LE GRAAL – III – Les modalités d’une mise au point

III

Les modalités d’une mise au point

 

 

Gauvain et Galaad sont parfaitement décrits, aussi précisément que possible : antinomiques au point que le Trivial de celui-là peut être le Bon de celui-ci, ou la vertu de l’un (son goût pour l’amour charnel) le péché de l’autre, etc. Si contraires leurs points de vue que, depuis l’un ou l’autre, le même objet : le Graal peut se faire méconnaissable, et d’ailleurs méconnu!

On ne voit pas le même objet depuis l’orient ou l’occident, depuis le plateau de la noblesse ou la vallée de la roture. L’enfant et l’adulte ne vivent pas les mêmes faits; ni le crépuscule n’offre les mêmes couleurs que l’aube. La diversité des points de vue, d’abord, tient de celle des positions.

Mais il arrive que, localisé entre les deux extrêmes, un seul individu ou un seul personnage puisse avoir de l’objet ou du fait des visions non moins antinomiques, selon que, par exemple, il a tourné la tête vers la droite ou la gauche, qu’il a regardé de bas en haut ou à l’inverse, etc. Ses points de vue, alors, ne seront pas dépendants de son positionnement, de sa localisation dans le temps ou dans l’espace, mais ils seront dépendants de la disposition — de son corps ou de son esprit.

Un tel personnage est au cœur de toutes les G.I. Mais ce « cœur » est singulier, car, d’une autre manière, il englobe le Tout et peut Tout percevoir, de par sa position centrale. Nulle vision ne peut se faire plus partiale et plus générale, plus dominatrice et plus asservie : on y reconnait celle de JE même, en sa jeunesse ou, plus précisément, en son adolescence. Dans les quêtes du Graal, cet Adam jeune ou ce Peuple jeune se nomme Perceval.

La plus simple lecture en révèle à la fois la position centrale et les dispositions presque infinies.

Cœur de la Quête, les premiers chants (oraux) l’ignorent et, dans le triomphe final de Galaad il s’estompe, au point de disparaître — en quelque ermitage. Il vient après Gauvain, qu’il doit suivre à la trace; il accompagne le bon chevalier de loin et ne le retrouve qu’en des moments privilégiés.

Fils de noble à coup sûr, il lui faut, dès le départ, prouver son ascendance, car son père est mort avant sa naissance; son apparition dans le conte est celle d’un orphelin qui veut être reconnu : il rêve d’un blason.

En ses voyages, sans cesse, il court de çà et de là, de droite et de gauche, à la poursuite de l’Ennemi, voleur de la Coupe, vers l’ouest, puis vers le château d’Arthur, à l’est alors. Il pourra même, plus tard, entraîner Galaad vers le Château du Graal, le détournant de la Quête véritable, vers l’Orient. Ce va-et-vient est un sur-place. Au point que, parfois, il semble s’absenter de la Quête, réfugié en quelque ermitage. Mais c’est aussi, bizarrement, un englobement de toute l’aventure. On dirait que le Temps, en sa succession, ne peut pas l’atteindre.

Homme du pourtour ou du Milieu (dans le sens, cette fois, d’entourage, de climat), il n’est rien qu’il ignore ou qu’il n’ait pas vécu. Son domaine n’est pas moins magique que celui de Gauvain : il affronte, lui aussi, le dragon et la licorne, la sorcière et le géant; il courtise les Dames et ne peut se passer d’elles. Mais, chaste tout à coup, il les évite non moins que Bohort et Galaad; comme le bon chevalier, il lui faut tout comprendre ou, pour mieux dire, tout expliquer. Quand le PAN remplace le PAT, avec la même rigueur ou la même précision que ses deux compagnons, il choisit la bonne route.

Non seulement le carrefour ne l’égare pas, mais il semble qu’il s’y complait, car il ne quitte guère le lieu du doute. Ce n’est pas dans une partie de sa vie qu’il choisit l’est ou l’ouest, l’action ou la promesse de l’ermitage. La tentation de l’ermite, entre autres, le poursuit tout au long de son existence. Dès le temps de Gauvain, un ermite l’a convaincu et rejeté vers Dieu, le dieu de l’eucharistie, « abandonné depuis sept ans »; d’autres le séduiront, par leur sagesse, au temps de Galaad. Entre sa jeunesse et son âge adulte, un ermitage le reçoit, longtemps; il s’y réfugiera en sa vieillesse. Orphelin mais noble, orienté ou non, il n’a jamais connu la naïveté de l’enfant, il ne connaîtra jamais l’assurance de l’adulte. Ne devrait-on pas le dire un « éternel adolescent »? Cet âge est sans pitié, mais aussi sans œillère. Perceval éclaircit les énigmes du Château, qui laissent Gauvain pantois. Il peut donner à Galaad le grand rendez-vous, sur la Nef.

Son mérite est immense, car, si les conseillers ne lui font pas défaut, très souvent ils le trompent, de bonne ou de mauvaise foi.

Un ermite lui a donné le Graal pour une nourriture et, plus précisément, pour le Poisson. Un autre lui montrera qu’il n’est que le Lui-même, la Personne Même, le JE, avant qu’il le découvre, par soi-même, le Gré.

Il a aimé, connu au sens biblique, de nombreuses donzelles. Chaste, il ne pourra toujours se soustraire aux pitiés — mais aussi aux amours — qu’elles lui suggèreront (à l’encontre de Bohort, que nulle pitié, nul désir ne tentera au point de renoncer à son vœu).

Une dame qui l’apitoie, jamais le Dubiteux ne peut l’imaginer sorcière; il ne devine jamais le Serpent ou le Malin sous la métamorphose.

Mais, temporellement, il vit au 7ème siècle, entre la mort d’Arthur, au siècle précédent, et l’invention sublime du Graal, vers 720. Il n’a connu que le Roi malade, non plus Arthur mais le Pêcheur — ou l’Islam en son tout début. Si l’on pouvait donner à la durée d’un homme les deux siècles, sa vie tiendrait entre l’avènement du grand saint Grégoire (590) et l’avènement de Charlemagne (756), qui fut aussi le premier schisme de l’Islam (ou le second, selon les comptes) : l’achèvement des Omeyyades.

Or, ce temps est d’abord celui des Conversions, de la 1ère Chrétienté. Entre les deux coupes de Gauvain, encore à demi païennes, et le Gréant de Galaad, le Graal n’est ici que le Sang de l’eucharistie, la Nourriture suprême et souveraine.

On en tiendra pour preuve que le récit de Boron (tristement fragmentaire), qui fait le pont entre le Gauvain de Chrétien de Troyes et le Galaad des cisterciens, est aussi le seul texte qui conte précisément l’histoire du Graal chrétien — en même temps qu’il invente le personnage entier de Perceval.

Ce vase est celui où le bon juif, Josèphe d’Arimathie, a recueilli le Sang du Christ après le coup de la Lance. Compagnon de Matthieu et des Marie, Josèphe l’a translaté en Gaule, en Provence puis au Pays de Galles, comme en d’autres légendes, le trésor des Juifs, l’Arche, a été translaté du Temple à Rome, puis de Rome en Gaule (par les Barbares). Mais, d’une autre manière, ce Vase ne contient que le désir du JE, car il comble tous les désirs. L’eucharistie ne nourrit pas seulement : elle sauve, de toutes les tentations. Elle guérit, et c’est bien pour sauver le Roi moribond (pécheur autant que pêcheur) que Perceval poursuit la quête.

L’ermitage et la mort du Roi — Jésus a dit : « Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers », abolissant d’un mot le mythe de Hiérarchie. Le triomphe du Poisson, ainsi, ne peut être que le roi « fait néant ».

L’Histoire date ce drame, en trois temps :

Dagobert 1er a régné (de 628 à 638) sous la seule influence d’un saint, son ministre saint Eloi : la chanson populaire rapporte comment, pour les détails les plus vulgaires, il ne pouvait se passer de son ministre. Un Clovis a pu prendre ses décisions lui-même, et quelquefois contre l’avis de Saint Rémy, mais un Dagobert ne le peut plus.

Son petit-fils, Dagobert II sera fait roi en 656. On le dit un saint, et il le fut sans doute. Mais, saint, il n’était plus un roi, bien avant son abdication (en 679). Un roi ordonne, régit et hiérarchise, un saint perçoit, reçoit et donne. Au regard de la réalité de l’amour, la hiérarchie n’est qu’abstraction. Un 3ème Dagobert règnera, deux ans ou trois, vers 712, mais on doit le tenir pour négligeable; le Roi sera bien mort : un Maire prendra sa place.

Le véritable néant du Roi est autre, que porte le nom de Sigebert (638/656). Deuxième fils de Dagobert 1er, il est le roi qui laissa toute l’autorité, toute la hiérarchie aux Maires du Palais, mais aussi le germe de la Tradition qui, jusqu’au 20ème siècle, fera du Souverain à la fois le Disparu et l’Eternel Renaissant. La disparition de Sigebert, celle du Roi, n’est pas une mort seulement humaine : un Paul de Russie ou un Louis XVII ne seront que matériellement morts (ou déments, un Charles d’Angleterre, un Georges III, un roi de Bavière — depuis Charles VI de France).

Ils ne seront pas moins immortels que les Frederick (Barberousse ou Frédéric II). Aujourd’hui même, des descendants de tous ces rois, défunts ou fous, aspirent au trône.

Un autre millénium, depuis Charlemagne empereur (800) jusqu’à l’assassinat de Louis XVI, est tout empli de cette rumeur immense : la nostalgie du Roi, dont le germe fut le temps de Perceval et du Graal entièrement considéré : de 638 à 656, exactement. C’est aussi l’éveil de l’Islam, la constitution du Coran, depuis la mort de Mahomet jusqu’à l’ordonnancement irréfutable du Livre, par les 4 premiers califes, avant l’avènement des Conquérants, les Omeyyades : tout l’ésotérisme, entre autres, des Lettres et des Serments, lui-même contenu dans les trois premières sourates (1, 2, 3) ou de 622 à 679 si la prophétie de chaque sourate contient 19 ans d’Histoire, comme le montre L’Islam dans le Coran.

On sait que les 4 califes furent :

Abou Bekr (622/634),

Omar (634/644),

Othman (644/656),

Ali, assassiné et dont la mort ouvrit le premier schisme.

C’est, à très peu près (le degré de liberté par cycle), un cycle d’activité solaire par calife. Et c’est aussi, à deux ans près, les temps de présence de Dagobert 1er, Sigebert, Dagobert II. Le Roi se fait néant ici, alors qu’ailleurs l’Esprit naît.

Une cinquantaine d’années contient l’ensemble : l’ermitage de Perceval, entre le jouvenceau et le vieillard, encore adolescent. C’est à la fois le triomphe — l’apogée pacifique — du dieu-poisson, la mort du roi, et l’avènement d’un autre dieu, Esprit. Mais le roi n’est mort que du triomphe du Poisson, du Roi Pêcheur; l’Esprit ne naît que de la mort du Roi, du Lion (comme le Poisson est né de la mort de la Vierge, 2 160 ans plus tôt).

Ici et maintenant s’éclaire l’ambiguïté de Perceval, son doute, son éternel combat : ils ne sont pas faits d’ignorance mais d’une science universelle, car hic et nunc, en l’Etre Je, tout est compris, tout peut être prévu. Cette prédiction n’est pas autre chose que cette connaissance, le Graal-gré une autre chose que le Graal-nourriture, la volonté que l’acquis, la conception que la perception, ou la couleur (sa longueur d’onde) une autre chose que la note (sa fréquence). L’apparence de l’objet (l’image) y chevauche sa durée (le symbole en système prescrit), ou le récit la sentence, la fable le principe.

Le doute n’est pas autre que la conscience parfaite de la totalité. Mais il en fait, par suite, cette généralité où ne se découvrent plus que des partialités. Une œuvre a dit, magistralement, ce combat sans fin : La tentation de Saint-Antoine, mais ce fut au temps de Rimbaud, de Nietzsche, de La fin de Satan et de La Sorcière — de Michelet, en la première fissure des temps rationalistes, où Wagner réveillait le spectre de Perceval.

L’enchâssement et l’édification — Gauvain et Galaad ont pu être des humains, des êtres matériels, vivants, le premier au 6ème siècle, le second au 8ème, dans le triomphe de l’Islam. Mais Perceval est, en soi-même, une Grande Image, car aucun mortel ne vit les deux siècles.

Le mystère du Coran, sa longue prophétie, sur plus de 2 000 ans, peut encore s’expliquer, par le génie d’un homme, qu’ont instruit les prophètes hébraïques et chrétiens. Mais comment expliquer cet ouvrage d’orfèvre que représente l’enchâssement de la mort du Roi Pêcheur dans la vie de Perceval, de cette vie au cœur des Quêtes du Graal (de Gauvain à Galaad), de cette Quête enfin au cœur de la Grande Image que constituent — sur douze siècles — les Lectures du Graal?

Visiblement, ici, l’Histoire se fait poème. Le Temps lui-même s’enroule ainsi qu’un médaillon.

Mais il se déroule aussi, dans l’autre sens, et c’est un second mystère que cet élargissement des cycles, depuis la période 620/670 jusqu’aux 12 siècles — et bien au-delà, car six siècles après les dernières Quêtes médiévales, musiciens et poètes s’en nourrissent encore.

Or, cet enroulement et ce déroulement, ni Gauvain ni Galaad ne semblent en prendre conscience, liés à leurs marches horizontales, vers l’Occident ou vers l’Orient, selon qu’ils voyagent (et vivent) avant ou après le 7ème siècle.

Au contraire, au plan de l’horizontal, qui est du domaine de la Succession, les voyages de Perceval ne sont que de va-et-vient. La tentation de l’ermitage ou son regret l’attachent à l’obscure forêt de la simultanéité. A son regard Gauvain, plutôt qu’il ne va vers l’ouest, participe d’un enroulement inévitable, insupportable. Il faut que l’Enfant et lui en viennent à se combattre.

Mais au terme du PAT : « Quoi donc? se disent-ils. Je n’ai rien fait que me combattre moi-même! » Car, hors du successif, ils ne sont pas différents.

Pas davantage la quête de Galaad ne paraît orientée à celui qui tantôt le suit, tantôt le précède, et qui, souvent le quitte pour s’enfoncer au plus profond de la forêt. Mais il ne doute pas de l’élévation de cette quête, de sa prodigieuse  et pourtant rationnelle « remontée ». L’édification que portent tous les actes du bon chevalier l’édifie lui-même, comme elle édifie également le Graal, d’une apparition de la Coupe à l’autre — jusqu’à la révélation finale, en la capitale sarrasine.

Si la retombée fut fantastique, affublée, pareille à un « affect » jungien, elle fut aussi comme, au plan de la Lecture, la diachronie de Saussure, d’une ère à l’autre, par l’échelle des générations ou le mystérieux voyage que Teilhard de Chardin situe de la Noosphère céleste à la trop humaine Biosphère. Dans le songe de Jacob, les anges descendent ainsi du Ciel sur la Terre.

Mais dans le même songe, d’autres anges s’élèvent, par la même échelle. Cette édification ne peut être que morale ou scientifique, théologique, voulue. Qu’on en fasse une sentence éthique ou un principe scientifique, elle impose une « loi » que la retombée ignore. Cette loi, en la mort du Lion, du Roi divin, ne peut se fonder que sur la Vierge : d’où, la virginité de Galaad, la chasteté de Bohort — et de Perceval, à partir d’ici.

Cette Vierge n’est pas sauvée par la destruction des 7 vices, ses geôliers, comme Hector le croira, mais par le simple triomphe de la Sainte Raison sur l’abject  esclavage. Nul témoignage n’en est plus clair que la façon dont le « taureau » Bohort s’arrache aux tentations, aux fausses pitiés. Une dame ira jusqu’à lui dire : « Si tu ne m’aimes pas, je me tue ». Il la laisse se suicider et il en souffre, mais le Vœu est au-dessus de toutes les autres lois — et de la compassion.

A cette rigueur, à cette extrémité, l’Adolescent maintenant aspire, sans toujours y atteindre, il n’est pas sûr que, dans une pareille circonstance, il réagirait comme Bohort : on ne le peut croire. Mais ce pire lui est évité. Tout au plus, couché dans le même lit que la plus belle demoiselle du monde, trouvera-t-il la vertu de saisir son épée, en ultime recours, et d’en baiser la croix. Tout le maléfice se dissipera dans ce geste : la fille, le lit, la chambre, ne laissant en leur place qu’une « immonde puanteur ».

Or, un mot — homonyme — dit à la fois ce « montage » qu’est tout enchâssement et l’édification à quoi tend le principe : monture. Il dit bien davantage, étant le coursier d’abord, qui va où on le mène à moins qu’il ne mène son chevalier.

Le mot ne dit pas seulement le domaine de Perceval, et ses voyages. Il dit le cœur inconcevable de toute la machinerie du Graal, le moyeu de l’œuf, ou, dans le langage contemporain, le noyau de l’atome, monture des quarks, de leurs 3 couleurs, de leurs 4 saveurs, en même temps que de la colle la plus forte, que les physiciens nomment le gluon.

Alliance des formes et de la force? Peut-être. Mais non moins, à un autre niveau, alliance de la G.I. et du S.S.P. Car ce n’est jamais que la dernière image, la plus interne (du quark, du quasar), qui est un symbole; et le plus petit système de symbole physique (le gluon) qui contient aussi bien l’infini du Trou Noir.

La monture secrète — invisible — de tous les contes : de la Création, de l’Alliance, de la Quête, et de tous les systèmes scientistes, dès qu’un principe les fonde…

Simplement si le conte se décompose ainsi, en 3 (ou 6, ou 9, 12) personnages, il faut que le principe se fonde sur de tout autres éléments. Je les nomme les outils, les instruments ou les moyens. Ils ordonnent bien différemment les deux Lectures.

Jean-Charles Pichon

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