II
Le temps d’une mode
De ce qui précède, il suit que la Grande Image n’est pas une notion simple, ni seulement dialectique, car elle recouvre les 3 notions bien différentes : un lieu (externe), une nourriture (interne), une permanence ou une rupture, une liaison ou un déliement, qui exigent la notion de succession (de phases ou d’états distincts).
Mais il n’est pas possible de traiter de ces 3 sans supposer quelque communauté entre eux : celui ou cela que le lieu localise, que la nourriture charge ou nourrit, et qui se délie ou se lie, se développe ou se réduit au long de la succession susdite. Cette chose, localisée ou non, chargée ou non, durable ou non, ne peut être dite un objet (car il peut être sujet), ni un fait seulement objectif (évènement, acte), car il peut être agi, par l’évènement, ou acteur de l’action. Ce 4ème élément, je le nomme un personnage.
Aussitôt se découvrent des dialectiques autres.
Le personnage peut être l’objet de la promesse ou du défi, de la lecture/promesse ou de l’évènement : en quelque sorte, au terme du processus. C’est lui qu’on place : dans l’Eden ou hors de l’Eden, en Egypte ou en Palestine, en Orient ou en Occident; c’est lui qu’on nourrit : d’herbe ou de viande, richement ou pauvrement, du Sang ou d’aucun sang, selon l’époque; qu’on oblige au voyage, de l’est vers l’ouest ou à l’inverse, etc.
Mais il demeure ou redevient le sujet du déplacement, de la liaison ou du déliement, de l’enrichissement ou de l’appauvrissement. On ne lui impose que le Plein ou le Vide, l’Eden ou la Sauvagerie, l’Egypte ou le Jourdain, le Château ou le Désert. Mais c’est le personnage, en son Système de symbole physique propre, qui demeure la cause du processus, par l’acte.
Il n’étonne pas que, comme objet, le personnage ne soit qu’un : Adam, le Peuple ou le Quêteur du Graal, même si le défi le partage en 2 Adam (de la Genèse 1ère ou de la Création), en 2 peuples (l’Israël de Jacob, l’hébreu de Moïse) ou en 2 Quêteurs (les Apôtres de Jésus, les Chevaliers de la Quête). Mais ce ne peut être sans que le personnage/sujet se diversifie sans fin. Il se fait les générations de Seth, celles de Caïn; les fils de Jacob ou les tribus de Moïse; les 12 apôtres, puis les 12 chevaliers. Incomparables, comme les « modes » qui se succèdent dans le temps, car chaque génération de Caïn, chaque tribu de Moïse, chaque chevalier vivra son destin propre, commettra son délit ou répondra au grand défi d’une manière autre.
La complexification des personnages se fait telle, en fin de compte, que toute comparaison entre les Grandes Images apparait illusoire. De nombreux exégètes ont tenté de comparer les générations aux tribus (les prophètes juifs) ou les tribus aux chevaliers (les prophètes chrétiens) sans parvenir à autre chose qu’un amalgame.
Car le monde où vivaient les uns ne fut pas le monde où vivaient les autres, leurs objectifs furent autres. La réponse donnée par Noé ne pouvait être un modèle pour Salomon, ni la réponse donnée par Salomon un modèle pour Galaad. Je essaie toujours de comprendre pourquoi.
C’est que si je traite des personnages, je doit renoncer à un parallélisme suspect ou improbable. Il lui sera permis de garder en mémoire que, d’une manière indescriptible pour l’instant, le processus des Quêteurs a reproduit celui des tribus, qui reproduisait celui des Générations. Mais sans qu’il soit possible de comparer tel quêteur à telle tribu, telle tribu à telle génération. Je ne peut traiter du personnage que dans son monde, son ère, sa croyance propre (comme le savant ne traite que de « relativité restreinte » ou de la vitesse, de l’énergie dans un système donné).
Le système choisi est le plus proche de nous, le mieux connu : celui du Graal.
Les personnages du Graal — Ils sont enclos entre les deux lectures, de la Promesse (de Matthieu à Jean) et de la Réponse (à partir de 1180). Car ils ne sont jamais que les objets du défi ou les sujets du déliement.
Ils sont innombrables (certains textes parlent de 300 chevaliers) ou nombrés, par les 12, comme les apôtres. Mais, en chaque phase du processus, ils ne sont que 3 :
a) en l’origine, les 3 du Lac, élevés par la Dame du Lac (la Vierge) : Lancelot, Hector et Bohort;
b) au terme, les 3 de la quête finale : Bohort, Perceval, Galaad;
c) dans l’ensemble des quêtes : l’homme de l’origine, Gauvain, l’homme du terme, Galaad, l’intermédiaire : Perceval.
Les 9, par suite, ne sont que 6 : Lancelot, Hector, Bohort, Gauvain, Perceval, Galaad.
6 autres personnages sont exclus de la Quête, ou y périssent : le traître par le cœur : Mordred, le traître par l’aspect : le Chevalier Noir (ou Vert), les victimes : Melyant, Yvan, Cologranant, et le bourreau-victime : Lyonel.
Yvain précède la Quête : il n’a pas su choisir entre les bêtes : le Serpent et le Lion. Gauvain le tue.
Cologranant, le non-défini, est tué par Lyonel, frère de Bohort.
Melyant, l’indécis, s’est trompé de route, au carrefour. Il a choisi la voie qu’il ne fallait pas prendre.
Mordred est le traître du château d’Arthur; Lyonel, le maudit de la Quête.
Le Chevalier Noir (ou Vert) plane sur l’ensemble : tous le rencontrent : ils meurent de son défi ou y survivent. S’il prend une forme féminine, ce qu’il peut faire, seuls le vierge (Bohort) et le chaste (Perceval) triomphent de son défi, de sa tentation. Sinon, il n’est que l’adversaire, dans le PAT, ou le doute au carrefour, dans le PAN. En tous les cas, le Malin, le Démon Même.
Tels sont les personnages de la Réponse, de la Quête, écrite mille ans après l’achèvement de la Promesse/défi :
30/180, les 4 Evangiles, de Matthieu au prêtre Jean;
1180/1260, les quêtes de Gauvain, depuis Chrétien de Troyes et Boron, jusqu’aux quêtes de Galaad, allemandes ou cisterciennes, dans la première moitié du 13ème siècle.
En sa transcription, cette lecture : la Réponse, ne couvre pas un siècle, au plus les 90 ans (1180/1270). En son objet, elle ne couvre guère que les 4 siècles, du temps d’Arthur, le 5ème siècle, au temps de Charlemagne (empereur en 800), mais elle réduit ces 4 siècles en un seul, puisque Galaad a connu Gauvain.
D’où la question première : lesquels succèdent les uns aux autres?
Lesquels se présentent comme simultanés? C’est le problème qui traverse toutes les quêtes du Graal, comme il traversé les « réponses » hébraïques : des 12 tribus, laquelle est la première, l’élue? Ou bien lesquelles, par groupes de 3, doivent être situées au nord, au sud, à l’ouest, à l’est?
Depuis le premier ordonnancement de Moïse : l’ordre de marche des tribus jusqu’au dernier, d’Ezéchiel (très au-delà du terme du Pentateuque), le problème a exigé de nombreuses réponses, contradictoires, de Moïse lui-même, de Josué, des Juges et des Rois. Mais, dans les quêtes du Graal, il n’apparait qu’une fois sous cette forme archaïque (dans les textes tardifs du 13ème siècle).
Perceval, Bohort et Galaad se retrouvent au château du Graal chrétien, pour la dernière eucharistie, avant le voyage ultime. Neuf autres chevaliers sont là : 3 du Nord (Normands ou Vikings), 3 de l’Ouest (Irlandais ou Gallois) et 3 de l’Est (Gaulois). Il suit que Perceval, Bohort et Galaad sont des héros du Sud, et ce sera bien vers le Sud (est) que le dernier voyage les portera.
Pour le reste, il convient de ne pas l’oublier, rien n’identifie les 12 de la Quête aux 12 des G.I. antérieures (tribus, générations) et même pas le nombre. Car, très vite, les Fils de Jacob n’ont plus été que 11 (par l’exclusion de quelque tribu, de Siméon, de Dan ou de Benjamin) ou les 12 autrement (par le dédoublement de Joseph en Ephraïm ou Manassé), sinon les 9 nombrables, en 3 triades (avant, après, successivement) que portaient les 6 Elus, au demi de 12.
C’est que les 12 Fils ou les 12 Apôtres (les 12 du Zodiaque sumérien aussi) ne posaient aucunement le problème : la Promesse les contenait ensemble, elle les maintenait dans cet ensemble, toujours une Table : d’Emeraude, de la Loi, de la Cène. Mais le millénium qui sépare les lectures (promesse/réponse) n’impose pas la succession, des 11, des 10 ou des 9, sans rompre cet accord premier (par le déliement) ou exiger d’autres délits.
Que demeure-t-il alors? Des dialectiques annexes, et peut-être illusoires, abstraites, qui ne jouent plus de la G.I., comme promesse ou comme réponse, mais d’une infinité de S.S.P., selon les symboles choisis.
De ces dialectiques abstraites, la plus fréquente est celle des Sens : de l’est vers l’ouest ou de l’ouest vers l’est, mais ce peut être du vide au plein, du plein au vide, d’enrichissement ou d’appauvrissement, d’augmentation ou de réduction, etc. Telle, en tous cas, qu’une voie est au contraire de l’autre en tous ces points.
En ce qui concerne les Quêtes, deux personnages incarnent clairement les deux voies : Gauvain et Galaad.
Gauvain — Il n’est clairement décrit que dans les quêtes du 12ème siècle. Toutes ses aventures se situent au temps d’Arthur (autour de 500). Bien qu’il ne soit jamais dit s’il survit ou non au roi, il apparait — furtivement — dans les quêtes les plus postérieures, et même dans certaines où triomphe Galaad.
Trois traits le caractérisent, qui l’apparent tous trois aux premiers chevaliers ou aux chevaliers du Lac (préchrétiens) : il est noble, il voyage de l’est vers l’ouest, son domaine est la fable, le monde du féerique ou du merveilleux (la Promesse).
Gauvain est noble, fils de Roi (un frère d’Arthur). Ce n’est sans doute pas assez dire. Il ne vit, ne voyage que dans son clan, en sa propre famille. Toutes les femmes, tous les hommes qu’il rencontre, aime, combat, sont des sœurs, des cousines, une tante, une mère, des oncles ou des cousins.
Il est comme ces héros de fables africaines (des traditions bantous ou bambaras) où les combats se livrent entre le neveu et l’oncle, le fils et le neveu. Ce lieu clos, la famille, est le lieu du combat, la lice; mais aussi de l’amour, le lit. Car c’est bien, toujours, une conjugaison de la femelle et du mâle (la « connaissance » hébraïque) qui procrée le fils ou le neveu, associe le frère et la belle-sœur, ou le beau-frère et la sœur, etc.
L’acte de Gauvain ne peut donc être qu’un PAT, un Passage à Tabac.
A la limite, il n’a jamais le choix : il doit prendre ce qui lui vient, le vaincre ou être vaincu.
Son domaine est la fable. Ce trait se déduit du précédent. S’il n’a pas le choix, il n’a pas non plus de liberté. Il ne peut être que conduit en ses voyages, comme le héros des contes par la fée qui le guide, la sorcière qui le tente. La Dame domine ici, et, de fait, c’est le plus souvent une femme qui le lance en de nouveaux exploits : la bonne Demoiselle, ou la Malicieuse, une tante ou sa mère. Le prétexte à l’aventure est des plus minces, parfois : un caprice donné pour tel. Mais voilà Gauvain reparti!
Si l’incitateur est un homme, oncle ou cousin, le prétexte n’est pas moins étrange (au regard d’un homme du 20ème siècle) : la vengeance d’une injure, ou seulement un mauvais accueil, un objet dérobé, le souci d’aider un ami, qui parfois ne fut qu’un passant. Plus il est dirigé, conduit, plus il a de motifs pour se dire libre, livré au moindre de ses instincts. L’impuissance de choisir le rend esclave de toutes les sollicitudes; la plus faible des incitations le met en branle.
Féerique, féminin, ce monde est monstrueux. Les monstres ne hantent que les contes. Ceux que les chevaliers combat sont des géants, des lions ou des serpents; celles qu’il aime sont des fées ou des sorcières. Ici, l’échiquier joue tout seul, les chambres changent de forme, les lits s’effondrent sans motif, les rivières s’assèchent ou s’enflent.
Lorsque le Graal lui apparait enfin — en son château — il se présente à lui comme une procession d’objets inconcevables ou incompréhensibles : une épée brisée, deux couteaux, un plat partagé ainsi qu’un blason (un tailloir). Une lance égoutte du sang dans les deux coupes.
Ce monde est encore celui des traditions barbares ou panthéistes (africaines, amérindiennes) : chaque monstre, chaque objet, chaque rencontre y conserve son pouvoir magique, son caractère archétypal de Grande Image (dégénérée ou non).
Il chemine de l’est à l’ouest. Parti de la Bretagne continentale, il a gagné la Grande-Bretagne. Il est allé au Pays de Galles, où se situe le Château d’Arthur. Quand il quittera le roi, il cheminera vers l’ouest encore, où se situe le château du Graal. Il en est de même pour tous les premiers chevaliers, et pour Arthur lui-même, qu’après sa mort, une barque emportera vers la Grande Ile, des ombres et des dieux, Avallon.
A voir ce cheminement irrésistible, certains commentateurs l’apparentent au parcours du soleil, de l’Orient vers le couchant, de l’aube au crépuscule. Et c’est vrai que, d’une certaine manière, toute la vie de Gauvain se résume en ce voyage, de l’éclat de sa naissance, royale, à une fin mal connue, ténébreuse, oubliée.
Mais, bien plutôt, son destin est celui du 1er Age, qui précède la puberté. Ce n’est pas le réduire que voir en lui l’Enfant, qui vit dans un monde féerique, ne quitte pas le cercle de la famille et auquel tous les « biens » sont donnés à l’avance, sans qu’il les ait voulus.
Tous les temps de la Promesse, ainsi, peuvent être donnés pour des enfances : de l’humanité l’Eden, du Peuple Elu le temps des Patriarches, du miracle chrétien le temps des Apôtres. Et tous ont cheminé vers l’Ouest : Adam, d’Abraham à Joseph les patriarches (vers l’Egypte) ou vers Rome les apôtres : Matthieu et les Marie, Paul, Pierre, les premiers papes.
Les premières aventures de la Table Ronde, ainsi, ne portent filigrane que le monde féerique et la marche vers l’ouest. Mais il convient de préciser que le premier texte qui évoque la Table remonte à 1135 : Historia regum Britanniae, de Geoffroy de Monmouth, et qu’il n’y est pas encore question du Graal.
Au contraire, les traditions, postérieures au 12ème siècle, donnent l’apparition de la Coupe (ou du Vase ou du Plat), les dates 717/720. Il s’agirait de contes ou de poèmes oraux, de caractère épique, chantés par des « rhapsodes » occidentaux, précurseurs des trouvères et des goliards du 11ème siècle. Le plus célèbre d’entre eux, Teliecin (ou Tiercelin) sera donné aussi comme un autre Merlin, sinon comme une forme première de l’Enchanteur.
Dans son poème (oral) le plus connu, fragmentairement reconstitué, les 12 sont des arbres, et Tiercelin se nomme lui-même ou l’arbre ou leur ensemble, la Forêt. Or, Gauvain est souvent dénommé « l’ancien Arbre », et tous les monstres qu’il combat, le Lion et le Serpent entre autres, se retrouvent dans ces anciens contes (ou le Loup et le Dragon dans les contes germaniques).
Il s’agit donc toujours, dans ces premiers récits de la Réponse, d’évènements très antérieurs à la Réponse, d’un temps où l’on n’écrivait plus, absent de la lecture et dévoué à l’acte : la christianisation elle-même de l’Europe, de l’est vers l’ouest.
Le Michel roumain ou lithuanien, ici, se faisait le Lokis, puis l’Ours (Arthur), comme l’a découvert, en « Lokis », Mérimée. Mais il n’est pas temps de parler de l’ange Michel et de la symbolique de l’Ours.
Pour éclairer ce propos, il faut en venir, tout de suite, à Galaad.
Il n’apparait qu’au 13ème siècle, sans doute au temps de Fréderic II « le premier empereur moderne ». Pendant de nombreux siècles, sa postérité a pu être jugée des plus courtes : ni Goethe, ni Wagner ne parleront de lui. Mais son nom renaît avec le soulèvement de la Jeunesse, et c’est son nom que prennent certains meneurs hippies, preuve qu’elle n’était pas si brève.
C’est d’ailleurs au 20ème siècle que la quête cistercienne a été traduite et rééditée par Albert Pauphilet (Queste del Saint Graal), puis par Albert Béguin (1944), puis par Yves Bonnefoy (1965), sans parler d’innombrables ouvrages, romancés ou annexes. Car cette quête ne pouvait être comprise — ou admise — avant le 20ème siècle, comme d’ailleurs les prophètes du Moyen Age l’avaient prévu et annoncé. Qu’il s’agisse du règne de Frédéric II ou des adaptations contemporaines, les quêtes de Galaad portent, au premier chef, le sceau de la « modernité », dans le double sens, scientiste et utopiste, qu’on donne à ce vocable.
Car Galaad n’est pas un noble, il chemine de l’ouest vers l’est, son univers n’est pas celui du conte mais celui de la sentence ou du principe. C’est, au contraire d’une Grande Image, un Système de symbole physique.
Galaad est un roturier. Le vocable vient de « roture » : la terre que le paysan exploite sans la posséder et pour laquelle, naturellement, il paie une redevance à son seigneur.
Plus que cela : Galaad n’a pas un père. Lorsqu’on l’interroge sur ce point, il répons : « Je ne sais pas ». Certains lui donnent pour ancêtre Lancelot, l’un des 3 frères du Lac; d’autres lui préfèrent Perceval, son compagnon. Dans tous les cas, il fut « le fils du Péché », car sa mère fut l’Etrangère, soit une fille du Roi Pêcheur, soit une islamique, une Sarrasine.
N’ayant pas de parents, ce n’est pas au sein de sa famille qu’il va, mais au milieu de maints étrangers, dont sa vertu sera de faire des frères. Comme les générations de Caïn ou comme les tribus de Moïse, il traversera les peuples — et l’humanité tout entière.
Il ne peut y réussir seulement par le combat, car on ne triomphe pas toujours : les générations, les tribus l’ont montré. Avec un art extrême, la Quête cistercienne parvient à éviter totalement ce combat, ce PAT. Une seule fois, Galaad combat de nombreux ennemis : les 7 nains ou Gnomes qui gardent les Vierges prisonnières, mais il les met en fuite et ne les massacre pas. Un prudhomme, un homme sage en donne la raison : en libérant les Vierges, il a libéré les Sept Nains de leur fonction de geôliers, il n’eut donc pas besoin de les tuer.
Le nom qu’on lui donne souvent, de « bon chevalier », témoigne de ce refus constant du PAT. Il s’agit d’une bonté différente du bien (qui exige le mal), ainsi que Nietzsche le montrera. Le « bon » est supérieur parce qu’il est englobant, le plus grand, le plus fort, mais non comme partie d’une autre dialectique : le bien/le mal.
Galaad, par suite, est ignorant de toute justice, qui partage le monde selon les règles morales. Son ennemi n’est pas le mal mais le mauvais (ce qui fait mal parce que c’est hors de l’harmonie du monde, d’une certaine manière : hors du Monde).
Il ne combat jamais (pour le bien), il est seulement bien portant, et c’est-à-dire « porté vers le meilleur des deux chemins », au carrefour. Ses quêtes ne sont faites que de tels carrefours, de PAN, à l’orée de la Forêt Périlleuse, puis à l’orée de la Forêt Aube. Là, toujours, il perd l’un de ses compagnons, Melyant, qui n’a pas su choisir, Bohort ou Perceval, qu’il retrouvera au-delà de la Forêt.
Mais, si je nomme Gauvain l’homme du PAT et Galaad l’homme du PAN, je dis déjà tout autre chose que la noblesse de celui-là et la roture de celui-ci. Je dois parler du Récit là et de la Sentence ici.
Le domaine de Galaad est rationnel. Le mot surprendra d’abord. Comment des textes du 13ème siècle pourraient-ils être dits rationnels? Ils le peuvent au point de n’être compris qu’au 20ème siècle. Comment expliquer autrement que, dans les quêtes du 13ème siècle, toute féerie a disparu? Plus de monstres, de serpent, de lion, plus de sorcières, de fées, et plus d’anamorphoses. Le carrefour, le PAN, seul dirige.
Le Bien ne combat plus le Mal : la fonction même s’anéantit, il n’y a plus que des dispositions, à droite, à gauche, selon qu’on se désire ou s’accepte malade, et qu’on se veut d’abord en bonne santé. Il n’y a plus que remèdes, des méthodes, des techniques pour s’assurer, non point du Bien, mais du meilleur. Les objets qui subsistent, et que portent les Rêves, de Bohort ou de Perceval, sont encore des symboles (la fleur et l’arbre, les deux oiseaux), ce ne sont plus des images : si bien qu’ils ne seront complets qu’une fois expliqués, nombrés, par quelque moine ou nonne.
Galaad ne chemine plus dans un monde d’images, merveilleuses, monstrueuses, mais dans une forêt de symboles, qu’une certaine science, toujours, pourra expliciter.
Gauvain ne pouvait pas comprendre, et le désir de comprendre le tue. Galaad ne veut pas comprendre, car il sait; mais ses deux compagnons ne peuvent que comprendre, ou périr. Si Gauvain était l’innocence, Galaad est la compréhension : leurs compagnons ne vont que de l’innocence au péché (Lancelot) ou de la compréhension à l’incompréhension (Melyant). Comme une multitude d’humains, sans doute, entre le Mythe et le Savoir.
Galaad s’oriente toujours. Sans père (ou fils d’un père hypothétique, imaginé) et hors du féerique, il ne peut être qu’orienté, de l’occident vers l’orient. Car, si l’enfant chemine de sa conception à sa mort (la puberté), l’Adulte chemine, dans le sens inverse, de la puberté aux sollicitations de la vie.
En toutes les lectures qui le décrivent, Galaad sort de l’adolescence, on ne sait rien de son enfance. A quinze ou seize ans, il prendra la route. Et, toujours, ce sera vers l’Orient, à l’exception peut-être, d’un tout premier voyage, où Bohort et Perceval l’ont ramené au Château du Graal, vers l’ouest.
C’est qu’il est apparu dans le château d’Arthur, adolescent encore, mais il n’y a vécu que le temps de s’asseoir sur le « siège périlleux », la place vide de Judas, où nul ne prend place sans périr.
L’essentiel de sa quête se situe autre part. Elle n’est même plus terrestre, comme les quêtes précédentes. Une Nef l’attend ici ou là, qui, pourrait-on dire, le précède. C’est elle, finalement, qui le transportera vers l’Est, le pays des Musulmans, leur capitale : Sarraz, où règne le second Graal, qui ne doit plus rien au Sang.
Là, Galaad est élu Roi, contre son gré, et, tout de suite, meurt, après avoir perçu la vraie nature du Graal : un contenant vide, dont le contenu, le Rêve, grée à chacun.
Ce vase est si différent de la nourriture première que plusieurs, ici et là, parlent d’objets différents ou que, selon sa foi, le commentateur partial rejette l’un ou l’autre. Le celtique nie que le Graal ait pu être chrétien : il l’explique tout entier par les fables païennes. Au contraire, un Beguin exclut de sa traduction l’aventure de Galaad et la majeure partie des archétypes (floraux, animaux) qu’elle contient, pour garder au Graal son caractère chrétien.
Mais il s’agit bien d’un unique objet. Et, malgré les contradictoires qui les opposent, le Quêteur est bien unique aussi, comme l’Androgyne et l’époux d’Eve ne furent qu’Adam, ou le peuple de Jacob et celui de Moïse l’Elu.
Le Sang Réal et le Gré sont également le Graal, leurs quêtes ne sont que la Quête. Gauvain et Galaad se rencontrent en Perceval qui les unit.
Jean-Charles Pichon