UN POETE

Illustration Pierre-Jean Debenat

Je ne saurais dire lequel de nous deux vit en l’autre : en décider, ce serait trancher de ta – ou de ma – prééminence. Pas davantage je n’affirmerai lequel de nous vint en premier, de toi, le naïf, le passionné qui ne mène à terme aucune de ses passions, l’enfant qui fut d’abord sans doute, ou de moi, le dur à cuire, le cynique, déjà présent – en germe ou non – dans vingt générations de paysans peu crédules, du côté paternel, de pilleurs d’épaves de l’autre.

Trop souvent nous avons entrepris de nous combattre sans parvenir à triompher. Si mon esprit de ruse, ou ce que tu nommes ainsi, t’apparaît une faiblesse en même temps qu’une tare, ta constante stupeur devant mes vilenies ne témoigne pas pour moi d’un Q.I. élevé. Plus grave, ton refus de notre dualité, sinon de mon existence, et le repentir même qui t’abat en effet quand je l’emporte sur toi, comme si tu te voulais responsable de mes actes, me prouvent journellement ton imbecillité. Mais, ce matin du moins, où je tiens la plume, je veux que tu gardes souvenir de la nuit qui s’achève, ou qu’une trace en reste que tu ne puisses détruire pour de nouveau me nier.

Au plus court, s’il te plaît! Et sans littérature!

Les jeunes étaient partis : ils ne tiennent pas le coup au-delà de minuit. J’avais un peu poussé Irène dans les toilettes, histoire de la faire patienter; mais, saouls comme on étaient, ce ne pouvait être qu’une vague ou chimérique promesse. La pauvre! Elle n’en demandait pas plus. La faune qu’elle abreuve n’apprécie pas la classe etles rares connaisseurs qui traversent sa vie fuient devant une haleine qui n’est pas des plus fraîches.

Revenus dans le bar, comme je lui prenais la taille, je te sentis trébucher. Mon bras ne saisit que le vide. Normalement, jusque dans l’ivresse, tu me suspectes de ne pas exister. Nous buvions donc dans le même verre, mais, soudain, tu ne pus le supporter :

– Eh bien, Irène! Mon ami boit aussi. Tu ne vas plus me dire que tu ne l’as jamais vu ? Tu le vois maintenant, oui ou zut ?

Irène ouvrait de grands yeux. Je lui fis un petit signe, de l’oeil.

– En somme, dit-elle, vous êtes deux.

– Voilà!

– Ah! C’est bien vrai, dit-elle, que tu en es un autre!

C’était l’heure des loqueteux, des marchands des quatre saisons, en route pour les Halles et de l’éternel esseulé. Tu t’endormais à demi, les coudes sur une table et le reste au hasard quand le génie est entré. Tu ne l’as pas reconnu tout de suite, moi si, car il avait ton regard fixe et cette frimousse ruminante que tu arbores quand tu crées.

Il portait une défroque très incomplète de la R.A.T.P. : vareuse et pantalon gris-bleu, sans les boutons réglementaires, que remplaçaient des boutons noirs, et casquette dépourvue de son numéro. Un receveur dégradé ? Cela y ressemblait fort.

La moustache brunâtre, coupée court. Les ongles noirs, des mains de travailleur. Il louchait vers une piste de quatre cent vingt et un, oubliée sur le comptoir. Je lui proposai une partie de dés : tu la perdis. Il buvait du vin rouge, je lui en offris un verre, toi deux. Ce geste l’étonna, car il n’avait gagné qu’un verre. Il nous regarda. Moi aussi. Je lui vis cette chair maladive, cendreuse et parcourue d’une lueur verdâtre, de celui qui ne mange pas tous les jours mais nourrit, entre deux abstinences, de profondes pensées. Tu lui demandas, soudain :

– Que faites-vous dans la vie ?

Il ne comprenait pas. Je traduisis la question :

– Quel est ton job ?

– Pas grand-chose, dit-il. Je travaillais autrefois, et tout marchait très bien. Le mois dernier, j’ai failli besogner dans un cirque. Je fais des escaliers.

– Pourquoi ça marche plus ?

– Sais pas.

Il n’avait sûrement pas trente ans. Il but, s’essuya les moustaches et se remit à nous contempler. Tu devais lui être sympathique. Il te dit qu’il aimait les mots.

– Quels mots ?

– Certains mots. Les jeux de mots. Tous les Maures n’étaient pas morts.

Il s’interrompit :

– J’ai tout noté là.

Il te tendait un petit carnet rouge, qu’il venait de tirer d’une poche. Complètement réveillé, tu le saisis. Mais je lus par-dessus ton épaule. Les Maures y étaient, parmi vingt calembours.

« L’eusses-tu cru, mon ami, que ton coeur fût là, peint ? »

« Ces cyprès sont si près qu’on ne sait s’ils en sont. »

Il y avait aussi des mots d’un autre monde, informes et percutants :

« Quels que soient ces gens, nous ne les connaissons pas. »

Puis, quelques pages plus loin :

« Ci-joint, veuillez trouver cette missive. »

Et :

« Veuillez trouver cette missive ci-jointe. »

D’une belle écriture, calligraphiée.

– C’est vous qui avez écrit cela ?

– Oui, dit-il sans joie apparente. Tournez la page.

En travers du verso, d’une écriture bâclée, je ne lus que cette formule :

« Je vous confirme que je pourrai me présenter mardi matin, train partant à 6h53 d’Austerlitz. Arrivée à 8h53 à Blois. »

– C’était Pinder, commenta-t-il. J’étais saoul, le soir où j’ai noté cela.

Sur l’autre page : « Blois. Téléphoné dans le courant de la matinée pour plus de renseignements. Voir prépondérance. Résultat négatif. Non-lieu. »

– En fait, dit-il, le cirque n’avait besoin de personne.

A partir de là, toutes les pages étaient noircies d’un gribouillage informe :

 » 6 mars rien

7 mars rien

8 mars rien

9 mars rien

10 mars escalier rue Lepic

11 mars rien

12 mars rien

13 mars rien

14 mars escalier rue Lepic »

– J’y vais deux fois la semaine, nous confia-t-il. Je fais les escaliers.

Il ne s’étonna pas de te voir recopier les phrases qui précèdent. Il ne s’étonna pas de notre brusque départ. L’espèce de sanglot qui te prit dans la rue l’aurait surpris peut-être. Depuis que tu me retrouves dans tout homme un peu fruste – depuis hier au soir – il était le premier qui me ressemblât vraiment.

Il te ressemblait aussi. Il était toi et moi. Plus nul que toi et plus têtu, plus déjeté, plus désarmé que tous les martyrs de tes légendes; mais aussi plus gorgé de mots rares et cocasses, plus inquiétant que moi. Une force à l’état brut, qu’on tuera sans l’abattre et qu’on flanquera dans le trou avant d’avoir détruit sa volonté de survivre.

Dans sa rigueur et dans son abandon, dans sa puissante inexistence, mille fois plus réel – et double – que nous ne le serons jamais, mieux adaptés au sens trouble, hygiénique et utilitaire qu’il faut dire commun aujourd’hui. Ce qui me permet de gueuler quand je le juge bon, ce qui te permet d’écrire.

– Ce monde, répétais-tu, ce monde! dans un élan de haine totalitaire auquel tu ne m’as pas habitué. Mais, pour une fois, je n’éprouvais le besoin de faire sauter l’Elysée ou de crever un bourgeois : je me remettais de ce soin à la bombe atomique. Je t’ai répondu seulement :

– Ah! Le pauvre diable d’homme!

Je pensais que ni ta rage ni mon attendrissement n’arracheront aux escaliers de la rue Lepic le génie de la R.A.T.P.  Telles étaient la raison de ton cri et l’épouvante qui me mordait aux tripes tandis que nous allions dans le matin blême vers notre destin bicéphale.

Jean-Charles Pichon

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