DOIT-ON ET PEUT-ON AVOUER L’HOMME ?

Un vieil homme que j’aime bien, que je sais honnête et bon, alors qu’un jour de l’autre année je lui disais mon besoin d’avouer ma vie, se fâcha sérieusement et me traita d’imbécile. Il semblait que mon espoir de me connaître mieux le condamnât lui-même, sa carrière sociale et l’équilibre qu’il prétendait avoir atteint.

Je tentai d’expliquer au vieillard furieux que je n’envisageais ni un pamphlet ni une mise en accusation d’autrui mais uniquement une confession sincère. Il ne voulut rien entendre et m’assura que cette tentative était: 1°) impossible, 2°) une mauvaise action.

Cette seconde assertion m’étonna; pendant des années m’a surpris la violence des réactions que lève l’essai autobiographique. Je ne concevais pas que l’aveu de ses propres fautes pût apparaître une menace pour tous; je ne voyais aucun chemin de la confession à la révolte; de la volonté d’humiliation au refus d’obéissance.

Je savais pourtant bien déjà que la pudeur est l’une des armes efficaces de la dictature. Ce n’est point un hasard si le régime d’un Franco, d’un Staline ou d’un Salazar ne se conçoit pas sans une censure morale rigoureuse et si la recrudescence ou l’aggravation d’une telle censure, en France même, a toujours précédé ou suivi une évolution réactionnaire. L’interdiction de parler de la chair et du sang facilite la répression et le massacre. Nier le corps pour mieux le détruire: indiscutable logique. L’Association des familles catholiques, en défendant les « bonnes moeurs », participe à sa façon à la guerre d’Algérie.

Or, la pudeur est la première contrainte dont l’autobiographe doit se débarrasser, sous peine de ne plus décrire un homme mais un esprit, de se mutiler de la moitié de soi-même. Raison suffisante déjà pour qu’on le juge un être anti-social; un inadapté dans le meilleur des cas. L’humilité n’y change rien. Tout au contraire; l’humilité même apparaît bientôt comme une autre attaque contre une société qui repose d’abord, pour ne pas dire exclusivement, sur l’émulation et la vanité. Devant qui n’a plus d’amour-propre, la « civilisation » se trouve sans défense avouable; elle ne peut que l’éliminer par la prison ou la mort.

*

Cela pourtant n’était que l’embarras du seuil. Quand j’entrepris ce travail à l’exigence duquel je ne pouvais me soustraire, un à un j’arrachai mes masques. Alors je découvris qu’ils ne m’appartenaient pas, sinon les tout premiers, les plus superficiels: mensonge volontaire, ruse préméditée. Pour les suivants, notions d’égalité, de justice, de vérité, de bien et de mal, ils ne recouvraient pas seulement mon esprit, mais ils le constituaient: mon esprit même était un masque.

L’entreprise hasardeuse de me connaître me conduisait à rejeter toute référence à l’une quelconque de ces « organisations préalables » qui rassérènent l’esprit civilisé. Pour la même raison,, elle me fit juger très vite « insincère » – à cause de la confusion banale entre « véracité » et « vérité », ou bien à cause du refus commun d’admettre pour authentique l’aveu inhabituel. La plupart des critiques restent Grecs sur ce point: les Muses étaient filles de Mémoire.

Celui qui s’avoue se retrouve donc seul – comme on l’est devant la mort, et nul ne peut risquer cela, tant qu’il garde un espoir de s’adapter au monde, de parler un langage référentiel. Plutôt, le risque est impossible ou nul: s’avouer, c’est faire la preuve, seulement, de son désespoir.

Mais faire la preuve de son désespoir, c’est également témoigner contre le monde où l’on vit. Car, ou bien les hommes se ressemblent et le désespoir d’un seul, image du désespoir de tous, démontre évidemment l’imperfection des lois; ou bien nul homme ne ressemble parfaitement à quelque autre et la notion même d’égalisation, de règle collective doit apparaître comme un non-sens ou comme un crime.

Mon vieil ami n’avait pas tort: une autobiographie est d’abord un combat. Si pourtant elle arrache à la contrainte sociale, elle rapproche des hommes. Elle rend sensible une existence réelle que mutilent et bafouent les principes et les moeurs; elle révèle que la « vraie » vie n’est pas « absente », bien que les vrais vivants le soient; elle fait aimer ceux-ci; elle apaise l’angoisse enfin qui l’a rendue nécessaire.

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Mais, nécessaire, est-elle possible?

On ne peut écrire longuement de soi sans que sa propre vie prenne une dimension nouvelle, comme si l’oeuvre s’y ajoutait, créait une seconde existence, fixée alors que la vie ne l’est pas.

Or la beauté, la grandeur de la vie (quel nom donner à cela?) est justement qu’elle bouge, de sorte que nous avons l’illusion qu’elle s’efface, que l’aujourd’hui détruit ou compense l’hier. Mais cette vie, qui ne s’immobilise pas, se perpétue: les traces de nos actions s’accumulent en nous, nous alourdissent et nous figent. Au contraire, la fixation de l’évènement par l’écriture nous en libère, parce qu’elle libère du temps. On peut soutenir ainsi qu’un autre mythe prend forme, aussi artificiel que ceux que l’on condamne. Donner à son aveu une formulation serait le déformer.

J’ai longtemps pensé qu’en effet je ne développerais ma connaissance de moi-même qu’en apprenant à dire et (puisque l’art de dire est l’art de choisir ses mots) que je n’atteindrai à la vérité qu’en me mystifiant. Vieille ironie lassante dont l’habileté, la vraisemblance même ne suffisent plus à me cacher le caractère paradoxal. L’évidence, contre la raison, demeure pour la chance inverse: je ne développerai ma connaissance de moi-même qu’en acceptant tous les développements possibles et donc en refusant le choix. Un style s’invente. Son propre style ne s’invente pas: l’exigence de l’aveu le crée.

La vraie difficulté réside dans la gageure des temps superposés. Je ne puis décrire les évènements d’hier qu’en fonction de ceci que je suis maintenant; mais les décrivant, je les éclaire, alors que, les vivant, je les amoncelais dans l’ombre. Ce que j’étais a fait ce que je suis; si ce que j’étais fut à ce point mauvais, ce que je suis ne peut être bon; si je ne suis pas bon, au nom de quoi jugerais-je ce que j’étais? L’effet condamne sa cause: attitude assez semblable à celle de l’enfant qui prétend juger sa mère.

Pour m’y résoudre, je dois combattre toutes mes habitudes de pensée, raisonner et construire dans la croyance en une sorte de prédestination: j’ai agi ainsi parce que je suis tel, je suis parce que je serai (1).

*

Alors intervient la tentation d’un autre mensonge. Les choses ne sont pas « vraies » en soi, puisque la vérité n’est qu’une des qualités qu’on leur rajoute. Mais il est également vain de les prétendre vraies au regard d’un unique observateur, puisqu’il faudrait admettre, imaginant un groupe d’hommes libérés de toute référence commune, que les choses apparaîtraient différentes à chacun d’eux. Ce qu’on nomme la vérité devrait être défini comme un « en soi » (le « ça » de Kierkegaard) saisi comme tel par un observateur également objectivé. On peut penser que certains théologiens, certains philosophes systématiques ont en effet atteint cette vérité en se considérant eux-mêmes comme objets (dans l’orbe d’un dieu ou d’un système) cependant qu’ils gardaient assez de liberté pour admettre le caractère insaisissable du réel et chercher, plutôt qu’à le saisir, à en donner une image si fluide qu’elle pouvait lui être substituée mais si formelle qu’elle devait tranquilliser les foules.

Cette définition de la vérité tolérerait la coexistence de deux mensonges: le refus de soi-même hors du cadre choisi, la formulation d’un réel connu comme inexprimable en soi. De même, deux négations valent une affirmation ou, en algèbre, deux signes « moins » s’annulent.

On peut en effet penser que l’objectivation de soi-même donne un recul suffisant vis-à-vis de l’objet observé pour qu’il soit impossible d’être complètement dupe de sa propre vision, cependant que la conscience, inverse, de ne pouvoir saisir l’objet en soi nous fait participer de sa nature profonde; de sorte que tout se passe comme si le double aveu de sa propre aliénation et de son impuissance à se faire « l’autre » supprimait l’hiatus entre l’observateur et l’observé, tous les deux enfermés dans la nécessaire figure que la compréhension et l’échange leur imposent.

Parce que l’esprit ne saisit jamais qu’une déformation ou re-création du réel, seul celui qui s’est re-créé (le fanatique ou le joueur mais dans tous les cas, l’homme du mensonge) pourrait établir de l’objet à lui-même une communication effective (2).

*

Cette démonstration ne tient pas compte d’un facteur essentiel dans le problème humain, le temps. Je m’en expliquerai par une image.

Dans une rue, certains espaces apparaissent comme des absences et tout peut y prendre place, des oiseaux, des voitures, des constructions nouvelles, alors que d’autres espaces sont déjà occupés par des maisons, des squares, des arbres, toutes sortes de masses plus ou moins ébranlables. Ainsi j’imagine l’esprit, comme un autre espace – temporel – où se côtoieraient des places vierges et des lieux encombrés.

Une charge d’explosif détruit aisément la masse la plus stable, non seulement cet édifice fragile mais une forteresse, un blochaus; de même il peut arriver qu’un explosif psychologique fasse éclater le « noeud d’identité » le plus massif, le mieux tracé apparemment. Un drame, la mort d’un être cher peut être cette mine dynamique, mais aussi bien une illumination, ce que les philosophes nomment l’évidence et les croyants la conversion.

L’absence causée par l’explosion, alors, pendant un temps plus ou moins long, laisse à l’esprit ce sentiment de discontinuité que le logicien reçoit comme une conscience de l’absurde et le mystique comme une « nuit de l’âme ». Désormais, l’esprit n’a de cesse qu’il n’ait recréé la continuité détruite, il y parvient, selon les cas, par le recours en un dieu, l’invention d’un système, la formation d’un vice.

L’infinité des tristes rêves possibles à celui qui n’y parvient pas est en soi-même l’une des causes de tristesse les plus assurées que je sache. Le malade n’est pas différent de l’homme bien portant, moins encore son « envers », mais les tendances de l’homme sain s’affirment et s’amplifient en celui qui ne l’est pas. De même, il ne semble pas que le comportement du désespéré soit foncièrement autre que celui de presque tous les hommes. Mais, pour le plus grand nombre, l’imaginaire où ils s’ébattent (mythe plotique, moral ou religieux) est une relative sauvegarde, parce qu’il leur est commun. Au contraire, le mythomane se connaît seul: en lui et par lui il doit développer, préserver ce lien sans lequel il a l’impression de ne plus même exister.

L’artiste est un menteur qui prétend être cru; le génie seulement y parvient.

Illustration Gilles et Pierre-Jean Debenat

Un jour, après avoir étudié longuement au Louvre des oeuvres des primitifs italiens, et un autre jour, comme je sortais de l’Orangerie, où étaient exposés des tableaux de Van Gogh, il m’est arrivé de considérer les arbres et le ciel comme des imitations des peintures que je venais de voir. A la lumière de mes plus récentes pensées, il me semble qu’alors déjà j’aurais pu tirer de ces impressions particulières la certitude qu’il n’existe que des formes, en quoi le réel s’incarne avant d’être constaté. N’était-ce pas le sens qu’Oscar Wilde donnait à sa scandaleuse formule : « La nature imite l’art », et Pascal à son énigme anti-Montaigne: « La nature elle-même n’est qu’une première coutume »?

J’aurais pu remarquer aussi que, tandis que toute forme naturelle subissait l’effet de la transformation de ma vision, les maisons par exemple n’en étaient pas atteintes, créations de l’homme et comme irréelles, parfaitement dénuées d’un quelconque pouvoir de métamorphose.

De là, j’aurais compris ce monotone recours aux créations humaines de ceux qui se refusent à croire à l’incertitude du réel mais, au contraire, le veulent stable, immuable et réactionnaire comme eux. Ils vivent dans le « monde » plutôt que sur la terre et les maisons leur cachent la forêt. Dans les deux circonstances que je décris, moi-même avec soulagement j’ai quitté les Tuileries, leurs arbres informes, pour retrouver les avenues rectilignes, les voitures communes, les immeubles sans surprise.

J’aurais pu remarquer enfin que peu d’artistes ont ce pouvoir de modifier ma vision des choses (que leur propre vision ne soit pas assez originale pour s’imposer, ou que, trop neuve et moi inexpérimenté, je ne puisse la faire mienne). Je soupçonne qu’il en est des oeuvres de quelques maîtres modernes comme de ces poèmes d’Eluard que, les lisant à seize ans, je prétendis risibles et insensés, parce que ma culture poétique s’arrêtait à Nouveau, Laforgue et Verhaeren.

Cette conscience m’eût interdit peut-être de vouloir à toute force convaincre de la réalité de telle ou telle forme nouvelle, à l’acceptation desquelles mon éducation me disposait, des interlocuteurs que leur propre éducation rendait esclaves de formes différentes.

*

Toute chose à la fois demeure et devient. Dans son devenir, elle est insaisissable; dans sa permanence, mensongère. Ce que jusqu’à présent j’ai nommé le « réel » n’a pas de forme et donc pas d’existence; c’est le mouvant qui tend à s’incarner dans toute actualité, dans toute forme possible parce qu’encore informée et que la création dotera tout ensemble de l’existence et de l’irréalité, en la fixant hors du temps.

Or, si le profane peut concevoir parfois que le peintre crée à partir des couleurs ou le compositeur à partir des sons, l’importance essentielle des mots demeure inadmissible pour qui n’est pas poète (et pour certains, même, qui le sont). Mondes interdits à la plupart, sons et couleurs gardent un caractère sacré. Mais tout le monde écrit, des lettres ou des rapports, des cours ou des romans; les mots sont un bien banal: chacun les utilise si aisément que plus personne ne peut les adorer. Quand une oeuvre paraît qui bouleverse l’opinion ou semble révéler un aspect inconnu de l’être, il est dès lors impossible que ce bouleversement ou cette révélation soient attribués au langage seul. L’intelligence, l’inspiration, le génie, toutes les abstractions sacrées sont évoqués par ceux qui, pour masquer leur ignorance, encourager leur paresse, préserver leur amour-propre, ont recours à l’admiration justifiante. Méprisés jusque-là, les mots ont cette utilité dernière.

*

La mer entoure les roches; elle ne les habite pas.

De cette image naît soudain l’hypothèse que, longtemps, mon erreur a pu être de prendre le contenu pour le contenant, d’inverser l’un en l’autre: le corps, et dans le corps, l’esprit. Pour ne plus s’étonner que le mot crée la pensée et non la pensée le mot, ne faudrait-il pas, d’abord, imaginer que le « moi » puisse être un rayonnement né de la forme existante et non contenu en elle, ainsi qu’on le prétend?

Alors, on cesserait de voir dans le poème ou l’axiome une « figure » ajoutée à la réalité: il en apparaîtrait le noyau créateur, car, du mensonge ou de la réalité fuyante, c’est le mensonge qui est la roche.

Je n’ai pas une fois rêvé de la mort de ma femme depuis sa mort, mais, pendant huit ans, mes rêves en ont porté le présage. En fin de compte, la mort me lie et la mort seule, ainsi qu’elle lie tous les vivants. Parce qu’elle est l’unique expérience qu’on ne peut considérer de l’extérieur. Toutes les autres, l’homme s’en rit. Il peut, les ayant vues dans leur évolution, en recréer la figure: une ville pour la forêt, une histoire pour la vie, l’érotisme pour l’amour, et feindre d’ignorer cette légère différence: le plan est extérieur à l’édifice, l’arbre intérieur à lui-même. Mais la mort, dont il ne voit que l’apparence, l’achèvement, comment la recréerait-il? Quelle image en donnerait-il, qui ne soit aussitôt démentie? La mort ne se fabrique pas, elle s’épouse.

*

Le plus grave défaut des autobiographies est évidemment d’être écrites par des autobiographes, des hommes dont le métier est d’écrire. J’ai toujours vu l’artisan expliquer pourquoi il l’est devenu et ce qu’il espère de son métier plutôt que le comment de son art. « Je me croyais capable de… », « Je nourrissais l’ambition… ». C’est ainsi qu’ils s’expriment le plus souvent; presque jamais ils ne disent: « Je tordis le fer de gauche à droite » ou « J’ai passé vingt-quatre fois le rabot sur cette pièce… ». Il semble que la « façon » n’intéresse personne ou, plus étrangement, que la pensée seule ait un sens, non pas le geste qui crée.

Entre tous les créateurs, l’écrivain est celui qui échappe le moins à cette règle, comme s’il n’avait pas choisi son métier par invincible besoin de dire mais pour qu’on le félicite d’avoir eu ce besoin. « Quand j’ai publié tel livre, on n’a pas voulu comprendre… ». C’est leur langage habituel. Exceptionnellement, l’histoire se pare d’un aveu métaphysique, psychologique ou raisonneur: « Je venais de comprendre, je voulais exprimer, je me rappelais que… », mais jamais elle ne comporte le moindre aveu matériel. Or l’écrivain, qui aime parler de ce qu’il ignore, des métiers qu’il n’exerce pas ou des âmes de ceux qu’il ne peut pas être, nous apporterait une indication précieuse sur la nature de l’homme en nous parlant de ce qu’il connaît, puisque, seul parmi tous, il a ce pouvoir de s’exprimer clairement et avec précision.

Depuis ma seizième année, je n’ai jamais cessé de constater ceci, que je ne comprenais pas : chaque fois que la volonté d’affirmer, de démontrer, de surprendre a pris le pas sur l’exigence (toujours involontaire) de dire, je n’ai rien écrit de bon. Mais il fallait que je fusse vraiment las, à bout de volonté, de courage, pour m’asseoir à mon bureau en n’ayant rien prémédité. Les quelques phrases que j’écrivais alors, comme au fil de la plume et le crâne vide, je leur trouvais plus tard une résonance, une densité que n’avaient pas mes écrits concertés. Ma surprise et ma joie devenaient d’autres pièges. Sur ces trouvailles heureuses, je greffais d’habiles développements qui en détruisaient le meilleur.

La confession prête à sourire: on a tôt fait de condamner son romantisme: « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux ». Cependant, Pascal donnant une forme à ses Pensées, Nietzsche au Zarathoustra, Rimbaud à son Enfer se trouvaient dans de tels moments d’absence, que la maladie, le voyage, le renoncement creusaient en eux. D’autres oeuvres plus proches, le Journal de Kafka ou les clameurs d’Artaud, sont nées à la faveur d’un dénuement plus grand.

Le contenu crée le contenant, ainsi qu’on l’imagine, mais le contenu n’est pas le puzzle de ces pensées vaines qui nous pénètrent et nous déchirent comme des flèches, des balles de fusil. Il est notre propre forme, masse, respiration, style. Plein d’exigence et d’ambition, plein d’orgueil de posséder ou de savoir, le plus agissant, le plus instruit des hommes n’est pas un créateur parce qu’il n’est pas vide (un grand homme d’action non plus, si l’on en croit le conseil de Richelieu: « s’approcher du but comme les rameurs, en lui tournant le dos ») (3). Seul, le vide transforme le contenant en contenu; seul, il fait de l’esprit une forme rayonnante, le moteur-centre entouré d’énergie comme de flammes et d’où s’épand l’oeuvre, la passion, la découverte, comme du germe la fleur et du nombre la vérité.

Je comprends ce que je crée et cela seulement. Poète, mon poème; amant, mon amour; ivre, le monde que j’imagine dans l’ivresse. L’ivrogne ne compare pas le monde né de son rêve au monde qu’on lui impose quand les vapeurs du vin sont dissipées: il saute de l’un à l’autre. Tant qu’il aime, l’amant ne confronte pas son amour avec d’autres possibles. Et, quand il n’aime plus, il ne sait pourquoi il a aimé.

Ce passage de l’absolu au relatif, littéralement, est un déchirement de l’être, un abandon de l’être au profit de l’incertaine et inutile connaissance. L’ivrogne retourne à son vice, l’ancien amant s’en cherche un. Le poète devient fou, s’il confronte son évidence à tout ce qu’il ne connait pas.

Cette folie fait peur: on préfère expliquer. Mais, pour que l’explication d’un seul grain de poussière ne fût pas une tromperie, il faudrait tout connaître: à la fois tous les instants de l’insaisissable phénomène, dont même le besoin de connaître est une partie. Ainsi, nulle explication n’est acceptable hors de l’instant où coïncident le phénomène à observer et le regard qui l’observe. Si le réel évolue, l’esprit qui l’interroge évolue également: ils peuvent, par hasard, coïncider assez longtemps pour qu’une forme nouvelle en naisse (toute théorie, et la théorie même de la relativité, en soi est un absolu) mais, tôt ou tard, ils se séparent: il faut chercher une autre explication.

Différemment. Je ne comprends que l’infini, que je peux connaître, parce qu’il n’existe pas hors de ma compréhension. Poème ou amour, l’infini est un: on ne passe pas plus d’un absolu à l’autre qu’on ne va du 1 au 2: ici et là, nulle décimale n’épargne le saut.

De même, on ne va jamais rationnellement, on ne chemine pas avec assurance d’une erreur à l’autre. Mais le chercheur scientifique pas plus que le philosophe ne sait attendre l’erreur. L’intervalle qui sépare deux coïncidences de l’être et du réel, il leur faut le combler par le raisonnement, et le raisonnement prolonge l’intervalle. Certains chercheurs raisonnent plus logiquement que d’autres: ils font moins d’erreurs, ils ne trouvent rien.

*

Que la mère forme l’enfant qu’elle porte, n’est-ce pas l’une de nos croyances les moins contestées? De cette illusion naît notre dualité: d’une part, le besoin d’être « porté » qu’expriment les religions, les grands mouvements idéalistes (toute mystique est le regret du foetus); d’autre part, le refus d’être porté, contenu en l’autre, le besoin de mutiler, d’imposer, de détruire, qui fait le technicien, le juge et le soldat (tout rêve de possession ou de domination exprimant ainsi l’horreur, sinon la négation d’avoir été foetus).

Mais la mère ne forme pas l’enfant plus que l’air l’arbre qu’il enveloppe. Elle le nourrit seulement. L’oeuf forme le foetus et le foetus fait l’homme. Ce n’est jamais que par soi qu’on arrive à soi-même; en sortant de soi qu’on s’accomplit.

Voilà sans doute le rêve secret de l’autobiographe: également sa condamnation. Si je suis conduit à l’aveu par le besoin de prendre forme, rien de ce qu’on m’a enseigné ne me permet d’espérer que j’y pourrais réussir, car toute connaissance me vient de l’extérieur et me rend informe en m’informant. Mais ma conscience est faite est faite de ces enseignements, ainsi je ne puis m’avouer que par la chance ou la grâce d’un miraculeux oubli: ivresse, amour, création pure. Dans le mot aveugle, inconscient, repose le véritable moi; et plus le mot m’échappera (échappera aux techniques, aux raisons qui m’aliènent), plus il m’emprisonnera dans ce moi recouvré.

Différemment. Ce passé que je veux dire non seulement n’existe pas: il n’a jamais existé, je n’ai vécu que des présents. Cependant, depuis que je suis, quelque chose demeure en moi, qui ne fut, ne sera, qui est. Cette durable existence, ni la chronologie ni la sincérité ne permettent de la formuler et les mots mêmes par lesquels je viens de la définir la trahissent également, bien que la notion d’une exitence inexprimable ne soit encore qu’un jonglage vain de l’esprit désarmé. Il reste que cela s’irradie. L’expression qu’emprunte l’inexprimable l’exprime, quel que soit l’objet de la création, lorsque l’inexprimable crée.

Donc, tout artiste est un autobiographe? Dans la mesure du moins où il ne triche pas, mais toute conscience triche, ne serait-ce qu’en taisant l’inévitable écart qui la sépare de son objet; et si elle avoue cet écart (comme dans certains écrits de Gide et de Valéry), cet aveu fait apparaître une seconde conscience, coupable d’une tricherie au second degré. Bien des artistes qu’on prétend et qui se croient eux-mêmes sincères sont riches seulement d’un grand nombre de consciences.

Je ne crois pas davantage en l’oeuvre de l’écrivain qui se rêverait inconscient sur un coup de dés, par le jeu des papiers collés ou l’écriture automatique. On n’atteint pas la gratuité réelle de l’existence en s’acheminant volontairement vers elle (considérée comme un absurde qu’il s’agirait de mystifier). Car la volonté est une conscience pire, dans le sens où nous l’entendons.

Mais, existant, à tout instant je change. Mon existence réelle est ce changement même en quoi je voyais un empêchement à me connaître alors qu’il est mon seul moyen de connaissance ou, si l’on préfère, de re-création. Là où le temps et l’être coïncident, où le réel prend forme, éclatent la joie, la vie, la vérité. L’oeuvre de chair s’accomplit, en qui, jusqu’à la mort des formes et la victoire du temps, combattent l’être intelligible et l’inconcevable réel.

*

Un homme se sent las, un jour; il abandonne son travail, renonce à tout ce qui semble de quelque prix aux autres hommes; dilapide les biens qu’il a pu rassembler ou qui lui viennent de ses parents; avide de tendresse et recherché des femmes, il fuit celles qui l’aiment ou qui auraient pu l’aimer; se fait haïr de ses maîtresses et mépriser de ses amis. Il s’en va sur les routes, dans des pays lointains, quémande des charges nouvelles et s’efforce en même temps de ne pas les obtenir; devient un ivrogne, un drogué; s’empoisonne chaque jour, chaque jour s’en désespère; s’engage, déserte; s’affirme orgueilleusement, se nie. Pourquoi vis-tu ainsi? lui demande-t-on; il ne sait. Il meurt proscrit ou démantelé, du choléra dans le Pacifique, d’on ne sait quoi dans la neige; ou il se pend à une enseigne, se tue d’un coup de revolver dans l’île d’un fleuve, dans l’or radieux d’un champ de blé.

La cause de cette vie, de cette mort? Euréka, Les Fleurs du Mal, Le Prince de Hombourg, Les Filles du Feu, quelques peintures éblouies… Non seulement l’oeuvre explique la paresse, la débauche, la fuite. Elle seule les a créées, motivées et voulues. Considérés en fonction de l’oeuvre, l’inutile était nécessaire, l’improbable inévitable, et désastreux ce que l’habituelle logique causale eût justifié.

Qu’une mère obtienne le ruban rouge, l’enfant qu’elle porte n’en sera pas plus beau. Mais un faux-pas dans l’escalier peut rendre tant de soins et de peines inutiles, en abolissant leur cause, qui n’était point le sperme ou l’ovaire mais la future naissance. Chaque évènement est absolu parce que sa cause est à venir; s’il n’en était pas ainsi, l’origine même du monde ne poserait pas de problème; les hommes n’éprouveraient pas le besoin de se créer: ils se contenteraient de ce qu’ils savent.

Jean-Charles Pichon

Revue Arguments 1958

(1) Passé le cap des premiers aveux, l’autobiographe découvre avec terreur que la fin ne justifie pas les moyens: elle les crée. Ce n’est jamais pour rendre les gens heureux plus tard qu’on les tue tout de suite, mais pour prendre le pouvoir et le conserver. L’avenir ainsi dénude l’acte le mieux justifié en découvrant sa cause. Les partis politiques sont là, qui en témoignent.

(2) Le comble de la   mauvaise foi: dans un livre, un film, une pièce de théâtre, s’indigner vertueusement de l’hypocrisie sociale, comme s’il était possible d’exprimer tout uniment la vérité, comme si le mensonge de la tenue ou du principe fût haïssable – alors que le livre même, le film ou la pièce de théâtre n’eût jamais existé sans règles et principes, grammaticaux, logiques ou esthétiques, aussi artificiels que ceux qu’on y condamne.

(3) « Les vérités » ne forcent les portes du réel qu’aussi longtemps qu’elles sont prises pour des erreurs. Admises, glorifiées, elles n’ouvrent plus que les portes du social. Combien d’inventions sont-elles dues au hasard ou au jeu: le téléphone, la bicyclette, l’électricité, la pénicilline! Sans parler de toutes celles qu’on n’avoue pas comme telles, pour lesquelles on « réinvente » après coup de belles origines légendaires. On ne découvre pas l’Amérique sans croire atteindre les Indes.

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