. Il découvre d’une part un fil – continu – depuis une cause imaginaire ou non : je suis ainsi parce que je suis un enfant trouvé, un orphelin, que j’ai voulu tuer mon père ou épouser ma mère (selon Freud), parce qu’on m’a violée quand j’avais onze ans, ou parce que les Hébreux, les Grecs avaient compris l’utilité de la division du travail en des tribus ou des phratries (selon Karl Marx).

Mais sa mémoire – de l’homme ou de l’humanité – lui révèle d’autre part une série de défilés, de passages, qui se présentent à lui comme des coïncidences, des « synchronicités » : ce fut ainsi au Moyen Âge ou après la Révolution, en hiver, en été, après mon adoption, avant le premier amour. Ce fut toujours avant ou après un événement autre, qui situe et n’explique pas. Car, pourquoi le noir Moyen Âge a-t-il succédé au Royaume des saints ? ou le mariage de mon ami François à la pousse de ma première barbe ?

La fiction, disais-je, est un conte, un récit, une relation. La vie est finalement une ou plusieurs manières d’être, des modes.

La relation, inventée ou non, constitue le fil de la fiction, du conte. Les modes, toujours vécues, furent comme des défilés.

Le fil, qu’il passe ou casse, est une continuité (le fil de la couturière). Il est un support (le fil de l’équilibriste), il pourra être une arme (le fil à couper le beurre). Il est toujours un « soulagement », qui édifie, supporte ou coupe (le soulagement de ma bourse, par le coupe-jarret). Au terme, toujours, une dérobade, celle du système qui s’effiloche ou se contredit.

Cela se fait par l’autre sens de « relations », au pluriel : les rapports, qui associent ou dissocient, sympathisent ou antipathisent. Car les soulagements ne jouent que des rapports, qui glorifient, élèvent (vers le haut), protègent ou préservent (supports), dérobent ou détruisent au terme (cela se nomme : l’entropie). Le fil de la couturière se casse, le fil de l’équilibriste se détend, le fil à couper le beurre sera lui-même coupé, ou inutilisable.

Le défilé, lui aussi, est triple :

Chas de l’aiguille pour la couturière ou le défilé entre des montagnes, cortège ou défilé des drapeaux, des Anciens,

L’action de celui qui se défile (à la fin d’une fête, au sortir d’un salon, selon Raymond Roussel) ou qui s’absente, sort toujours en la sixième vallée d’Attar, la sixième parabole de l’Aurora.

Car ce lieu, quatrième pour Roussel, ou sixième, est le lieu ou le temps de l’extinction, de la fin.

Mais le fil s’achève en cette extinction : son troisième soulagement.

Le défilé s’y reconstitue : la rue, le chemin, par lequel l’objet peut revenir : la délivrance de l’enfant est la première ; celle du captif la seconde, celle de la lettre la troisième. L’original, le particulier et le nouveau d’Edgar Poe.

Les soulagements vont du signe au seuil, dans le sens des déclinaisons, du combinatoire au déclin.

Les délivrances sont dans le cens qui recompose les objets depuis le premier défilé (l’imposte originelle) jusqu’au troisième (la lettre, délivrée ou non). Depuis l’imposte jusqu’au parafe (la signature), par le manipule de la légion, du prêtre ou de la sorcière.

L’originel : l’enfant ou le fœtus ou le gène,

Le particulier, le singulier – le refuge du captif, que toujours la main recueille : un certain nombre d’objets contenus dans un espace ou étendue restreint : ce manipule-là,

Le nouveau, que la lettre a nommé, élu dès l’origine, mais que seule la délivrance de la lettre situe en cette fonction, en cette lisibilité.

La triplicité du fil ou de la relation ne livrent plus que des relations, des rapports, avec la couturière, l’équilibriste, le voleur.

La triplicité des modes, des défilés, impose le mode de l’UN, de l’originel au nouveau.

Lequel est concret, du fil ou du défilé ? lequel est abstrait, de la relation ou du mode ? lequel est abstrait, lequel concret, de ces deux processus contraires, de la fiction ou de la vie ?

Il faut en revenir au maître, à l’âne.

Sans effet, car les mots sont là.

L’âne et le maître – Les dialectiques internes de « relation » et de « mode » : l’unicité et la pluralité, mais aussi la fiction (le récit et les usages) ou la vie, les rapports, la constitution, entraînent de telles complexités que, pour en traiter ou les traiter, il nous faudra passer d’un univers à l’autre : l’ensemble ou le système.

Mais l’âne et le maître, encore, peuvent nous servir ici.

Car l’âne, ana, ne porte pas seulement une pluralité de lettre ou de mots, ni le maître, meta, l’unicité des mêmes vocables. Mais, signifiés, en d’autres vocables, ils offrent des sens tout différents. Ils ne disent pas seulement ce qui est mais comment c’est.

Pluriel, ana disserte d’abord de tous les rapports qui unissent ou disjoignent plusieurs objets. Que ces objets soient des vocables ou des nombres (l’analyse), ou qu’ils soient des organes (l’anatomie). Par suite, il joue du nombre 2 : l’anabaptisme est la doctrine des 2 baptêmes. Puis, soulagement, il porte le salut, la victoire sur le mal ou la douleur : l’analgésique, l’anesthésie.

C’est par la progression (le +) que la dualité mène au salut. Ce + lui-même est dialectique : une répétition ou une équivalence, une communication  mais toujours ordonnée, ordrée.

La répétition se retrouve en « anaphase », qui dit celle de deux mots, ou d’un seul mot en deux périodes ; en « anapeste », qui dit les deux brèves en succession dans le vers latin. La communication s’instaure, entre autres, par l’anastomose, qui dit celle de deux artères ou de deux veines. Mais, jouant de ces 2, ana doit en venir au choix de l’un, à la condamnation  de l’autre. C’est l’anathème (ou le rejet d’un thème sur les deux).

Le thème sauvé, alors, sera dédoublé de même, puis chacun des deux termes suivants comportera l’admis et le condamné, jusqu’au refus des 99/100 au profit du 1/100 sauvé. À la limite, ana dira le terme de toute étude : le Grand Vide. Ce sera l’anachorète, qui refuse la ville et, finalement, la vie, comme l’anathème exclut de la communauté.

Meta ne connaît pas ces relations/rapports, car il joue de la fable, de la relation/récit. Mais il dit moins le « mode », la manière d’être en chaque état, qu’il ne dit les modes, les usages mondains contre l’usure d’ana.

Le vocable continue de tendre vers l’UN, par la relation/récit, à travers la pluralité des phénomènes, des accidents. En surpassant ou dominant les aléas de la physique : la métaphysique, ou en démentant ceux de l’évolutionnisme analytique par la métagénèse (dont le Fondamentalisme est un exemple probant).

Il n’y a plus dialectique, car meta fait le transfert d’un vocable en l’autre, de cette localisation-ci à celle-là. « métastase » dira, organiquement, le déplacement du siège d’une maladie (le remplacement d’un organe par un autre), ou le déplacement d’une faute sur le compte d’autrui (le remplacement d’un coupable par un autre).

La métagénèse, ainsi, remplace une génération, une ère de l’humanité (ou des générations vitales) par l’autre, la suivante, sans jamais parler de causalité, car il n’en est pas dans l’Ensemble.

Au contraire, ana construit le Système, des systèmes, du premier au dernier (le désert), que fonde toujours une cause, l’enfant trouvé. Ana et meta ne sont que des vocables. Qu’en sera-t-il si je joue des nombres ou de ces figures nombrées : le Système, ses symboles, l’Ensemble et ses images ?

L’objection – On m’opposera que meta et ana ne sont que des vocables ou des symboles conceptuels, que le maître et l’âne ne sont que des figures, que leurs aspects distinguent. Puis, que j’ai défini meta pas la substitution (le change unitaire), ana par la pluralité des inversions possibles (contingentes) ou nécessaires (grammaticales). Parce que je jouais du possesseur, du possédé, du contenant et du contenu.

La question : Comment ? ne joue pas de l’unicité et de la pluralité, non plus que de contenance (synonyme, homonyme). Elle joue du nombre, moteur de la pluralité : qu’y deviennent le contenu et le contenant ? Ana et meta, vocables ou figures, ignorent le nombre, dont joue cette autre dialectique : le +, le – .

À cette objection, je ferai trois réponses, fondées sur les vocables, les nombres et les figures.

a) Il n’est pas vrai qu’ana et meta ne jouent pas de nombres. Tous les vocables nés d’ana joueront du 2, il est inutile d’y revenir. Mais chacune des dialectiques forgées, nécessairement, se dialectise au rebours, par une acceptation  des 2 (anabaptiste) ou par son refus (anachorète, anathème), jusqu’au salut (le remède) ou le désert. Si je veux dire le 5, pourquoi est-ce que je ne trouve que des meta ? Métacarpe : les cinq doigts de la main, métatarse les cinq doigts du pied, métacentre les 4 cardinaux et la verticale (du centre de gravité). Toutes les Machines métalogiques ne formuleront pas les 5 : les « célibataires » de l’époque 1900, ou par les 7 : Le Colloque des oiseaux, L’Aurora consurgens (du 13ème siècle), les 11 et les 19 de Mahomet, les 7 jours de Moïse et les 12 tribus – 1 (l’exclue), etc. Toujours des nombres premiers.

b) Il n’est pas vrai que les nombres ne se contiennent pas l’un l’autre, comme le signifiant et le signifié, dans la synonymie ou dans l’homonymat. J’en donnerai pour exemples les nombres de l’Apocalypse : 3,5 – 42 – 1 260.

Au  plan du « signifiant » (le nombre en soi), il est certain que :

1 260 = 30 x 42, 42 = 12 x 3,5.

Mais, au plan du « signifié », le jour, le mois, l’année :

3,5 années contiennent 42 mois, qui contiennent 1 260 jours.

La première saisie, conceptuelle, se fonde sur un système, mathématique, et même, plus précisément, décimal. La seconde saisie, perceptuelle par les cycles vécus – du jour, du mois, de l’an, demeure aléatoire.  Le mois n’est que théoriquement 30 jours, en fait il serait de 29 ou de 31. l’année pourra jouer de ces 12 mois (de 29 à 31 jours), mais elle jouera de 13 mois lunaires (en + ou -), si le mois lunaire est le seul réel. Certains ésotéristes rattachent les 1 260 au 4p que multiplient 100 : 1 257, d’autres aux 1 270 de Daniel et de l’ismaélisme – sinon aux 1 295, que fondent les 432 (ou 390 + 40 d’Ezéchiel), etc. En son Coran, Mahomet ne joue pas de 360 jours mais de 361 : 19 x 19.

Aux « multiples » du premier calcul : le plus grand contenant du plus petit, s’opposent les « nombres premiers » du second : le plus petit nombre contenant du plus grand : 19 plutôt que 18, ou 13 plutôt que 12, 29 ou 31 plutôt que 30. Les 42 se prendront 41 ou 43, etc.

c)     Si je joue des passages, des traits et des points en figure, les machines, célibataires ou septénaires, méta, me livreront les figures :

       5                    7                              11                                       13

Encore des nombres premiers.

Depuis les dimensions (3), des passages : 3, 5, 7, puis des domaines dialectiques : 5/7, 11/13, 17/19, au-delà.

Les passes – Afin de répondre à la question : « Qu’est-ce que c’est ? », nous avons dit les aspects de l’objet (nombre, figure, vocable) et ses 3 dimensions. Nous avons suggéré que les aspects n’étaient pas 4 (le son est un vocable, il comporte une durée, quand la couleur comporte une étendue) et que la 4ème dimension n’existe pas.

Afin de répondre à la question : « Comment est-ce : être ? », nous jouons des « déclinaisons » : le groupage et le déclin. L’objet, la chose créée ou faite par JE sera toujours une combinaison (de groupes et de cas ou de personnes). JE lui-même, le sujet, sera toujours en progrès ou en déclin, suivant la courbe de Gauss et de Vélasquez.

Mais le groupage sera toujours l’inventaire de divers cens, comme la position était le choix d’un cens. Le déclin, au-delà de l’apogée, sera toujours un sens, du passé à l’avenir, de la cause à l’effet, c’est-à-dire une tendance.

La disposition aura donné naissance à la déclinaison sans modifier les termes inclus dans les deux mots.

Un peu comme le passant (sujet/objet) détient déjà les conditions de ses passages.

Si je traite du passage en soi, je pourrai le dire + ou – peuplé. Mais aussi + ou – rapide.

Le passage passager peut être une rue (+ ou – peuplée) ou un vol (+ ou – rapide). Une rue n’est pas un vol, l’une est localisée, l’autre tendancieux.

Mais, admettant le plusieurs, le passage pourra être « à niveau » : un PAN, entre plusieurs directions. Ou il pourra être « à tabac », le PAT, entre plusieurs rivaux ou combattants (passants).

Dans le premier cas, nous sommes dans la disposition (localisation, tendance) ; dans le deuxième cas, nous sommes dans la déclinaison : le PAN fera la combinaison, le PAT fera le déclin, la défaite de l’un des passants.

Or, c’est une pression qui me porte vers la droite ou la gauche, le bas ou le haut, au carrefour. C’est une pulsion interne qui me fait meilleur ou pire, vainqueur ou vaincu, au tournois.

Ce jeu doublement dialectique, ne peut fabriquer qu’un système.

Ainsi le dernier système triomphant (de la mathématique des ensembles) suppose toujours 2 ensembles et 2 types de relations en chaque ensemble : d’équivalence et d’ordre : les contenus se ressemblent, ils sont équivalents, ou bien ils se suivent dans un ordre – déterminé d’avance par un  principe.

Le système admet que des objets se tiennent en dehors des deux ensembles. Ils seront de 3 modes : injection (du nombre nouveau dans un vide), surjection (ajoutant au plein), interjection ou bijection, à l’interface.

Ces jections ne s’ajoutent pas aux relations de chaque ensemble. Elles les multiplient. Le nombre du monde global (relations/jections), du Système, sera 6 : 3 x 2.

Au contraire l’Ensemble, conçu ou non, mais perçu – ou conté –  jouera de 3 relations : j’entre dans le système, je n’y entre pas, je demeure à la limite des deux. On les dira des relations logiques. Ici, les systèmes ne sont que des modes, essentiellement projectifs. S’ils sont 2 , l’Ensemble sera du nombre 5 : 3 + 2. si chaque ensemble est cardinal (les 4), l’Ensemble atteindra aux 7 : 3 + 4 ; Car, dans l’Ensemble, les relations et les projections (modales) ne se multiplient pas, elles s’adjoignent ou se disjoignent (s’ajoutent, se soustraient).

À première vue, l’ensemble et le système nous paraîtront tous deux des abstractions : ils jouent tous deux de la pluralité. Mais « ana » tend à cette pluralité, par le jeu des pairs et des multiples, jusqu’à (e-1) ou la constante « e »). « Meta » en revient, par les fractions de p, jusqu’à p/4, sommation de la série récurrente.

Où va-t-il ? D’où revient-il ?

Du nombre 3, puisque les dimensions, les passes et les domaines portent ce nombre.

Mais « e » est 3 – 0,276 : 2,718. approximativement : 0,28 ou (Ö2)/5.

p est 3 + (Ö2)/10 : 3,1416 (approximativement en de certaines époques, puisque p vaut aujourd’hui 3,14159).

De ce 3, en manque, les ana feront leur terme/fin : la dispersion de toute l’énergie/masse dans l’Espace (la période, au  1/12 de la vie, d’un électron). Depuis 1 ;

De ce même nombre 3, en  excès, les meta feront le départ de leurs séries récurrentes, par le partage du cercle. Jusqu’à l’UN.

Nous ne parlerons plus d’aspects et de dimensions, mais de sens et de passages.

Non plus des pairs ou des multiples, mais des impairs et des « premiers ».

On ne jouera plus des aspects et des dimensions. De quoi d’autre ? Des passes, des sens.

Les sens sont 3, sont des aspects : un sens sémantique (le signifié), un sens directionnel ou précessionnel, lié à la figure, un sens numérique, lié au nombre (+ ou -), progressif ou dégressif.

Mais ces sens ne seront pas les mêmes dans une première passe (dans le triangle rectangle de Pythagore), ou dans une deuxième : les intégrales et dérivés de Leibniz et de ses successeurs immédiats, ou dans une troisième : les cônes de Yeats, la sphère einsteinienne.

L’oblique sera l’hypoténuse en 1, l’intégrale ou la dérivée entre les ordonnées, en 2, quelque matrice en 3 (dans la recherche de l’espace/temps ou de l’algorithme universel).

Les quatre passages résolvent le problème. Malheureusement, ce ne sont que des jeux (de mots ou de nombres), en l’inexistence du 4.

Quand Platon a prétendu dire les 4 interlocuteurs du Timée, il n’en a trouvé que 3. Tout aussi vainement, Alexandre Dumas, cherchant à définir ses 4, n’y a recensé que 3 mousquetaires : Aramis, Athos et Portos (le 4ème seulement cadet de Gasgogne).

La réponse – Comment est-ce : être ? C’est, dans les 3, n’importe quelle trinité, quels qu’en soient les composants : 1, 2, 3 ou 3, 5, 7, ou 3/5, 5/7, 11/13, etc. Des dimensions, des passes, des domaines.

Mais, quel que soit cela, bien sûr (aspects, sens ou croix), cela ne sera qu’en suspension en quelque lieu : les dimensions, les passes ou les domaines, au nombre de 3 aussi, mais que le besoin, le désir, la volonté de l’humain – JE – prétendront 4 : des cardinaux, des éléments – ou les jeux de Platon, les « sciences » de Boèce, les « noumènes » de Kant, les « quadripodes » de Lacan.

Les « nœuds borroméens » de Lacan ou le nœud gordien d’Alexandre, ou les nœuds qui emprisonnent Mahomet, ou bien les nœuds de la Grande Hydre dans la tradition japonaise, ou bien le Labyrinthe où s’égare Thésée devront être brisés, coupés, rompus, pour que le cercle soit.

C’est par le partage en deux parties égales de la bande de Mœbius (ou, plutôt, du Timée) que se reconstitue le Cercle Unique. Par le sabre magique le héros du Japon a tranché de même, par le milieu, le Serpent aux huit têtes pour en faire la nouvelle Cité, de forme ronde. Par la ligne droite ou diagonale, devenue « diamètre », l’Egyptien du Moyen Empire, changeait en voie de Ra (le cercle de feu) la voie ondoyante du Serpent, et, vers la même date – le temps d’Abraham – pour l’Assyrien, la corde de l’arc domptait l’arc, le bandant. C’était le rapport : 11/7 du cadran solaire, 22/7 ou p du cercle, entre le diamètre et la circonférence.

La même droiture dirige l’épée d’Alexandre rompant le nœud gordien et Mahomet, mille ans plus tard, rompant les nœuds où la sorcière a prétendu l’emprisonner.

Mais « le fil à couper le beurre » n’accomplit le miracle que grâce à cette rigueur. Si la droite n’était pas le diamètre, elle ne ferait pas la circonférence. Si je ne partage pas la bande de Mœbius au demi de la largeur, je n’obtiens pas un cercle mais deux. Sans le fil d’Ariane, Thésée ne sort pas du labyrinthe. Si Alexandre et Mahomet ne tranchent pas droit, ils ne viennent pas à bout des nœuds. À cette tâche, Lacan s’est épuisé, après Poe – et combien de machines célibataires ?

Si le fil à couper le beurre est l’ultime relation modale du fil, après le fil de la couturière et celui du funambule, ce dernier partage d’ana est la première fonction de meta : nous ne sommes plus, alors, dans le simple passage (peuplé ou rapide, PAT ou PAN) ; mais là où le palimpseste du chercheur se fait le palindrome du joueur, l’analème autre chose – de rond.

Là où la sommation « e-1 », la fin de l’électron, se fait le p, l’origine même de toute redontité ou redondance. Autour du nombre 3 : e = 3 – 0,28, p = 3+0,14.

Ce lieu, ce point de renversement ne peut être qu’un terme provisoire, où les branche de l’angle se renversent, créant d’autres triangles (comme la quête du Graal dans les alchimies) ou comme le cycle en d’autres cycles. Jusqu’à 10 (e-1) ou depuis 10 p, c’est-à-dire par les jeux de Q, le nombre d’Or :

10 (e-1) = 10 Q2.

10 p = 12 Q2.

Mais nous n’en sommes pas encore là.

Seulement des trois dimensions aux trois passes, de 1, 2 et 3 à 3, 5 et 7. Au point où les déclinaisons (goupage/déclin) se referaient des dispositions (localisation/tendances). Au point où les passages inconciliables : le PAT et le PAN de Gauvain, le premier quêteur et de Galaad le dernier se feraient un passage moins passager (peuplé, rapide), si bien que la rue et le vol s’y confondraient de nouveau. Le point où le dernier soulagement (de ma bourse, de ma vie) se ferait la première délivrance, de l’enfant.

La question, évidemment, n’est plus : comment est-ce : être ? mais « où est-ce que c’est ? ». Où ce situe le point ?

Les éléments de la réponse – Il est possible – on ne peut dire plus – qu’Ana et Meta nous les donnent encore, dans ce que nous nommons le Temps.

Anachronisme dit l’objet de la présence reporté, déplacé, au passé : le téléphone aux temps gréco-romains. Métachronie dit l’objet présent transposé au futur, comme en toute utopie, qui construira l’avenir à partir du présent : les humains de l’an 3000 vivront encore d’amour.

Or, Passage dit un déplacement, qui change de lieu mais ne change pas l’objet, et une mutation, qui change l’objet, sans déplacement de lieu. Passer ou se passer.

Certains passages ne sont que de lecture : le peuplement d’une rue, la vitesse d’un vol. À la limite : une probabilité de positionnement, une quantité de mouvement (dans la constante de Planck, « h » ou, plutôt, par celle-ci, rapport de l’énergie/masse et de la fréquence). D’autres passages sont des actes : entre deux rivaux (le PAT) ou au carrefour (le PAN).

Si je réduis ces 4 aux 2, j’irai de ce qui se lit (l’étiquette, un maintien dans la durée) à ce qui est passé (la fin, l’extinction ou l’entropie), dans l’espace, l’intervalle entre les cercles. Ou bien j’irai d’une action, celle des dieux : le cycle, et la « question » qu’elle porte, à la lecture des aspects, qui précèdent toujours l’UN, mais à travers combien de quiproquos ?

a) Depuis l’enfant trouvé, une cause, l’ouvrier, le mécanicien, le systématique vers la création de l’automate, du jaque vers le jaquemart, selon Le Campanile de Melville, le chevalier de l’Igitur de Mallarmé, le Zacharius de Jules Verne. Nombrée, cette voie ira de 1+(Ö(T-1) ou l’électron-volt) à (e-1), puis ( e ), puis 10 (e-1).

Figuré, ce sera l’analème, les ellipses, le palimpseste du découvreur, le nœud borroméen ou la bande du Timée. L’étiquette n’y peut mener qu’à l’extinction, selon Raymond Roussel. Ou la 4ème vallée à la 7ème, selon les machines septénaires d’Attar et de Thomas.

b) Depuis l’élu, le fils de roi ou le fonctionnaire, par délivrances successives, la voie vers la lettre non délivrée, par tous les manipules qu’on voudra : de l’armée romaine, de la sorcière ou du prêtre : la délivrance du captif. Comme le disent le Bartleby de Melville, le coup de dé de Mallarmé, mais aussi Messieurs les ronds-de-cuir de Courteline ou l’arpenteur, K, de Kafka. Le cercle qu’est le cycle, mais aussi le combinatoire de la passe anglaise, le palindrome, le cercle unique (figurativement). Nombré ce chemin sera le Chemin, le Défilé, depuis la dérobade d’ana (celui qui se défile) jusqu’au défilé entre les montagnes, le chas, par le défilé des drapeaux, des coïncidences, hasardeuses, contingentes – vers le contingentement final, en UN.

Comment dire à la fois le maintien de l’objet dans le déplacement (le change local) et le change de l’objet (en ce lieu), en  même temps que la lecture et l’acte ? Par les deux vocables : le traitement, l’entretien.

Transitivement, je change l’objet par le traitement (je traite le fer ou l’hôte bien ou mal), je le maintiens par l’entretien : entretenir l’objet c’est le maintenir ce qu’il est, qu’il s’agisse d’un linge de table ou d’un malade.

Mais, intransitivement, je traite de cet objet, comme par la conférence, et je m’en entretiens, par le dialogue.

Par cet acte, transitif, et cette lecture, intransitive, l’entretien et le traitement ne cessent de dire le change et le maintien, ces deux projets de l’humain, ou bien de l’un vers les plusieurs, dans le discours, ou des plusieurs vers l’unité, dans le dialogue.

Restera la question : Où est-ce que c’est ?

 

 

 

 

LE CONTE

 

III

 

« L’âne n’aime pas la foire, mais aime-t-il la ville ? »

Quelqu’un demande.

« Il n’en dit rien », répond le conteur.

Gros rires !

« Il ne dit pas grand chose, votre âne, reprend le quidam. Dans un jour où les bêtes parlent ! Il n’a pas encore dit un mot ! »

C’est, dit le conteur, que Gertrude n’a rien à dire. Si elle parlait ce serait au maître qui, seul, quelquefois, la comprend. Mais elle ne fait plus confiance au maître. Elle ne croit pas qu’un dialogue puisse s’instaurer entre eux. À part le coup de pied, hâtif et maladroit (mais il ne compte pas, motivé par la peur), elle n’a reçu du maître aucun traitement indigne depuis l’aube, ni dans le sentier de choux, ni dans le chemin plus tard, ni sur la route première, ni même – l’anormal ! – quand ils quittèrent l’auberge et que, bien sûr, Gertrude refusa de repartir. Une telle mansuétude ne peut avoir que deux causes : ou bien le remords d’une injustice, car le maître est bon, ou bien l’attente, la crainte d’une cruauté pire, car il n’est pas mauvais. Chaque seconde qui passe ajoute à l’anxiété de l’âne, à sa certitude d’une catastrophe proche, de plus en plus certaine et rapprochée. Le maître lui ment, il ne lui dit pas tout. Conséquemment, l’âne ne lui dit rien. Le silence a fait la route plus longue ; il fait maintenant la ville plus enveloppante – la ville, la foire : elle ne sait plus, Gertrude. Quand les gens se taisent, vous le savez bien, ils sont beaucoup plus malheureux.

Quand ils parlent trop, ils ne sont pas plus gais.

La peine de l’homme, ainsi, égale celle de l’âne, inversement proportionnelle. Car il a trop parlé à la buvette, pour s’expliquer, se justifier auprès des autres voyageurs, se raconter et se faire plaindre de Rose. Il a trop attendu d’autrui pour ne pas reconnaître, enfin, qu’il n’est pas de recours, de secours à en attendre. La foire assourdit l’âne, mais elle le désespère. Tous ces autruis blessent l’âme qui doute de l’autrui.

Voilà le grand mot lâché. Le maître a une âme. Depuis qu’il parle et qu’il comprend, tous l’en persuadent : le père, la mère, le maître d’école, qui fut un moine, et tous les moines, tous les presbytres. Jeanne et Sylvaine (parlant surtout de la leur) ; le maraîcher de même, le voisin et François (dès la première chopine), parlant de celles des autres surtout : réceptacles de l’honnêteté, de l’amitié, de la vertu.

L’âne ignore s’il a une âme ; et beaucoup disent qu’il n’en a pas. Un jambage lui manque pour être. S’il lui arrive de penser, s’il pense, c’est à sa peau, à son sexe oublié, aux douleurs qui lui rongent l’estomac ou les dents. Une douleur souvent, quelque plaisir parfois : toute son âme, ou rien que cela ? La foire lui est cette douleur, c’est donc son âme – ou, plus exactement, un morceau d’elle (comme la ville aujourd’hui, demeure l’âme du marché, la semaine du mardi, le mois de son premier mardi, etc.).

Tout renversé de la sorte, en eux, hors d’eux, comment l’âne et le maître se parleraient-ils ?

L’un près de l’autre, ils vont dans la Rue envahie, comme le geôlier et son captif, sans bien savoir lequel emprisonne l’autre.

Ils ont parcouru toute la Rue, deux fois : du Nord au Sud, du Sud au Nord. Gertrude ne comprend pas pourquoi ; mais c’est elle qui dénombre « 2 » : un aller qui découvre, un retour qui répète. Pour le maître, la rue n’est qu’une ; mais il n’a pas omis, en ses extrêmes, de jeter quelque regard aux deux voies circulaires qui bornent le village, ni même de s’avancer, ici et là, dans les deux ruelles diagonales – presque des rues – où des boutiques s’ouvrent aussi. Car, si la ville de l’âne est un aller/retour, celle de Pierre est comme une main ouverte, dont tous les doigts – hélas ! – sont peuplés, d’acheteurs, de vendeurs, de filles faciles, de baladins.

De tous côtés, la foire a recouvert la ville. Elle a précédé la première maison, elle succède à la dernière. Elle a envahi la place de l’Église, elle progresse, sournoisement, jusqu’aux poternes du château, vers l’Ouest, et rampe jusqu’aux lisières du marécage, à l’Est.

D’un cardinal à l’autre, toutes les places sont prises, tous les postes occupés. La première faute en revient au maître, qui a quitté trop tard sa ferme, séjourné trop longtemps au cabaret, ou bien la faute incombe au lambinement de l’âne, au dialogue imbécile avec la jeune comtesse, aux voitures rencontrées. Mais, recouvrant tout cela, la faute est, fut, sera, d’hésitation (du maître encore !) entre la volonté de vendre l’âne et le désespoir d’avoir à le faire. Car, tandis qu’il recherche l’emplacement introuvable, est-ce qu’en lui, un sentiment autre, tout contraire, ne l’apaise pas, de n’en pas trouver ?

Il est plus de trois heures cependant. Et le terme approche de la Liquidation, au-delà duquel Gertrude ne pourra plus être vendue. Vous ne savez pas cela, vous autres, qui vivez hors de l’Aujourd’hui, bien que vous ayez conservé le mot « liquidation », bien appauvri et détourné du Sens. Car vous avez encore le temps des soldes, où l’on liquide, au début de l’été, en la fin de l’automne, mais vous ne songez plus, ni au rythme des saisons ni à l’autre musique, tout aqueuse, de l’Amour – lorsque vous liquidez.

En ce jour d’huis, d’ouverture, la Liquidation est le terme imposé au commerce, au droit de s’enrichir, de spolier le prochain, d’adorer le Veau d’Or (une fois le mois, en ce temps-ci). Ce terme, cette fin limite le temps des combats, des feux ; il se dit : couvre-feu, ce qui recouvre le feu et n’en laisse plus que cendres. Cette heure fut la septième, puis la sixième à Blain. Mais le comte, docile au marquis, qui n’ignore pas le vœu du nouveau roi, l’a ramené – le mois dernier – à cinq heures trente. Après cette heure, on ne vend plus. Ce qui n’a pas été acheté, payé ou débité, devient la propriété de tous, c’est à dire de l’Amour, à nouveau triomphant. Au-delà des feux, l’Eau, le liquide, gagne de nouveau. Désormais, toute denrée devra être liquidée, transformée en produit, en donation du cœur. S’il n’a vendu son âne à cinq heures trente, Pierre devra l’abandonner à qui le voudra.

Vous ne croyez pas en une telle loi, n’est-il pas vrai ? C’est bien la preuve que vous ne savez plus rien de rien. Gertrude en ignore tout de même. Mais Pierre–Ambroise, que sa mère nommait Pierrot et Sylvaine, par raillerie, « En bois » : « Tu es un pantin, mon chéri, une petite Marie en bois ! », n’ignore aucune seconde de l’heure qui passe – en vain, quand rien ne s’y passe. « Bon dieu de bon dieu, où vais-je bien me foutre ? »

Il le sait de moins en moins.

Parmi ces heures qui s’amenuisent, et dans cette foule, qui lui semble s’accroître, le maître divague. Il bute à tout instant sur l’improbable (qu’il trouve un acheteur) et le certain (le couvre-feu au terme)… Dans le Temps et dans l’Espace il ne distingue plus rien. Il connaissait ce paysan, cet homme du pays – un vague cousin à ce qu’on dit – il en a quêté l’impossible.

« Oh ! Benoît – Paul – tu ne te souviens pas ? Ma mère fut la sœur de ta nièce de ta première épouse, comment se nommait-elle déjà ? Madeleine la Folle (elle ne l’était pas du tout, folle, bien sûr, c’était pour dire). On est cousins. N’y aurait-il pas une petite place, à ton côté ? Sur la gauche, là, où il ne reste que dix oignons à vendre ? »

« Ils ne sont pas dix mais cent au moins. La Madeleine n’était pas folle. Je n’ai rien entendu dire de toi, cousin. »

L’homme s’étalait depuis le cul de l’Église jusqu’au quart de la ruelle. Son étalage mordait sur la devanture du boulanger. Pierre ne se rappelait plus son nom (il habitait « La Bistoucaite », où nul ne va, mais possédait dix hectares : un prince, en son domaine terreux, un dur).

« Qu’est-ce que tu vends ? Un âne ? J’ai mes dix chevaux à l’écurie, tous utiles à l’armée, et cinquante-huit moutons. Qu’ai-je à foutre de ton âne ? Fous le camp. Rien à en foutre ! »

« Cousin… »

Un benêt de passage s’intéresse aux oignons.

« Tu vois, tu vas les vendre. La place sera libre. »

« Foutre de foutre ! Tu vas me foutre le camp ! »

Pour un peu, le Jean-Foutre ameuterait les gens d’armes !

Partout, la même fureur – et la même exclusion !

Gertrude a fini par comprendre.

Ce « foutre de foutre » l’excite. « Salaud de salaud ! » pense-t-elle.

« Ainsi, tu veux te débarrasser de moi ! » Il ne suffit plus de jouer de l’aller et du retour. Il n’y aura pas de retour pour elle. Un imbécile de forcené a décidé de couper les ponts ! Oh ! Qu’elle estime à sa valeur le manque de coups, de réprimandes ! Qu’elle ressent l’aiguité de l’indifférence, la blessure en creux du silence, la mortalité du néant ! « À nous deux, héritier de la Vipère ! » pense-t-elle. Ou plutôt, car on sait que, privée d’âme, elle ne pense pas, la morsure invisible a traversé sa chair, et c’est sa chair qui bée en ce point inexistant – virtuel – où elle croyait avoir un cœur, Gertrude !

Elle n’est plus qu’un sac d’os et de peau, la Gertrude, et c’est ce sac que le nommé Pierre traîne après lui, par un licou rongé de belle lurette, mais il l’ignore. Car même un maître ne sait pas tout, comme une ânesse n’ignore pas à l’infini. Le licou n’est pas éloigné de n’être qu’un fil, à telle hauteur ; quand l’âne résiste, il en éprouve le filament. Ça tient encore. Pour combien de temps ?

Ils sont revenus dans la Grand’ Rue, et l’heure s’écoule.

Pierre a reconnu quelqu’un de loin : sa sœur. Il est trois heures cinquante. La Jeanne fait semblant de ne l’avoir pas aperçu.

« Jeanne ! crie-t-il. Oh ! Jeanne ! » (Il est passé chez elle, en vain). « Je suis ici, Pierrot ! »

Il faut bien qu’elle l’entende enfin, qu’elle stagne. Elle porte sa robe des dimanches et son chignon des mauvais jours. Elle a jeté un regard à l’âne, a tout deviné. Mais elle sait tout depuis longtemps, par son gendarme de mari. « Tiens, Pierre ! Y avait longtemps ! Te v’là donc au marché ! Si je m’attendais, etc. »

« J’espérais plus te rencontrer, la Jeanne ! » dit Pierre.

Quatre heures sonnent.

« Je suis foutu, Jeanne, dit Pierre. Je suis sans recours ! J’ai voulu mal agir, ma Jeanne. Vendre Gertrude, mon tout, mon bien ! Je l’ai trahie. Et j’ai trahi ma soutenance, car je suis failli, et je n’ai pas le droit de vendre ce qui ne m’appartient plus. Je suis certain que celui-ci ou celui-là, le panier ou l’herbager, m’a dénoncé déjà, car tout se sait ! Je n’ai voulu, vraiment, que me faire un peu d’or, pour m’en aller d’ici. J’ai voulu tromper Dieu, ma Jeanne ! »

« Et ta Sylvaine ? », dit la Jeanne, les dents mordant la lèvre de rage, « tu l’abandonnes aussi ? »

« Je ne l’ai pas vue depuis des jours, et son maudit de père ne me veut pas. Je suis au bout, sœurette, sans être un mauvais homme. Simplement, j’ai trop cru, dans les promesses de l’un, dans les menaces de l’autre. Je ne suis pas à moi depuis que tu es partie.  La vie fut devant moi, mais – comment dire ? – elle est déjà derrière. Je porte mon avenir comme un boulet. Sauve-moi ! »

Émue, la femme se mord la langue : surtout, ne pas se laisser empêtrer, attendrir. Se taire.

« Quel mal ai-je fait à quiconque ? T’ai-je fait du mal, ma Jeanne ? À ton mari ? Au chevalier ? À celui-ci, sans volonté de mal faire ? À celui-là, sans intelligence ? Je bois trop, c’est vrai, dès qu’une bouteille me vient en main, et je dis alors tout ce qui me passe et qui, souvent, me fait tort. Je suis peut-être trop jeune pour bien comprendre. Je n’avais pas quatorze ans quand tu t’en es allée, pas quinze quand notre mère est morte. Mais t’ai-je pas aidée, tout le temps de sa maladie, qui n’en finissait pas, et travaillé, comme un esclave, à la scierie, en plus des champs, jusqu’à ce que Fernand te marie ? »

« Ce n’est pas la question, dit enfin Jeanne. Tu as fait ce qu’un frère doit. Je t’aime bien, Pierrot (elle ne l’a jamais appelé Pierrot depuis la mort de Mère), mais tu es ce que tu es, je suis ce que je suis. Certains t’ont dit une bête, et d’autres un moutard. Tu n’as jamais grandi, Fernand (elle ne sait plus très bien ce qu’elle dit, elle ne veut que vaincre). Je te vois comme je t’ai toujours connu, mal embardé, rétif. »

« Je t’ai donné le demi des biens, dit Pierre. Tout le mobilier et tout l’argent du vieux. »

« Bien obligé ! dit Jeanne. Mais tu n’as pas aimé not’ mère : tu as pleuré sa vie plus que sa mort. Tu dis du mal de la gendarmerie, du sénéchal, du comte. Je ne te vois jamais à la messe de six heures, et le dimanche même c’est pas certain. Y a combien de temps que tu n’es pas venu à la ville ? Tu bois, tu pètes et chies comme s’il n’était que toi. Un maître ! Un drôle de maître ! Tu fais de nous tous des bêtes, nous achètes et nous vends. Et tu viens de demander asile ? Tu te connais ce que tu es enfin ! Un pas grand chose ! »

« Bienséant ! dit le maître. Très bien ! »

Il lui semble qu’à l’horloge une demie a sonné.

Il quitte la sœur – le pauvre ! – et gueule par les rues :

« Je vends mon âne pour cent sous ! »

Dans son dégoût, il ne tire même plus sur la corde. C’est Gertrude qui tire et brise le licou. Bien assise sur ses quatre pattes, la tête levée en son effort, elle braie.

Alors, tout se précipite. Ou bien seulement se précipitent tous ceux-là qui guettaient Pierre depuis deux heures. Car il n’est pas loin de la demie : deux ou trois minutes à gagner ! Basileus et Boniface, les frères, bloquent un client éventuel ; le capitaine des gens d’armes, à la tête de trois hommes, en bloque deux. La foule s’isole hors du passage – ainsi qu’on nomme la ruelle où le Pierre et la Jeanne ont longtemps causé. Tout le monde attend, non pas la cloche mais la trompette qui va proclamer l’heure venue de la débandade et de la liquidation.

Tous ne haïssent pas le maître de même ; ils ne lui reprochent pas le même crime. Fernand se fait l’écho de la Jeanne, de ses hargneuses récriminations (car elle ne s’avoue pas son remords : avoir abandonné l’enfant de douze ans avec la mère malade, pour vivre sa vie à la ville, et l’avoir rançonné de surcroît, jusqu’au dernier centime, une fois la mère morte !). Les voisins doivent lui reprocher le faux bornage comme un vol, car, d’eux ou de lui, quelqu’un vola ou le voulut. Le maraîcher, qui est sorti de son étalage, curieux, doit le haïr d’être son cousin – renié. D’autres se sont scandalisés qu’un débiteur failli prétende vendre son bien en douce. Et même un tout jeuniot – à peine ses vingt ans ! – doit lui tenir à forfait d’avoir pu échapper – comment ? – à l’obligation de servir, quand il s’y ronge les sangs !

Je vous étonnerai peut-être si je dis que c’est là le discours de Gertrude, qu’elle se tient, confus, alors qu’elle braie. Confus, parce qu’elle ne saurait le dire, ni se le disloquer en son tréfonds.  Mais il y a longtemps qu’elle rumine, comme une vache, l’injustice des maîtres et leur mauvais vouloir, qu’elle se méfie de la Jeanne et de son mari : ils ont voulu la prendre lorsque – elle et le maître – se sont retrouvés seuls (et c’est après cette visite et cette querelle que son ânon a disparu). Elle n’aime pas davantage Basile, qui ne lui offrirait pas un trèfle, un quignon de pain ! Elle n’aime que son maître, depuis que, tout ânon elle-même, il venait lui causer, tendrement, toute une heure, le matin – avant de partir pour la scierie. Cette confusion même fait l’âme de son cri, tandis qu’elle braie encore, encore, vendant le maître !

Mais l’âne, soudain, suspend son discours intérieur. Les bras du maître, autre licou, ont enserré son col. La tête de Pierre contre la sienne !

« Aide-moi ! Tais-toi du moins, Gertrude. Tu ameutes la ville, à gueuler comme ça ! J’ai peut-être voulu te vendre, mais je ne t’ai pas vendue. Je ne l’aurais pas pu, Gertrude ! Apaise-toi ! »

De désespoir, de remords, d’impuissance et de peur, comment ne braierait-elle pas ?

La trompette retentit. La foule approche, elle encercle le couple incestueux (car il a bu du lait de Gertrude, Pierre). Un long frémissement a parcouru l’ânesse, auprès duquel le cheminement de l’escargot et même les brûlures du soleil ne furent que d’infimes titillements. Ce frémissement recouvre tout, et c’est pourquoi l’âne braie, incapable soudain d’en dire davantage. Le triple criminel, qui transcende son droit, viole celui du voisin et renie la loi suprême de la liquidation – sans compter cent discours suspects ! – est arraché au col de l’animal. Les gens d’armes l’entraînent, ou plutôt ils l’emportent, car il rue de ses quatre membres.

Il n’est pas très éloigné de se croire mort et que les démons de l’Enfer se sont emparés de lui.

Car, comme un qui revient des confins de la terre, après son tour du monde, il a défiguré le Temps, lui soustrayant – ou ajoutant, il ne sait plus – soixante minutes sur les vingt-quatre heures. Il n’a pas lu Jules Verne ni Alphonse Allais, bien sûr ! Plus gravement, il n’a pas tenu compte – ou, dans son exclusion fermière, n’a pas eu science – du changement d’heure, longtemps quémandé par l’Église, imposé ce jour même, aujourd’hui, dans le Royaume et tous ses marquisats.

Gertrude n’en finit pas de brayer.

 

 

 

 

Troisième chapitre

OU EST-CE QUE C’EST ?

 

La question – les domaines et les cycles – les espaces et les temps – l’âne et le maître – les transpositions – la réponse.

 

La question – Celle-ci, la troisième, achève de préciser l’énigme de Heidegger : Pourquoi cela est-il là plutôt qu’une autre chose ?

Qu’est cela ? Comment être ? Où ?

Nous avons dit que CELA est un ou les plusieurs. Et que cela EST par les passages, que cela se passe ou passe, en acte ou en lecture (le traitement, l’entretien). Eh bien ! En quel endroit ou quel envers, sur quelle colline, en quelle époque l’un ou le plusieurs vont-ils effectuer leurs passages – ou, sinon, les subir ?

Depuis les millénaires où nous savons que l’humain (JE) pense et se dispense (dans les deux sens du mot), il semble n’avoir tranché que par l’alternative : en dehors/en dedans, dans un contenant ou un contenu, dans l’Espace ou le Temps.

Il croit que cela se passe hors de lui, et qu’il y passe, qu’il le veuille ou non. Ou bien il dit passer, se déplacer dans le réel (son territoire ou un pays, une planète, un système planétaire, une galaxie) et qu’il ne s’y passe rien de notable, de remarquable, que les créations, les jeux, les connaissances nées de son intérieur : sa conscience ou son inconscient, son âme ou son esprit.

Quelques-uns, très rares – les plus unifiés parmi les plusieurs – ont avancé que, peut-être, les deux appréhensions seraient exactes, ensemble ou successivement. Mais cette réponse est trop pénible, ou trop difficile à concevoir, pour ceux qui se veulent libres ou qui se tolèrent conditionnés.

Ceux qui admettent l’Ensemble où ils se trouveraient pris se méfient – non sans raison – de la fragilité ou de l’insignifiance des systèmes successifs. Ceux qui combattent pour l’invention et la conservation de ce Système ne peuvent souffrir – c’est trop humain ! – l’idée d’un ensemble contenant des systèmes.

Une fois encore, la question semble insoluble.

Mais nous l’avons cru de la question touchant Cela (l’UN), puis de la question touchant l’existence (un passage), et nous avons tout de même éclairé ces énigmes, par le choix de l’objet (l’arbre et la forêt, le fil et le défilé), par ana et meta, quelques constantes mathématiques, un pur jeu de mots, visualisé dans le cens, conceptualisé dans le sens (dispositions, déclinaisons). Pourquoi n’en serait-il pas ainsi, cette fois encore ?

Pour dire l’UN, qui n’est qu’un Verbe, cependant, nous avons dû partir de la figure : dehors/dedans, contenu/contenant.

Pour dire l’Etant, une série quelconque de nombres, nous avons dû demeurer dans le vocable et dans ses jeux, car le Plus et le Moins sont de tels mots d’abord ; ils le redeviennent sans cesse, par le Positif ou le Négatif, dans la polarité, puis l’accord et le désaccord, le progressif et le dégressif, l’espèce (depuis l’aspect) et le genre (depuis le joint), etc.

Nous ne pourrons dire le OÙ ? de la troisième question – une figure – sans nous fonder sur le nombre. Et, de fait, la troisième question se subdivise en ces quatre :

Où, quand y a-t-il passage, N’y a-t-il point passage ? Si je ne suis pas le maître du lieu ?

Ou, si j’en suis le maître, si j’y suis libre : qu’est-ce que j’y gagne ? Qu’est-ce que j’y perds ?

À la première question, le topologue répond : je passe dans la continuité, la discontinuité m’arrête (un barbelé, un abîme).

À la seconde, le comptable répond : je perds dans le découvert (l’ouverture, la casse), je gagne dans le recouvrement (la fermeture, qui sera une cache de quelque nature).

Mais le topologue et le comptable ne sont que des systématiques, qui jouent précisément des deux ensembles : l’ouverture (le discontinu), la fermeture (le continu).

Est-il bien vrai que le topologue ou l’électricien saisissent l’Ensemble en son entier ? Toute discontinuité brise-t-elle le passage ? est-il bien vrai que le comptable ou le commerçant, l’industriel le saisissent ?

L’ouverture (le découvert) permet la découverte, qui est un plus.

La fermeture (le recouvrement) impose la recouverture, l’emprisonnement, qui est un moins.

L’inscription des fins comptables se fait un jour la fin des inscriptions, par la faillite du père ou par l’incompétence du fils.

Dans l’Ensemble de celui qui penserait à l’envers, le système fini (la discontinuité) ne pourrait-il ouvrir à une autre délivrance ?

Cette fin n’est-elle pas un retour ?

Les domaines et les cycles – Je peux dire que ma durée est mon domaine : je ne passerai pas outre, ou bien il faudrait que quelque chose de moi, qui me serait tout à fait étranger, subsiste en d’autres domaines, qui ne seraient pas miens.

Par delà les passages (2, 5, 7), j’ai suggéré de tels domaines : 5/7, 11/13, 17/19. différemment, je pourrai les dire des temps, de la semaine si j’atteins à 7, comme Moïse, les 11 de Mahomet ou les 13 des Mayas (les 12 zodiacaux), si je joue des mois, les 19 de Moïse et de Mahomet, jouant du Saros : 19 années lunaires égalent 18 années solaires, le cycle qu’un certain Meton aurait créé, au Vème siècle avant J.-C.

Au-delà des domaines, les nombres premiers me donnent les séjours des dieux : depuis 17/19, les 29/31 de l’autre mois, grégorien, puis les 41/43 de L’Apocalypse, que le multiplicateur, l’Ana, réduit en 18 (années solaires), 30 jours (le mois moyen), les 42 combinaisons.

On le notera tout de suite, ces 42 (6 x 7) seront pris par Jean pour les « mois ». Ils vaudront donc 1 260 « jours », en  prenant que le « mois » égale 30 jours, et 3 « ans » et demi : 7/2.

Les 7/2 ans égalent 7 x 6 mois ou 7 x 180 jours.

L’année comporte 12 mois et 360 (30 x 12) jours : le jour est le degré de l’année/cercle.

Si le jour égale la Grande Année, de 25 920 ans, la Grande Année est le degré d’un cercle de 9 331 200 ans. Mais il faudra attendre Newton, pour que ce complément à l’Apocalypse de Jean y soit donné. L’heure double du jour, au 1/12 du jour, vaut alors 2 160 ans. Il s’agit de l’heure ancienne, sumérienne ou romaine.

C’est assez dire que, dans le moindre de ces calculs, comme dans le plus grand, le domaine demeure pris dans le Temps, comme un cycle, qu’il s’agisse de la semaine, du mois et du saros, ou de l’heure double, du jour, du mois, ou du jour, du mois, de l’année.

Il doit surprendre que tous ces calculs jouent du 3. C’est que je ne puis traiter d’un cycle, sans  dire son contenu, son quantum, et son contenant. Toute Unité ne joue que de ces 3.

Or, qu’est-ce qui définit le cycle, le caractérise ? C’est ce qui le reproduit, le recommence : la mesure de son étendue, son domaine propre. Ce peut être les 12 ans de Jupiter, les 30 ans de Saturne, les 360 années des Abraxas : la conjonction parfaite entre les deux orbites : 30 x 12.

Mais, également, tout autres, les 12 heures doubles du cycle circadien (le jour), les 30 jours du mois, les 12 mois et 360 jours de l’année solaire. Sinon les 12 années du cycle d’activité solaire.

Des moyennes, ces nombres, entre 11 et 13, 29 et 31, 357 et 365, etc.

Ce seront de tout autres nombres si je traite le cycle comme un cercle de 360 degrés, qu’il est effectivement.

Le jour sera le degré de l’année,

l’année sera le degré de l’Abraxas,

72 ans le degré de la Grande Année (25 920 ans),

la Grande Année le degré de 9 331 200 ans, qui se nombrent aussi (2e-3) au carré :

2 (e-3) 2 ≈ (2e – 3)2

2 x (2 160) 2 =  9 331 200 ≈ (3 054) 2

etc.

Cette étendue  – sa mesure propre – est la seule réalité qui localise le cycle, au terme. Mais, à l’inverse, l’espace où se déversent les constituants de ma durée (l’énergie/masse) est la seule réalité qui limite ma durée, un autre « terme ».

Les 4 ne sont plus l’inventaire de Raymond Roussel :

Quiproquo Extinction
Etiquette Question

Ni les 4 que m’imposent les « passages » : le PAN, le PAT, le peuplement (de la rue), la rapidité (du vol) par l’entretien ou le traitement.

Car le problème n’est plus : qu’est-ce que c’est ? ni : comment c’est ? mais : où est-ce ? la figure devient :

L’étendue Les espaces
La durée Les temps

La fin de l’inventaire fait le retour.

L’espace et le temps – C’est en décembre 1994, à l’I.U.T. de Nantes, que j’ai donné cette conférence. J’y ai pris conscience de telles contradictions et prolongements qu’il m’a fallu y donner suite, en février 95, à Arles, par la conférence-spectacle : La Scandaleuse Élection, et par un cours à la Faculté de Nantes, en avril, sur les sectes et les temps.

En effet, si la durée et le cycle sont de même nature – temporelle – il n’est pas de communication entre eux. La durée de l’objet (son existence) est sans rapport avec les cycles que l’objet traverse, pour JE/ l’humain : les respirations, les jours, les mois et les années, à la limite : les cycles d’activité solaire et les saros, et ceux qui le contiennent, des Abraxas aux 9 331 200 années, sinon aux 200 trillions d’années qui, selon Einstein, représentent l’orbite de la Lumière.

À l’inverse, non seulement il n’y a pas de rapport entre les étendues de ces objets-ci et les espaces qui les séparent, mais les uns sont les limites, les fins, des autres.

Mais, si je dis les cycles et les étendues statiques, immuables (tels qu’en eux-mêmes), je devrai dire la durée et l’intervalle/espace mouvantes, dynamiques. Pour la durée, c’est évident : elle croît à mesure qu’elle existe ou vit, alors que sa « durée restante » se réduit, inversement au même rapport (son énergie, sa faculté combinatoire), depuis son unité : 1, jusqu’à (e-1) si j’exclus cette unité, ou jusqu’à ( e ) si je ne l’exclus pas.

Il est moins évident que l’espace/intervalle soit dynamique, mouvant. C’est même une théorie toute récente qui donne à l’espace ce pouvoir de transformation, dans le sens toujours de l’élargissement, du gonflage, puisque l’étendue d’un corps se réduit toujours dans le sens du refroidissement ou de la vieillesse. Dénuée d’énergie/masse (le composant de la lumière est une forme vide : le photon), la longueur d’onde ou l’étendue d’une couleur ne peuvent se modifier elles-mêmes : le déplacement de cette couleur en une autre, ou l’étendue de l’enfant en celle de l’adulte, celle de l’adulte en celle du vieillard par l’action de ce qui les séparent les unes ou l’un des autres. Les espaces sont donc en perpétuel mouvement : dans le sens du « pli », qui élargit (une « fronce » alors) ou qui réduit et referme (jusqu’au cercle).

Dans le simple cycle de la respiration, l’expiration ajoute de l’air à ce qui m’entoure, l’espace qui me sépare des autres corps. L’inspiration reprend cet air, et réduit d’autant plus l’énergie/masse répandue dans l’espace (mon en-dehors). Ce qui est vrai – ou plutôt réel – de cette pulsion, portée au PAT dans le combat devient le moteur de l’univers, considéré comme ce PAT (la charge et la détente de W. Reich). Mais toute étendue comporte ses 4 cardinaux. C’est alors le déplacement, des couleurs ou des âges, au carrefour, dans le PAN, que commande la pression qui me porte vers l’orient ou l’occident, le sud ou le nord.

On parlera de « densité » pour dire le rapport entre la pression et le volume d’un corps (son étendue). Mais qu’est-ce qui dira le rapport entre la pulsion et la durée ? Le premier rapport est de la compétence du technicien, d’ana : il demeure systématique. Le second est de la compétence de meta, de l’élu : son domaine est l’ensemble – et qu’est-ce que cela veut dire, traitant de l’Où ?

Qu’est-ce que l’élection ?

Ana et Meta – Ces vocables ont dit le plusieurs et l’un, afin de répondre à la première question : qu’est-ce que cela ?

Ils ont dit le traitement et l’entretien, transitifs ou intransitifs, pour répondre à la deuxième : comment est-ce : être ?

Peuvent-ils répondre à la troisième question : où ?

Nous le savons maintenant, ce sera au terme (fin ou vocable) du processus « durée-espace », direct, ou de l’inversion/précession « cycle-étendue ».

Au point exact où l’inventaire des restes, au-delà des fins, se fait le terme dont Léon Bloy proclame que ce « terminus » est en même temps une « tête de ligne ».

Cet inventaire est un « salaire », ce retour une reproduction.

Ou bien ce reste, selon Heidegger, est le chemin  par où, de la forme vide, JE revient au vocable, au signe.

« Salaire » et « reproduction » se disent tous deux mouture. « Reste » et « remblai » se disent tous deux relief.

Mais un mot dit le recueil des restes, leur relation finale : ana. Et un mot dit le retour autour du point proprement terminal, une borne dressée au tournant de la piste ou du stade romain : meta.

Si ana dit les deux moutures, ce sont les deux reliefs que dit meta.

Ou, du moins, c’est ce que donne à croire l’opposition irrémédiable entre l’homme de foi (le religieux), qui n’appréhende que le vestige et le tournant – et l’homme de raison (le savant), pour qui ne sont en effet que l’inventaire (le salaire) ou la reproducton.

Mais une approche plus circonstanciée des mots y opère de tout autres transpositions.

Si l’inventaire est l’œuvre du savant ou de l’ouvrier (son salaire), la copie, la reproduction est le premier travail du copiste, du fonctionnaire, de l’élu quel qu’il soit.

Si le remblai indique, impose le chemin du retour (du règne pour le fils de roi, de la fonction pour le fonctionnaire), le savant, l’homme du système est bien contraint de reconnaître l’existence d’un reste, d’un vestige. Il nommera ce relief l’exception – sur laquelle un nouveau système se fondera.

Ces 4 : les deux moutures, les deux reliefs, exigent de nouveau les 3, ou les 5, les 7, etc. Où cela ?

Jouant de l’UN, nous avons dit les montures, qui ouvrent aux 2 : enchâssement/coursier – et la parade, qui ouvre aux 3 : parures, parade, parage.

Par les 3 dimensions, aspects, et par les 2 délits (excès/manque), ces 5 me permettaient de dire les dispositions de l’UN et des plusieurs.

Traitant les 2 « m »(moyen/moyenne), j’ai retrouvé les 2 et les 4 : les traitements, les entretiens. Mais aussi les 3 sens, du signe (sémantique), de l’appareillage directionnel/précessionnel (nombré), du seuil (toujours figuré).

Les pairs ou, plus précisément, les multiples d’une part, depuis les pairs – et les nombres premiers de l’autre (depuis quoi ?).

Mais, déjà, aux 3 sens s’adjoignaient les 3 croix :

cardinale dans le signe : entre les cardinaux (l’horizontal et le vertical) ;

mutante en une constante anamorphose, de l’analème (la double ellipse) et du palindrome (le cercle). De la lecture et de l’acte, du change et du maintien ;

fixe, dans la figure, au seuil : le continu et le discontinu, le profit et la perte.

Considérant la forme vide ou tentant de répondre à la question : Où ? les 3 ne me font pas défaut : les dimensions (1, 2, 3), les passes (3, 5 ou 7) et les domaines, les lieux où se situent les croix, les points de jonction entre le contenant et le contenu, le plus et le moins, le continu et le discontinu.

Mais, si les 4 doivent être les 2 moutures, les 2 reliefs, ils me déçoivent. En l’absence d’un vocable-verbe (l’Unité perdue, puisque la forme vide ne contient rien), ils ne sont que des jeux de mots.

J’argumenterai que ces 4 sont la et le pendule, si je joue des sexes (unis ou désunis), des genres sexuels ;

du ce pendant et de ce pendu, ou de l’inventaire et du vestige, si je joue des monnaies, des valeurs, des espèces.

La pendule est un cercle. Fermée, elle ouvre au retour (remblai) et à la répétition (mouture).

Le pendule est un triangle. Il joue de ces 3 : le support, l’oscillation, le terme ou la terminaison de l’oscillation.

Ce pendant dit le simultané, comme d’un cycle dans l’autre : le jour dans le mois, le mois dans l’année, sinon la vie du fils et celle du père, pendant un certain temps. Ce pendu dit le successif, car le vestige suit l’apogée. Du supplice même il reste un ultime squelette.

Les transpositions – Parlant de l’Unité (l’Arbre) et des plusieurs (les composants de l’arbre ou la forêt), j’ai dû dire les rapports complexes de ceux-ci à celui-là, ou du premier aux seconds, je les ai nommés des « dispositions », de localisation et de tendance, que diversifient les « passages », soit des plusieurs vers l’un, soit de l’un vers les plusieurs.

Puis, ces passages me sont apparus comme une continuité (le fil) ou une discontinuité (des défilés) – le peuplement d’une rue ou la vitesse d’un vol, si je traite de l’UN, d’un combat (le PAT) ou d’un carrefour (le PAN) si je joue de plusieurs passants ou de plusieurs directions.

Il ne m’en est plus resté que la notion de combinaison, de groupage, de combinatoire, et la notion de courbe de Gauss, d’inclinaison (vers le haut ou vers le bas), contenues toutes deux dans le mot : déclinaison.

Poursuivant vers la Forme Vide, à l’opposite de l’Unité, les nombres se sont faits figures, le + et le – ouverts à la polarité (l’union, la désunion) et, finalement, le profit et la perte, le positif et le négatif (plus grand ou plus petit que 0).

Pour dire la forme vide ou pure, il me faut partir de cette ouverture et de cette fermeture et tenter de les équivaloir aux + et au -, d’où je sors.

Laquelle est un +, laquelle un – ?

La question semble simple, quand elle est insoluble.

L’homme du système, le technicien, le jaque, l’ouvrier dit que le continu fait le passage et que le discontinu ferme le passage (ou que le courant ne passe plus). L’ouverture complète (le découvert) fait la casse pour le comptable ainsi que pour l’électricien.

Mais l’homme de l’image, l’élu, le fils de roi, le distingué (un simple fonctionnaire en sa fonction) dit que la porte ouverte fait le passage, fermée l’interdiction de passer. C’est le découvert qui fait la découverte, quand la réouverture fait la cache. C’est la distinction des images qui permet la vision, des couleurs, des aspects.

L’homme de raison, le systématique, a recherché le joint final, jouant des genres, mais il ne l’atteint pas. À la limite, cet algorithme universel est le néant : sa propre mort (qui sera pour lui la mort universelle).

À l’inverse, le distingué, un jour cesse de percevoir l’ultime aspect. La lettre même qui l’élisait, le distinguait, ne lui a pas été remise, délivrée ; ou elle lui demeure inintelligible, comme chez Poe, Melville, Courteline et Kafka. la mariée est pendue, ou bien elle s’est pendue, selon les Machines Célibataires. Ou, selon Roussel, l’UN (selon Lacan le symptôme) demeure étranger au-delà ou en deçà de l’image, ce quiproquo, et du symbole, cette étiquette.

Car l’ouvrier n’atteint qu’au jaquemart, à l’automate, l’informatique – c’est-à-dire la mouture/reproduction. Au vain  relief/vestige.

Parti de la feinte élection/suffrage, l’élu recherchera toujours la lettre qui l’a élu. À moins qu’il n’imagine la découvrir dans l’inventaire, dans la pluralité majoritaire des voix, des électeurs, des complexifications sans nombre à l’infini – des systèmes. Le relief/remblai n’indique qu’une route, ou, pour mieux dire un défilé, des drapeaux, entre les montagnes le chas, si le trou de l’aiguille lui est demeuré ouvert.

La lettre perdue, l’enfant trouvé sont de l’UN : ses deux délits. Soit le manque d’aspect, soit l’excès de joint : la parade, la monture. Du ressort des dispositions.

L’inventaire, vers l’indivis, par l’élection, le résignement – et le seuil, depuis le signe, par l’accumulation, la multiplication, sont de la Forme Vide, qui ne contient plus rien, contenue en tout.

Cette Forme Vide n’est pas un  cercle, que nombrerait p, mais on peut lui donner pour valeur les 10 p ou 31,416. la véritable borne ou meta du Maître élu.

Elle n’est ni « e – 1 » ni « e », mais on la nombrera « 10 e – 1 », puisque l’UN n’y est plus.

Plus exactement, on nommera « aller » le nombre « 10 e – 1 » ou sa fin, l’inventaire, l’ana. Depuis le nombre « e – 1 ».

On nommera 10p le début du retour, vers p/4, le terme des couleurs et des aspects.

10p = 12Q2 (Q est le nombre d’Or)

10e – 1 = 10Q2

La Forme Vide est, de fait, ce qui sépare 12Q2 de 10Q2  = 2Q2.

C’est un triangle (selon Jarry, une « pyramide droite »). Un triangle rectangle et isocèle dont les côtés valent Q et la base QÖ2, selon Pythagore.

Q au carré + Q au carré = 2Q2.

Mais c’est aussi, bien sûr, un  cercle, puisque Q2 = 5p/6.

2Q2 = 5p/3. C’est la circonférence d’un cercle dont le rayon égale 5/6. Ou la surface d’un cercle dont le rayon égale Ö(5/3), ou Ö1,66.

1,66 est la moyenne entre Q et (e – 1). Sa racine est 1,29, moyenne entre Ö5 – 1 et Ö(e– 1). Etc.

 l’important est ici la transposition de l’inventaire au seuil, ou d’ana à meta (l’anthologie, la borne).

À ce point différente de la disposition et de la déclinaison qu’il nous faut bien parler d’un niveau différent.

À ce niveau, nous parlerons de « traductions » dans le sens des symboles, et, plus précisément, de « versions », comme d’une langue étrangère en sa langue propre ; mais d’investissements, et de thèmes, de sa langue à l’étrangère.

Si les versions jouent des soulagements : éclaircissement/éducation, support et dérobade, les investissements jouent des thèmes : élection, mise et prise : je m’investis, ou je me sais élu, j’investis mon bien dans le faire, dans l’affaire (le cheval dans Troie ou le bijou dans le sac de Benjamin), j’investis, je prends Troie ou l’Egypte.

La réponse – À coup sûr, le poème de Poe, traduit par Mallarmé, ne redonnera pas, traduit en anglais, le poème de Poe.

Ni la ville ni le pays conquis ne sont vraiment des prises, mais Troie sera détruite, les tribus de Jacob devront quitter l’Egypte.

Ni le soulagement ne sourd d’une délivrance ; elle demeure toujours menacée, ni la délivrance ne sera obtenue par un soulagement, toujours contredit.

Ne passent réellement, n’existent que le travail de la traduction, ou le manipule provisoire (achevé pour un résultat : son achèvement), sinon le fil – espéré – du soulagement, les défilés de la délivrance dans les passages.

La question reste posée : où puis-je dire que cela est ?

Mais les réponses aussi demeurent supendues, à la « nature » de l’interrogeant. Pour l’un cela existe dans l’inventaire (ou des passages ou des moyens). Pour l’autre cela existe autour de la borne, de meta, quand  cela tourne. Ce dedans et ce dehors, tout inversés, se retrouvent, nous le savons, dans l’Un.

Si j’en fais un passage (un moyen, une moyenne), ce ne seront plus seulement le traitement et l’entretien, mais des lieux, des séjours, qu’il reste à dire et où cela existe encore.

Dès le début de cet ouvrage, avant même que de dire l’Un et les plusieurs, l’arbre et la forêt, j’ai opposé l’art, ses images, à la philosophie, à ses symboles ; puis j’ai suggéré le symptôme de Lacan, le psychanalyste, entre les rêves du poète et la machine du philosophe.

Mais j’ai retardé autant que je l’ai pu l’opposition : science/religion dans l’incertitude préalable : de l’imagerie et de la symbolique laquelle est religieuse, laquelle scientifique ?

Maintenant nous avons cette certitude :

toute science est d’ana, de sa pluralité, de ses processus, de l’inventaire final que le vocable nomme ;

toute religion sera métaphysique : par l’Unité même dont elle traite, par ses nombres (3, 5, 7) et sa métachronologie (une liturgie le plus souvent), par sa finalité ou son départ : une borne en  bout de course, autour de laquelle le temps se retourne en cycle.

Il devrait devenir inutile de dire lequel des deux vocables joue de l’imagerie, lequel de la symbolique. Concrétisée ou non, la borne est une image, et le premier métagramme aussi ; la métaphore en est une.

Abstraits ou non, les ana ne sont que des recueils de symboles, de principes moraux, d’adages, de proverbes qu’on dira vérifiés. Les anagrammes et anastrophes, resteront abstraits, même s’ils ne sont que grammaticaux.

La science de l’anatomie ouvre à celle de l’atome (chez le Grec et l’Hellénistique comme chez le Musulman et l’Européen du siècle dernier).

Le refus préalable de symboles différents s’est toujours nommé l’anathème, qu’il soit du scientiste religieux : le dominicain scolastique, ou du « savant » qui condamna d’abord l’authentique découvreur : Boucher de Perthes, Kammerer, Wagner et tous les autres.

Mais, bien sûr, le croyant n’avouera pas que sa religion se fonde sur des images. Il se veut autre chose qu’un artiste.

Et si le savant admet qu’il ne joue que des symboles, il ne donnera pas au mot le sens – beaucoup plus modeste – que le philosophe lui donne.

C’est que l’artiste et le philosophe n’ont pas honte de leurs supports, assez proches encore de l’UN, du symptôme, pour ne pas ignorer ses délits. Mais le religieux et le savant naviguent, gravitent autour de la Forme Vide. Ils tiennent d’autant plus à leurs divagations qu’ils n’en ignorent pas la fragilité.

C’est aussi, c’est surtout que le 4 n’existe pas, ni comme nombre premier ni comme dimension. De ces 4 : l’art et la philosophie, la religion et la science, l’un n’est qu’une abstraction, un vide, dont chacun prétendra qu’il contient les trois autres, qu’il les surmonte.

 Le poète admet que son art est une philosophie, une science, une religion ; et le philosophe digne de ce nom, Platon ou Kant, n’ignore pas que sa philosophie est art, science, religion. Mais le savant méprise les trois autres : lui seul détient la Vérité ; et le religieux, toujours, se dispose à juger, condamner, proscrire Baudelaire ou Galilée, Boèce, etc. Au nom du Bien ou de la Vertu.

Quand quelqu’un glorifie la science ou la religion, qu’on le veuille ou non, l’abîme est déjà là.

Il reste que, sans une religion, une foi, il n’est pas d’art : ni les chants d’Homère ni les cathédrales. Si la foi est faible (raisonnée), elle ne donne que la Tour Eiffel ou les pyramides de Buren.

Il reste que, sans la science, une philosophie demeure inapplicable : trop de divagations philosophiques le prouvent.

Si tout art est le terme d’une religion (son mot-maître), toute science est le terme d’une philosophie (sa fin).

Les niveaux de la réponse – le 2 est l’un des trois premiers nombres premiers ou l’une des trois dimensions. Mais c’est aussi le fondement des nombres pairs, les plus nombreux des multiples.

Est-ce pourquoi nous retrouvons ce nombre à tous les stades de cette unité ? :

–         limite de l’Un et même, en Ö2/5, mesure du degré de liberté, entre p/4 et Ö(T-1) ;

–         dédoublé (2 x 2) dans les passages ou les 4 acceptions de traitement et d’entretien ; ou dans les jeux induits/déduits de « e » et de « p », autour du 3 ; jusqu’aux mêmes jeux autour de 30 : 10p ou p3 et « 10 e – 1 », ou 12Q2 et 10Q2, etc.

–         abouti dans la dialectique de la Forme Vide, ouverte ou fermée (dans la deuxième dimension l’une, dans la troisième dimension l’autre).

Traitant de cette dialectique constante ou renouvelée, Karen Blixen,dans sa fable : Une histoire consolante, a donné cette unique image des dialectiques : vie/mort, mâle/femelle, riche/pauvre ; deux boites fermées à clé, qui contiennent, chacune, la clé de l’autre boîte.

De fait, au terme de la vie ou dans la Forme Vide, les deux délits de l’Unité : l’aspect et le joint, sont devenus l’espèce et le genre de l’artiste et du philosophe (scolastiques), puis la spécialité, la généralité, et pour finir : les espèces monétaires d’une part, les genres sexuels de l’autre.

Si je joue de la monnaie, je trouverai les machines de Gallus et de Marx, fondées sur les deux concepts : consommation, production.

Ici, le producteur – l’ouvrier, le prolétaire – sera l’enfant trouvé, le jaque, ne tendra qu’au jacquemart, l’automate, puis l’ordinateur, par une science quelconque (sémantique, biologie et technobiologie, astrophysique). Parti du joint, du genre, il n’aspire qu’à la spécialisation, dont le terme est toujours l’espèce monétaire : le nouveau symbole pécuniaire, qui le situe finalement entre les deux extrêmes de la valeur de production et de la valeur de consommation.

Mais c’est le consommateur, l’élu, qui prend sa suite, comme l’œuvrier l’avait souhaité : fils de roi ou bourgeois, Nomenklatura, le monde des fonctionnaires ou le palier de la « sinécure », car le fonctionnaire ne rapporte rien, sa seule fonction est la copie ou la relation affabulée du journaliste, de l’homme de lettres.

Dans l’entièreté de la Machine, depuis l’enfant trouvé, au-delà de l’UN, à la lettre perdue avant l’UN.

Au contraire, si je joue du sexe, je partirai de la naissance légale, réelle (ou du fœtus, du gène), pour atteindre, dans l’entièreté, à l’extinction, à la mort certaine.

Ce sera par un chemin déterminé, vers l’Ouest, que le gène sera devenu l’adolescent, au terme de son adolescence ; puis l’adulte, engagé dans la voie de la mort, vers l’Est.

Que sont ici les sexes ? Le mâle et la femelle.

Vide au départ, la femelle produit (elle porte en se remplissant) ;  elle met au jour, et c’est le nouvel objet, en ses aspects nouveaux. Son chemin peut être dit celui de l’animus. Son projet est une mosaïque d’aspects, une « tapisserie » ; mais, si le mâle ne l’a pénétrée, sa tapisserie est à refaire chaque jour : elle ne fait pas l’enfant : le drame de Pénélope, puis de toutes les vierges folles, depuis Sarah, avant que Tobie n’ait domestiqué ses démons, ou Yseult ou Juliette, privées de Tristan, de Roméo (Héloïse d’Abelard, Chimène du Cid, etc).

Plein au départ, le sexe mâle semble destiné à se vider dans la femelle. Mais, sur le plan de l’émotion (de l’inclination à la passion), le destin du mâle est de se perdre à la femelle, de se « tapir » en elle : l’obsession de l’anima.

En cet instinct de « tapissement », Ulysse va d’île en île (12) et le Faustroll de Jarry de même (les îles sont 13, mais la treizième est la première). Don Juan va de femme en femme, jusqu’à la sienne : Elvire, que son refus de l’anima le pousse à refuser.

À la fin, Abelard est châtré, Tristan fou, Roméo un mort et Juan emporté par la main de marbre ou le squelette du Commandeur. Le vainqueur du Taureau, Thésée, épouse la fille du Taureau : Phèdre. Combien  d’amours ont tué les Rois, depuis Louis XVI à Edouard VII, par Rodolphe ? Tant d’anima réussies et d’anima trahis, rejetés…

À la dialectique de la forme vide, du « terminus/tête de ligne », dois-je donc donner ces termes : la production et la consommation, le tapissement et la tapisserie ?

On sait qu’il y en aura bien d’autres, car la Forme Vide exclut le Verbe,  qu’elle ne contient pas. Mais, jouant des sexes, ce sera toujours ou l’animus ou l’anima (la tapisserie, le tapissement) ; jouant de la monnaie, ce sera d’abord une valeur de production et une valeur d’échange, pour une consommation accrue.

Car les temps vides, akkadiens, hellénistiques, modernes, ne savent plus rien de l’Unité, de l’union ou du coït (et plus rien du symptôme). Ils ne connaissent que le sexe et le fric. Tous les problèmes que posent la science (économique, utilisable) et la religion (dogmatique, figée) s’y fondent – à l’exception de la vaine recherche du Mot/verbe : informatique, virtuelle.

En ces dialectiques, encore, le 2 a survécu : entre les 10 p et les 10 e-1 : les 2Q2, ou leur racine : QÖ2.

Que nous reste-t-il ? Les niveaux, qui ont mené des dimensions aux passes (les fractales), des phases passagères aux domaines, aux boîtes de Karen Blixen, ou de Lorenz, de la Gestalform, de Laborit, de Resnais (son film : Mon Oncle d’Amérique) ; de l’affection de Spinoza à l’affectation sociale d’aujourd’hui, ou de la symétrie à la simulation, au simulacre (le masque et le réflexe à vide de Lorenz), si l’homme, JE, n’est rien qu’un animal.

Un animal relationel et projectif, mâle ou femelle, qui n’agit que pour le « plus avoir » ou le « moins avoir » contre le jeu, contraire, de la production. Car le sperme, le gène, le fœtus, l’enfant, le « produit » demeure condamné ici, par le pédéraste et la lesbienne (les homosexualités), par la pilule contraceptive, l’avortement, le passage de l’ouvrier au fonctionnaire, du poète à l’homme de lettres, de Van Gogh au peintre du dimanche, de la cathédrale à Eiffel – du tapissement sordide à la tapisserie inachevée.

Mais voilà qu’on a débordé de l’Objet UN, de ses délits, à la pluralité, aux relations/rapports, aux constantes des divergentes (les moyennes) et des convergentes (les sommations), aux sexes ou à la monnaie, sans quitter le genre et l’espèce, meta ou ana. De la jonction (la coagulation de l’alchimiste) à la disjonction (la divergence, la complexification, l’éparpillement, la dispersion), comme du chaud au froid, ou de la vie à la mort.

Quel serait ce point, OÙ la voie entropique s’inverse, la borne ou le meta, où le terminus se ferait la tête de ligne, selon Léon Bloy ?

À quel niveau ?

L’inversion de l’Unité (de l’image au symbole) ne nous est claire que parce qu’elle se situe dans l’UN, en l’Être, en JE : exactement de l’étendue à la durée. Tout animal éprouve – à défaut de le connaître – ce moment où l’enfant, le petit, se fait adulte, un grand. Et tout élu, de même, le point où la couleur, la lettre, le signifiant se perd, qui d’avance l’a élu. C’est l’oreille attentive – plutôt que l’œil ouvert – qu’il va choisir de progresser, de note en note, de rythme en rythme, jusqu’à l’effrayant cri du Si, à l’autre instant – de la mort.

Mais, au cœur de la Forme Vide, qu’est-ce qui s’inverse ? Comment ? Où ?

Quoi donc ? L’âme de l’élu, du maître ? Quelle partie en l’âne ?

Comment ? Par l’inventaire d’ana, la rotondité de meta ?

Dans la fronce qui double le courbe – ou le triangle (de la période au cycle) ? Dans le pli, bientôt refermé, qui transforme l’analème ou la bande de Mœbius (de Platon) dans le cercle unique du palindrome ?

Si je traite des sexes, serait-ce le point où la femelle – la productrice – deviendrait un mâle (élue en tant que mère) par cet animus accompli : l’enfant, que sa fonction, dès lors, sera de modeler – tout le temps d’enfance – à l’image parentale de la race, de la tribu, de l’abstraite société ?

Serait-ce le point où le mâle, se cloisonnant en sa femelle, s’y tapissant, répèterait en effet, par la chasse ou la quête assouvie de l’anima, tenterait par un coït maniaquement reproduit, de donner – à jamais – d’autres enfants à l’épouse ?

Si je traite des monnaies, des valeurs, des espèces, est-ce le moment où l’effigie prend le pas sur la matière – jusqu’au crédit, à la virtualité, la fausse monnaie ? Est-ce le moment où le prolétaire se fait le fonctionnaire, par le jaquemart réalisé ? D’un autre animus alors, une ouverture à l’infini, à cet autre anima : une bureaucratie ?

Ces mots, aux jours que nous vivons : l’animus, l’anima, ont comblé cent théoriciens, mille analystes, mille foules d’auditeurs. Ils ne comblent pourtant que l’hiatus des genres sexuels, ils laissent béant l’espace qui sépare la matière, la masse, de l’effigie. Au point que le prolétaire ne sera pas, jamais, le fonctionnaire, qui l’asservit.

J’avancerai cette hypothèse : l’hiatus final entre ana et meta, l’inventaire et la borne, ne joue pas seulement de l’animus et de l’anima (ils sont encore de l’âne), ni de la production et de la consommation. Ils jouent de la tapisserie et de son envers, la trame. Des multiples aspects offerts à ton regard, car le poème, la peinture est innombrable : cependant que ceux-là se défont, ceux-ci se font ailleurs – à la confuse brume des fils pendus (dont l’assemblage doit constituer une autre Tapisserie, ici même.

À quel niveau ? En celui-là qui transcende les « séjours » mêmes des dieux, bien au-delà des 42 de l’Apocalypse, jusqu’aux images finales, indestructibles, du mythe, de la légende, dont l’Élu ne sera jamais que le traducteur.

La glorification  de l’âne.

 

LE CONTE

 

IV

 

D’autres vous le diront, dit le conteur : il n’y a pas de quatrième dimension. Si le jour peut compter une heure en plus, en moins, ou la nuit la plus longue jouer du 10 décembre au 6 janvier, le jour le plus long du 1er de juillet au 22 juin, comment pourrais-je dire les quartiers du jour, les saisons de l’année ? C’est pis, car, toute l’année, l’un vit dans l’attente de Noël, et celui-là réduit l’année à l’attente de la Saint-Jean et de l’été qui suivra. Tout le jour, celui-là ne rêve que de son rêve passé; celui-ci, dès l’après-dîner, s’impatiente du jour à naître. Cette nostalgie ou cette hâte leur bouffent tout le Temps. Elles en refont un pendule en sa triple période : le passé, l’actuel et l’avenir pour l’un, le devenir, le devenu et la présence pour l’autre.

Il en est de l’espace comme du temps. Un château se tient toujours à l’un des cardinaux, ou une mairie, une église. Ce lieu privilégié englobe la ville, le marché, la foire, le comté, le marquisat. Il est comme la Noël ou la Saint-Jean d’été pour les saisons. Et, de fait, c’est bien là, dans le 4ème global que l’âne et le maître, hurlants, ont été transposés : Pierre en une cellule noirâtre, Gertrude dans la cour du Poste de garde, qui, lui-même, se situe à l’orient du château. Car le château, comme le bourg, comporte ses 4 cardinaux : le 4ème au nord (la Salle du Conseil).

Il est cinq heures (non pas au campanile, qui n’existe pas encore, mais selon l’immense cadran solaire qui orne l’entrée du parc). Il en est six, selon les nouvelles prescriptions. Le soleil est assez haut encore pour que les villageois n’aient pas faim, non plus que sommeil. Mais asservi au bon vouloir du comte, du marquis et du roi, l’astre s’éclipse déjà ou le fera bientôt, dans quinze jours ou un mois, qu’importe ? Car le Bon Vouloir règne en ce lieu – et, par ce lieu, en tous les autres, moteur de toute mondanité, de toute société – et de la vie même, dans le village.

« Je veux cet âne », dit la Comtesse, qui vit au temps du Bon Vouloir, non dissociable, ici, de l’Aujourd’hui : elle se prend d’ailleurs, quand elle dort et rêve, pour la fille d’un roi grec (dont elle porte, tronqué, le nom). Elle rentre chez son père et voit l’âne, attaché, dans la courette des gardes, car c’est le chemin qu’elle suit, au retour de ses promenades pour regagner sa chambre, à l’orient du château.

L’âne est là parce que le capitaine d’armes se veut respectueux de la loi. Un respect qui ne va pas sans une certaine violence : il a dû s’opposer, de toute sa fermeté, aux prétentions de son officier Fernand, qui défendait les droits de la Jeanne, de l’avocat des Basile, un Baltazar, et d’un moine impulsif, pourvoyeur de l’Évêque, qui revendiquait « le droit des pauvres ». Il s’est bien battu : l’âne est là.

« Je veux cet âne », dit la fillette, mais une femme déjà, par son sexe et ses seins, une Dame, de par l’hérédité.

Pourquoi le dit-elle ? Va savoir ! Ça lui est passé par la tête, peut-être parce que, depuis deux jours, elle n’a rien exigé, par la simple exigence de rappeler son pouvoir. Ou bien elle s’est souvenu du seul épisode notable, étrange, de sa journée : peut-être a-t-elle reconnu l’âne et le jeune homme qui lui tint tête – le premier en toute sa vie ! Il n’était pas mal, ce manant, ni disgracieux ni vil ! Bien qu’il ait eu peur… Mon Dieu ! Qu’il avait peur ! Peu de manants ont eu aussi peur devant elle (elle en approche peu) ; mais encore moins ont cette noblesse étrange, autre que la Noblesse, cette outrecuidance ! Je crois qu’elle a voulu d’abord, ne se souvient qu’ensuite. Une pitié suit : il est si malheureux cet âne, si esseulé !

Esseulé, l’âne ne l’est pas, mais plutôt la proie de vingt maîtres. On dispose pour lui un tas de foin contre le mur, auprès d’une bassine d’eau. Gertrude y boit, par habitude, et se rencogne tout aussitôt, humiliée d’avoir faim. On la caresse, elle grogne et, d’un coup de tête méchant, écarte l’importun. On vient la visiter, la juge : « Mais c’est une fille ! », « et pas si jeune que ça ! »

Il y a là des soudards, des cuisiniers – « Tu as déjà mangé une cuisse d’âne ? » – la femme de chambre de la comtesse et une vague maîtresse du comte, qui n’ambitionne plus d’être sa seconde épouse. Quelqu’un annonce le juge, mais c’est un moine qui vient. Il esquisse le signe de la croix sur le front de l’âne et se recule avec effroi : il y a vu briller comme une étoile maudite, à six branches – le signe du Malin !

Gertrude s’est reculée de même. Pour elle aussi ces visiteurs sont des démons – des ennemis, qui l’ont séparée de son maître. Ou plutôt, puisqu’elle-même l’a trahi, rejeté, c’est la multitude, horrible, des autres, aux odeurs imprévues, aux gestes menaçants. La foule des hasards promis à l’infidèle. Ils ont rejoint, déjà, dans le méandre des jours, Jeanne et la perte de son ânon, le voisin hypocrite, l’ortie et la vipère, tous les piquons. Cette foule étrangère qui fait la solitude.

Une autre solitude, la seule visible, est celle du maître, en son cul de fosse. Étrangement, celle-là, que vous imaginez sans peine, est la seule vraie : elle ne se peuple pas, de regrets ou d’espérances. La tête, ici, est tellement prise (d’espoirs, de remords ?) qu’elle est devenue pareille à une pierre – ou une boue : une vase pierreuse, une roche liquide. Quand cette horreur s’empare d’un homme, d’un maître, il n’en perçoit plus que le néant : l’ultime remède. Pierre dort, si l’abîme peut être nommé sommeil. Il n’a pas tout perdu seulement, mais cela qui, en l’homme, inventorie les pertes et se réjouit d’inventorier. Son rêve est tel : un âne ailé, piètre Pégase, l’emporte vers le Paradis. Hors de l’inventaire, tous les débits ont formulé une planète, la huitième, faite comme un ange.

Il se réveille priant. « Mon Dieu ! prie-t-il. Excluez-moi, oubliez-moi. Je n’ai pas aimé, ni la Mère, ni Jeanne, ni Sylvaine, mais j’ai nommé Amour le désir d’une retraite, d’une famille, d’une femme. N’en punissez pas Gertrude ! Ne lui fermez pas les portes de votre ciel ! Ou, si Gertrude n’a pas une âme, protégez-la des tourmenteurs, qu’elle meure en paix, ainsi qu’elle a vécu ! Car, ici même, sur cette terre, vous avez besoin de ces anges de la paix. Les saints ne feront jamais tout le travail, trop rares ! Que seriez-vous, Seigneur, sans les ânes ? »

Or, la rémission précède la prière : on ne demande jamais que ce qui fut donné. La jeune comtesse a dit : « Je veux cet âne ! »

De la comtesse, encore enfant, j’ai très peu dit. Autant dire : rien. C’est qu’elle vit dans l’Aujourd’hui, qui la submerge, comme il submerge les sœurs, les voisins, les gens d’armes, incapables de s’y diriger. Bien ou mal, ils vivent dans l’Amour, en ce jour, mais, à toute heure, à toute seconde, un Ennemi tente de les en proscrire : l’intérêt, l’amour-propre, l’amour sale : les sept démons, que l’Église nomme : péchés capitaux. Le démon d’Iphage est l’Orgueil. Quand il résonne en elle, ou qu’elle raisonne par lui, l’appétit qu’il suscite est sans limite. Elle se sent capable de dévorer le monde : elle l’est. La résistance l’outrage, la révolte la fortifie. Mais cet orgueil est celui de l’enfant : rien qu’amour. S’il lui arrive de réfléchir, parce qu’elle est la fille de son père, cette réflexion pour elle n’est que réflexe. Elle est reflet (des modes du Comtat, des mœurs admises par tous, tous ceux de son entourage), quand elle n’y pense pas. Réflexion et reflet se joignent en Jésus, son maître, dont le comte – oui ! le comte lui-même – n’est qu’une imparfaite réflection.  Il lui faut obéir d’abord. À quel miroir ? À quel instinct ?

C’est ainsi qu’aujourd’hui, très vite, l’étroitesse de sa chambre l’oppresse, bien que la chambre n’ait pas rétréci. Mais, comme à chaque fois qu’un nouveau caprice l’enfle, elle arbore une couronne invisible, se revêt d’une cape époustouflante. Elle monte sur des échasses et se pare de la queue aux mille yeux du paon. Elle a déjà franchi le seuil de l’appartement, traversé le couloir et descendu les marches du petit édifice qu’elle nomme son Paris (pour « parvis », car elle bute encore sur certains mots : elle n’est tout de même pas encore une déesse !)

« Une maîtresse ? » Gertrude se le demande, la tête baissée, l’œil qui tapine. Elle ne sait plus très bien ce qu’est une maîtresse, depuis le temps que Jeanne, puis la Mère les ont quittés.

À coup sûr, quelque chose de plus rêche qu’un maître, de plus distant et dur, car les femmes d’aujourd’hui sont telles – responsables au plus haut degré, de la maison, de l’argent, du rituel familial et des générations – de tout ce qui de très loin passe au-dessus de sa tête. Par le détail le plus concret de la vie elle porte, la maîtresse, les fables inconnues ; et, par la grâce, les rites et les superstitions, tout un passé inébranlable, où l’âne lui-même se reconnaît d’une autre race que l’humain, sinon maîtresse elle-même : la mère d’un ânon perdu.

Mais cette maîtresse éventuelle est un enfant, comme un ânon. Ainsi, dès la première caresse, l’âne tend le cou, se prête et, même, risque une promesse de câlinement vers la main.

« Ma pauvre bourrique, dit la fille, as-tu un nom ? » Puis, au garde qui attend : « A-t-elle un nom ? »

L’âne a failli répondre. La dérobade le blesse. Puisqu’on s’adresse ailleurs, Gertrude ne dira plus rien.  Le garde répondra pour elle :

« Je ne sais, Madame. »

« Où est son maître ? » dit la donzelle ornée. « L’a-t-il perdu (son maître) ? »

Oui, je l’ai perdu, songe l’âne. Je l’ai vendu. Ce ne sont pas des choses à dire.

« Je ne sais, Madame, dit le garde. Je le crois en prison. »

Il a compris de travers, inversant les sujets.

« Cela ne m’étonne pas, dit la fille. Tout d’un rebelle, cet homme-là ! »

(« Si jeune, pourtant ! Déjà en taule ? Ah ! L’imbécile ! »)

« Et l’âne ? Que va-t-il devenir ? L’aurait-on décidé ? »

(Elle dit souvent ce « on » quand elle parle de pouvoirs qui ne sont pas les siens, c’est-à-dire de son père, par une sorte de pudeur, de crainte qu’elle ne s’avoue pas. Mais, bien sûr, le comte n’est pas en cause : Iphage, nouvelle Iphigénie, sait bien qu’Agamemnon ne se préoccupait ni des ânes ni de leurs maîtres !)

« Alors ? Tu vas répondre, soudard ! » dit-elle, oubliant qu’elle ne lui a posé aucune question.

« Je m’en vas quêrir le chef » dit le garde.

Et c’est ainsi que, de caporal en adjudant, la comtesse se trouvera devant le mari de Jeanne, qui lui opposera la loi ; puis devant le moine – confesseur de ces Dames, qui lui opposera la charité.

« De par la coutume, l’objet d’une liquidation revient aux pauvres, Madame, c’est-à-dire à l’Église ! »

Iphage n’en peut plus de ces allers, de ces retours, de ces rebuffades. Il lui faut en passer par son père, c’est ainsi ! Mais ils vont voir ! Le comte est au conseil, a-t-il fait dire (au chevet de sa quatrième maîtresse, en fait, mais il est las de cette idiote : la quémande de sa fille le sauve d’un pire ennui. D’ailleurs, il est six heures au soleil déclinant, sept au nouvel horaire : le temps de passer à table.)

« Que voulais-tu me demander, ma fille ? »

« J’aimerais, père, que vous me donniez l’âne dont les juges et les moines se disputent la possession. »

C’est alors que l’étrange survient, que l’inattendu s’instaure. Car vous pensez à l’autre conte sans doute, « Peau d’âne », où le même entretien aura lieu, entre la princesse et son père, la fille très jeune encore et le roi veuf, amoureux certainement de sa fille, comme ici, ce jour-là.

Le comte, d’ailleurs, a eu la réaction du roi :

« Pourquoi ? Tu veux manger de l’âne ? Ou revêtir sa peau ? »

Mais, ici, tout va de travers. Iphage ne veut pas de la peau de l’âne.

« Non, père, dit-elle. La robe de mon temps me suffit. »

Le comte est très fier de sa fille.

En vérité, elle ne sait pas très bien ce qu’elle veut, si ce n’est, simplement, l’obtenir. Tout le monde serait-il contre elle – les juges et les moines, son père ?

« J’espérais qu’un si petit présent… Pour une fois que je vous demande (mais elle demande, au comte, tous les jours, quelque chose). »

Elle va bouder.

« C’est bon ! dit le comte. Tu l’as, ton âne. Mais si la Justice et l’Église… Tu demandes beaucoup plus que tu ne le crois ! Tu me donnes deux jours ? »

Il faudra des semaines pour trancher le débat. Car tout le monde entrera dans le jeu, le beau-frère postier, le voisin grincheux, le confesseur entêté, sinon le peuple en rumeur, excité, affolé par le mot « privilège ». Quoi donc ? Parce qu’on est la fille du comte, a-t-on … ?

Mais cela ferait la matière d’autres histoires, où nous sortirions de ce conte, et de l’aujourd’hui, qui, ainsi que le disent tous les contes, s’achève au dernier coup de minuit.

S’achève, comme toutes les tragédies, par le cinquième acte : l’Exode.

Dans le respect de l’unité de temps.

Est-il vingt-deux heures ou vingt-trois, au cadran lunaire invisible, quand Iphage, qui ne peut dormir, sort de son lit ? Des souvenirs, déjà pareils au rêve, l’astreignent. Une rencontre, sur une route, d’un homme qui ne peut se faire obéir de sa monture (sur laquelle il n’est pas monté !). Un imbécile d’ivrogne révolté, le plus craintif, le plus naïf des hommes… Elle ne sait plus ni quand ni où, car ce lieu-dit ne l’est pas, ne peut l’être par le cadran solaire, muet, la foire achevée, l’arquebusier ou le presbyte. « Le Royaume de l’âne », songe Iphage, alors qu’elle va par les couloirs et les parvis, dans la seule inquiétude que l’âne lui soit enlevé.

Mais il est là, gris sous la lune, dans la lumière lunaire, gris-bleu, et un rayon de lune a cerné de blancheur la tache qu’il porte au front… De blancheur ou bien de dorure ? Dans la clarté de platine, la tache brille comme de l’or. Une tache que personne encore, sinon le maître, n’a vraiment vue – ou regardée.

Avec stupeur, Iphage la voit, elle la regarde :

« Mais tu brilles, baudet ! dit-elle. Tu réfléchis comme une étoile ! Tu portes l’Étoile à ton front ! »

L’âne incline la tête vers la main qui n’ose plus la caresser. Il cherche la main de l’enfant, la boute.

« J’ai vendu le maître ! » dit-il sans parler et sans braire, car c’est un dieu qui parle en lui. Iphage entend ; elle ne comprend pas, mais le souffle éclatant a vibré en elle : elle sera une noble comtesse, une grande reine plus tard.

« Parle-moi de lui, dit-elle, puisque tu le peux, Âne d’or ! »

L’âne braie. Il ne dira plus rien, ce jour-là. Mais voilà que la comtesse a bondi de son parvis à la cour sablonneuse, de la cour au grand escalier. S’oubliant en chemise, elle ameute ses gens, tire la cloche. Elle crie : « L’Âne d’or ! C’est l’Âne d’or qu’annonçait le poète ! C’est l’Héritier ! »

Et tous viennent à sa voix, qui vont – sur l’injonction de la fillette, puis celle du comte, ensommeillé, courir à la prison, en extraire le puni. Car Iphage l’a proclamé :

« Le Prince demande son maître ! »

Tout le reste va de soi et ne vaut pas d’être dit. Sinon cette étrangeté. Sitôt qu’il a considéré Ambroise, à peine l’a-t-il interrogé, le comte a reconnu en lui le fils du soudard qui, voilà bien longtemps, lui a sauvé la vie (il n’avait pas six ans alors et ce fut au sud de Poitiers, l’enfant poursuivi par des Maures). Le père d’Ambroise avait refusé toute récompense, invoquant le devoir accompli.

Le comte eût voulu élever le fils de son sauveur à une dignité quelconque : chambellan du palais, greffier de Justice, Inspecteur des Travaux Finis. Mais Pierre Bonheur refusera tous ces privilèges, ainsi que l’âne l’a prédit.

C’est au premier coup de minuit, alors que les animaux conversent, qu’il leur faut, de force, s’exprimer, que l’âne a tenu ce discours à son amie. Iphage avait promis : « Vous allez être heureux maintenant, ton maître et toi. Sais-tu ce qui te ferait le plus plaisir ? »

« Être avec lui » a dit l’âne.

« Et lui, que voudrait-il le plus au monde ? »

« Être avec moi. »

Puis, Gertrude avait ajouté, avec passion :

« Revenir chez nous. »

Car, en ces temps de grâce, qui furent ceux de Moïse et sont ceux de Charlemagne, l’Exode n’est pas exil, rien qu’un retour, au Canaan, au Grand Empire chrétien : le pays d’origine, le lieu où l’on est né. Au cinquième acte de la comédie – Molière s’en souviendra – le fils, la fille retrouvent un père ; le bâtard ou l’abandonné, l’enfant trouvé est reconnu l’enfant du roi, du prince ou du bourgeois tout à coup décillé…

« Ton maître n’était pas un enfant trouvé. Il connut son père. Le misérable besogneux – est-ce toi ? »

Mais il n’est plus besoin de paroles. Elle –Iphage ou Gertrude – a remonté, d’évidence en évidence, le temps, depuis l’âne de Buridan, esclave de la nécessité de choisir, jusqu’à l’âne de Balaam, que la Voix a rendu à soi-même. L’âne de Peau d’Âne, celui d’Apulée, l’Âne d’Or, et celui qui a porté le Christ en son triomphe. L’Âne des légendes, retrouvé.

« De piètres survivances de Chiron, le Centaure, dit l’âne, modestement. Car je suis la monture et la parade du pauvre, qui aujourd’hui est roi. L’enchâssement de ses parures, et le coursier de ses banlieues, de ces parages, aussi longtemps que le pauvre veut encore. »

Elle ne comprend pas tout, Iphage, mais elle vibre toujours, et de plus en fort. L’âne a englobé même le Christ, un Christ qui serait aussi Judas. Elle a perçu, en quel abîme inoubliable, l’accolade de Joseph l’Otage et de Juda le Traître s’embrassant.

« Tu m’apprendras, dit-elle, quand j’irai te voir ! »

L’âne a fait « oui », de la tête.

Je devrais finir là, dit le conteur, car le 5ème acte achève la pièce et, de fait, ce jour-là – un mardi – s’est achevé. Un devenir s’instaure, tout neuf, une autre pièce, quand – le rideau baissé – les machinistes dressent le décor différent, d’un Mystère, peut-être, après la Comédie. Mais les dieux et leurs contes ne procèdent pas ainsi, non plus que les désirs et les rêves de CELA (le maître ou l’âne).

Si Pierre Bonheur avait accepté le suffrage – ou l’élection à un poste honorable, tout serait dit. Dès le lendemain, il serait un maître véritable, à sa table de greffier, à son estrade de juge ou de conseiller, au pied du trône. Il ne l’a pas voulu. C’est l’autre drame. Sorti des oubliettes, le Pierrot est sans recours. Il redevient le coupable, honteusement gracié, le débiteur malintentionné, le démuni, le poursuivi, l’exclu.

Il faudra que le comte, mécontent de ces charges que sa fille lui impose, arrache le maudit aux griffes du Juge (acharné à juger), aux caresses de l’Évêché, suspect à plus d’un titre, à la rigueur sans faille des comptabilités.

Un seul recours : la mansuétude du roi, mais le roi est fainéant – fait néant en ces jours où les Mérovingiens sont absents ou perdus, où le Pépin, après le Martel, ne sont que des Maires, auxquels le Pape n’a pas reconnu le plein statut de Roi, où Charles n’est qu’un prince, et le moindre auprès de son frère. Comment faire appel aux néants ?

Sollicité, le Néant laisse son secrétaire répondre. Le secrétaire, qui ne tient plus au secret tellement, s’en remet à l’Évêque, qui ne sait pas lire et refile la correspondance au saint du jour, tout de clémence, qui absout par principe et ne châtie qu’aux verges.

Accordée, la supplique en devra revenir au secrétaire, puis au Néant qui paraphera. Puis, elle devra redescendre au supérieur de l’Ordre de Saint-Benoît, au juge, avant d’être remise aux mains du comte, puis de la comtesse. Tout cela demandera des mois.

Ce sera une simple chance si, au terme de ce temps, Pépin sera mort, après avoir donné les marches de l’Ouest à l’autre fils, mais où Charles commencera de s’en remettre à Dieu, au dieu d’Amour, au-delà des jugements et des petits abbés, entreprendra le Grand Combat Pour La Foi Seule. On le sait d’avance : il ne validera que les Grâces : l’âne et son maître vivront en paix.

« J’ai fini », dit le conteur. Et les remarques fusent, car le temps, qui n’est pas ce jour-là, est aux questions.

« Mais Gertrude, qu’est-elle devenue ? »

« Et Pierre ? »

« Et le procès engagé, car il y eut, cependant, dol ? »

« Et du Comté, des Marches et des marchés ? Des marquisats ? »

« Et de l’Empire de Charlemagne ? dit le conteur, se moquant. De la Chrétienté ? De l’Europe ? De la Liquidation ? De ce Temps-là ? »

Il a manqué céder à la fureur. Il respire et se calme. « Tout le monde est mort, et ce monde lui-même ; c’est cela que vous voulez m’entendre dire ? Je ne vous dirai que la mort de l’âne. Pierre n’avait pas encore trente ans, il ne vivait pas avec Sylvaine, qui se refusait à être l’épouse d’un rustaud, d’un manant, mais il avait épousé Rose et ils s’aimaient, car on ne pouvait pas ne pas aimer, en ces jours. Il a recueilli l’âne, en une heure de douleur, dans la chambre conjugale ; il est allé la prendre dans ses bras, Gertrude – elle fut lourde, elle ne l’est plus. Il l’a posée sur la terre dure, devant le feu. Il s’est couché près d’elle, la tête contre la tête. Et c’est comme ça, vers les deux heures – cinq heures plus tard – qu’elle est morte, la langue hors de la bouche pour tenter de baiser la main abandonnée de son maître endormi. »

« C’est ainsi, c’est alors, dit le conteur enfin – d’une voix imperceptible, car il est fatigué – que le dernier souffle de Gertrude s’est fait un peu de l’âme d’Ambroise, le Saint désormais. »

 

 

 

LA QUERELLE

 

« Monsieur le conteur, dit le professeur, je ne goûte pas votre histoire. Ou, pour mieux dire, je ne l’entends pas. Je ne retrouve en votre âne aucune des qualités d’ana. S’il y a bien pluralité, la sienne reste illusoire : rien de plus solitaire qu’un âne ! Quant à sa logique, nous n’en dirons rien, si vous le permettez. La sottise de cet animal est proverbiale. Je ne retrouve en votre Gertrude – et je suis poli ! – aucune trace de la rigueur sereine d’une démonstration, de la sommation accomplie du Système. Je ne vois en elle qu’un pauvre être – un pauvre hère, dramatiquement seul, livré à ses besoins si courts et si sordides qu’on ne peut y percevoir la moindre admiration.

Mais votre maître ne vaut pas mieux. Jamais conscient de sa destinée ; par là, indigne de toute  maîtrise, de toute élection ; jamais d’accord avec soi-même ; exposé aux vents du hasard, sinon aux tentations de la malhonnêteté… Un saint, dites-vous ? je dirai plutôt un clochard ! »

« Monsieur l’ânier, dit le conteur, je ne discuterai pas ces points. Je ne suis pas un « discute ailleurs ». mais je veux bien que mon meta ne soit comme le vôtre, même s’il est jeune encore, très jeune, n’ayant vécu en somme que le quart de sa vie, quand Gertrude touche aux cinq/sixième, sinon six/septième de la sienne. Il est à peine sorti de l’adolescence, élu en cela. Elle est au seuil de la vieillesse, à l’âge où une femelle n’a pas ou plus d’enfant. Esclave d’une fonction proclamée : servir, privée de ses facteurs naturels.

Car je ne l’ai pas dit, mais tout le montre : son chaste amour pour la Sylvaine, son attachement à la famille, sa soumission aux lois (tout révolté soit-il), sa crainte du gendarme, son piètre désir même de se faire des amis, son désarroi, enfin, dans le monde des adultes : il n’a pas vingt-trois ans. Et cette grâce, propre à la jeunesse, c’est ce que tous – même ses voisins, même la comtesse – ressentent en l’approchant.

Gertrude ne l’a pas connu en son enfance première, et c’est en quoi le temps du maître excède le temps de l’âne : il a précédé l’âne, il le suivra. Les cinq ans de la première enfance du maître, le douzième de son existence, ont recouvert la pleine maturité de Gertrude. Est-ce que vous ne pouvez pas comprendre cela ?

« Je ne vous suivrai pas sur ce point, dit le professeur. Je vois trop bien jusqu’où vous voulez m’entraîner. Ces cycles ne sont pour moi que des instruments de mesure. Vous prétendez qu’ils me condamnent aux vingt-quatre heures du jour ou au cinq ans de la première enfance. Un être naît, il meurt : pouvez-vous me dire le cycle qu’il accomplit ? Au pôle, un soleil se lève, et un autre se couche en même temps : que deviennent vos vingt-quatre heures ?

Au reste votre conte en dit l’absurde. Une loi ou le tour de la terre font le jour de vingt-cinq heures ou de vingt-trois. Si je traite de l’année, quel sera le plus vrai, des treize mois lunaires ou des douze solaires ? votre jour où les bêtes parlent – mais on voit qu’elles ne parlent pas, sauf en légende, dans les hypothétiques douze coups inaudibles d’une église privée d’horloge et de jaquemart – je n’y crois pas plus qu’en votre Royaume d’Amour. Charlemagne fut un tyran, Moïse un fou. »

« La liquidation… »

« Un usage périmé aussitôt qu’imposé ! Il n’aura guère duré plus longtemps que le troc, en ces temps de barbarie que tu nommes la Toussaint, la Terre Promise, l’Éden – et pourquoi pas une Atlantide, une Lémurie ? »

« Tu admets donc leur existence ? Comment le peux-tu, ne croyant pas aux cycles ? »

« Je ne suis pas stupide. Qui va nier la nuit, le rêve ? La fable même, je ne nie pas qu’elle soit, t’ayant écouté toute une heure. Mais, la fable et le rêve, je les remets à leur place, insignifiante auprès de la noblesse du jour, de la splendeur du progrès ! »

« Tu t’investis, je le sais, en ta quête et en meurs, dans les pires souffrances. Je t’admire pour cela… »

« Oui. Comme un maître menacé par l’hystérie ! Tu n’es vraiment qu’un âne ! »

« T’insulterais-je quand tu m’évoques un Newton, un Kant ou un Nietzsche – les grands perdus ? »

«  Les ânes vont au ciel, dis-tu. Te blesse-t-il tellement d’en être un ? Ta misère, je vais te la dire : au conte, au rêve, si beau qu’il soit, il faut un traducteur… »

« Le traître ! »

« Mais, dans l’œuvre de science, selon tes propres mots, le savant s’investit, au point parfois, je l’admets, d’en perdre la raison… »

«  Quand il en devient l’otage. »

Ils se regardèrent longuement en silence, les deux hommes, ces deux parties de l’Homme : le traître et l’otage, sans décider lequel était l’un, lequel l’autre, tandis que, silencieuse, la foule s’écoulait.

Ils ne se haïssaient plus. À quoi bon ?

 

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

Jean-Charles Pichon

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