VENISE

Illustration Pierre-Jean Debenat

Brouillard de Londres à Venise le soir de mon arrivée. Le motoscafo fonce à travers une double haie de vieux palais fantomatiques. Sur la vedette, beaucoup d’étrangers comme moi – bien qu’en hiver, m’a-t-on dit, personne ne vienne à Venise. Le brouillard cache le paysage. Ainsi, les voyageurs se considèrent et se sourient par impuissance de se parler. Les gens sont très gentils. Plus que compréhensifs ou généreux : gentils. Je le sais depuis longtemps. J’ai pourtant l’impression de le découvrir, parce que je suis seul et que je ne parle pas l’italien. De la ville aux merveilles je ne verrai, ce soir, que des fanaux tremblotants, jaunes, devant les seuils aquatiques – et le Rialto, sous lequel nous passons, pareil à ce qu’il m’apparut, voilà une vingtaine d’années, dans un mauvais film historique. Mais, à l’arrêt de San Marco, ce sont tout à coup des ruelles étroites, illuminées. Bars, dancings, cinémas, hôtels. Foule nombreuse et agitée. Atmosphère familière des grandes villes internationales au crépuscule, telle qu’à Genève, Marseille, Alger, je l’ai ressentie naguère (dans le désespoir, alors, de mes désirs impuissants, parce que je n’étais pas seul). Je ne suis plus dépaysé qu’à peine, comme en bordure de mon champ de conscience le plus élargi. Dépaysé nullement, une demi-heure plus tard, dans la chambre de la pension de famille que je me suis trouvée. La chaise, l’armoire, le lit, me sont donnés depuis toujours. Je sais faire manœuvrer les boutons électriques qui allument les lampes, les robinets du lavabo. Je suis de nouveau chez moi dans cette patrie sans frontières de l’homme civilisé, qui l’immobilise où qu’il soit, à Dakar ou à Lima, et qu’on peut appeler le confort.

Au jour, Venise imite les photos, les livres qui la montrent. Sans jamais les avoir vus, je connaissais par cœur ces canaux encrassés, ces bâtisses splendides et croulantes – la vaste, luxueuse et pigeonnière place Saint-Marc. Ce sang et cet or, je les ai appris dans un récit de Thomas Mann; ces vieilles dames riches et ennuyées dans un roman de Forster. Un film m’avait révélé le sourire de l’Italien de Venise à la recherche d’une femme; un documentaire, l’envol amical des oiseaux apprivoisés. Je promène dans la ville unique un regard vainement attentif, une conscience enseignée. Je parle aux gens que je rencontre. Comme la mémoire et les hôtels, le langage n’est que jalons, sécurité. Quatre, cinq mots font la base commune de tous les échanges entre « gens du même monde ». Savoir dire : bonjour, bonsoir, belle, pardon, s’il vous plaît, c’est assez pour en faire partie, et cela s’apprend en une heure. Comme tous les êtres primitifs, l’homme sans frontières, trop jeune encore, dispose d’un langage court, qui lui suffit. Cinéma, auto et photographie se disent avec les mêmes sons dans toutes les langues. Pour le reste, il y a les regards, les sourires et les mains, langage que tous comprennent aussi, maintenant que partout les amoureux se prennent la bouche pour manifester qu’ils s’aiment.

Dans le train qui m’a conduit ici, j’ai soutenu pendant plus d’une heure une conversation animée avec un jeune Milanais (il n’a pas encore vingt ans), qui connaissait Paris, Anvers, Londres, Bruxelles, Berlin. Ses trente mots de français, mes dix mots d’italien, un peu d’anglais et d’espagnol aussi, nous ont permis d’échanger des jugements complexes sur Malaparte, Silone et Moravia, Hewingway, Camus et Faulkner; sur les femmes en général et une fille en particulier. Nous avons découvert que nous connaissions tous deux un petit bar de la rue Chaplain et nous avons été d’accord pour reconnaître que « le voyage bene multo efficaco apprend – oui, apprend ? – enseigne el umbro to live and to love« . Puis, une jeune fille est intervenue : elle parlait un peu, disait-elle. Elle a construit laborieusement la phrase suivante : « J’ai ? J’avais ? J’eus pour apprendre le français le fils de prêtre anglais. Col droit. Sévère. Triste. Il est mort. » Nous avons ri longuement. La jeune fille riait avec nous, en rougissant parce qu’elle s’imaginait que nous nous moquions d’elle.

La peur de la moquerie est peut-être ce qui reste en nous de plus humain. L’amour-propre, en quoi certains veulent voir comme une gêne de ne pas ressembler assez à autrui, ne serait-il pas, tout au contraire, l’ultime révolte d’être à ce point livré aux autres ? Nous échangeons, exportons tout sauf cette part déplaisante, la plus compacte et la plus chère, d’incommunicabilité. Que le langage soit bref, les habitudes communes, loin de réduire cette part d’ombre, la rend plus lourde, plus oppressante : la morale des lavabos ne lui est pas un aliment.

Pendant des heures, je tourne dans le dédale des ruelles illuminées qui joignent San Marco au Rialto; ruelles apparemment rectilignes et coupées à angles droits où l’on accomplit pourtant une promenade circulaire si l’on accepte de se laisser porter par la foule. Ainsi, notre goût pour la  ligne droite (et pour tous ses dérivés, morale de conformité, politesse, retenue, enseignement), nous ramène toujours à notre point de départ – bien que nous ne sachions pourquoi.

Des heures, les filles m’ont souri, j’ai souri aux filles. Dans la foule, nos corps se touchent (les ruelles sont si étroites) et le frôlement de la jambe contre la jambe et le retour brusque sur ses pas ont partout la même signification. Mais si j’en suivais une, bientôt quelque autre femme s’interposait plus belle ou dont le sourire était plus engageant. Celle que j’abordai enfin demeura une demi-heure avec moi parce qu’elle attendait son ami. Simple hypothèse : me répugne dans l’amour l’idée que s’en font les femmes ou que j’imagine qu’elles se font, c’est-à-dire que je me fais moi-même. Je reproche aux gestes et aux mots de l’amour cette uniformité que je ne sais pas rompre. La banalité de ma vie sexuelle est sans doute l’unique raison de mon mépris pour les femmes. Mais, plus conscient de mon ignorance, je m’efforce de la combler, plus j’apprends et reproduis des gestes et des mots qui ne sont pas les miens – et qui m’aliènent.

Les étrangers viennent chercher à Venise la trace du passé, une beauté, un équilibre qui n’ont pas encore complètement disparu mais qu’on ne peut plus déjà qu’à peine distinguer. Le palais en ruine dans son habit rouge est à l’image de cette part intime en nous de moins en moins communicable : le touriste se mire en lui. Sans romantisme pourtant et sans nostalgie peut-être : avec un très grand étonnement. L’homme de la Renaissance nous est déjà inconcevable, lui qui ne vivait que pour prendre forme et se voulait différent.

Je portais avec coquetterie dans ces passages d’une autre époque la barbe courte et les moustaches tombantes, ainsi qu’un blouson de tweed assez vivement ramagé, bouffant à la poitrine, serré aux hanches. Les gens me regardaient comme un autre château (mais, à la différence des bâtisses vermoulues, je leur apparaissais un objet de scandale parce que j’étais en vie). Je voyais clairement que mon déguisement était une fuite, (ainsi passèrent des enfants masqués de dentelles, l’un d’eux portait même une cagoule noire) et j’admirais tous ceux – les autres – qui, plutôt que de se fuir, acceptaient tristement les conditions banales de leur uniforme. A Venise, on s’habille, c’est vrai, comme à Moscou ou à Paris. Il faut un sens de l’analyse outrageusement poussé pour marquer quelque différence entre l’épaule courbe et l’épaule rembourrée, le bas de pantalon étroit et le bas de pantalon plus large. Les femmes, ici et là, peignent leurs lèvres de rouge; la chevelure de l’homme, partout, découvre l’oreille et le front. Je cherchais un être, je suppose, qui n’eût ressemblé à personne; dont le sourire m’eût découvert plus que la froide politesse et le livresque désir; dont les gestes eussent été réellement les siens. Cette attente, pourtant, d’autres yeux l’exprimaient.

Un jeune homme, au restaurant, fier d’avoir vécu dix mois à Paris, me parle excellent français de son sport favori : le football. C’est l’un des langages que j’ignore. Je donne au garçon mon journal français, ouvert à la page qui l’intéresse, et le garçon n’insiste pas. Je rentre tôt à l’hôtel. La soubrette écarquille les yeux pour m’indiquer son étonnement, « Dodo ? », la joue gauche posée contre sa main gauche. Je fais : oui, de la tête, mensonge sans parole : je n’ai pas envie de dormir – seulement de me retrouver. Les filles de la nuit ont jalonné ma route. L’une m’a demandé si j’étais « pressé d’aimer »; une autre m’a chipé mes dernières cigarettes. J’ai mangé à Paris des spaghetti meilleurs que dans la Calle di Crist; ma plus succulente pizza, je l’ai dégustée à Nice. Une serveuse de bar m’a rappelé – en moins bien – une fille que j’aurais pu aimer. Comment m’évader de ce cinéma aux images interchangeables, enfer de la répétition où se reflète soudain l’univers étranger dont je suis venu m’enquérir ? Où fuir si, désormais, l’homme est partout chez lui – et s’il n’est nulle part lui-même ?

Ce dimanche, j’ai quitté le quartier touristique. Par le Rialto, changé en une allée marchande (des commerces de souvenirs et de frivolités encastrés dans toutes les arcades), j’ai atteint l’autre face de l’illustre cité, la Venise pouilleuse où les gosses courent pieds nus et des femmes tendent la main, les cheveux au milieu de la figure. Soutenant les maisons vertigineuses aux portes encore ouvragées, des madriers pourrissent dans une eau épaissie de détritus. Sur le marché plein d’odeurs crues et de criailleries sans raison, les viandes avariées, les fruits trop mûrs, le poisson qui pue, les salades vieilles trouvent toujours des acheteurs. L’odeur et les cris me suivent sous les porches, sur les petites places désertées, deviennent mon odeur et comme l’expression de ma propre révolte, inintelligible à moi-même.

Mais cela non plus n’est pas neuf. La Mouffe de Paris et la Casbah d’Alger, les villages noirs du Nord, les bourgs blancs de Cerdagne m’ont pareillement fait pénétrer dans un désespoir sans formule où le souci du lendemain tient lieu de toutes les questions, la faim de toutes les angoisses mortelles. Si le confort détruit toute personnalité parce qu’il satisfait aux besoins immédiats, la misère également, par manque d’y satisfaire. Pauvreté commune, la peur de manquer ne suscite pas plus des saints que, plénitude banale, la saturation n’entretient des sages.

Il faut s’échapper encore. Au-delà du port, cette fois, lentement, vers ces lieux – presque déserts en la saison – qui longent la grande lagune, après le Luna Park et le Jardin Public.

Le Lido, les îles, les derniers palais cernent d’ombres incertaines la vaste étendue blanchâtre dans le commencement poudreux du brouillard revenu. Des barques à moteur font éclater l’eau blanche. Arrêté au bord du môle, un couple jeune regarde l’eau et je regarde les mains jointes qui se balancent – distraitement déjà – entre l’homme et la femme. Les mornes bandes de gazon sale que je piétine me rappellent le bourg de mon enfance où, d’une telle plaine désolée, je regardais longuement la mer. Les arbres et les herbes étaient jaunes, rabougris ainsi, l’hiver – et la même impatience qu’aujourd’hui me pressait de découvrir le monde, de connaître beaucoup d’hommes, de femmes, d’aimer. Je ne savais rien encore. Du moins, j’avais tout à apprendre. Dans le mot Venise tenait l’infini. Inculte, malhabile et tout de suite effrayé par le bonjour souriant d’un inconnu, du moins mon sourire naissait bien de moi. J’avais la vie à dire, si j’ignorais comment. Je n’imaginais pas qu’on pût en faire le tour. Je n’aurais pas cru qu’un jour, à Venise même, rien ne me serait plus proche (plus émouvant, veux-je dire, parce que plus étranger), qu’une pelouse encore croisicaise; que, dans un monde en voie de stérilisation, je serais ému par un vulgaire gravier entre des herbes jaunes et une mer boueuse; que pour m’évader enfin de l’information universelle, je ne trouverais que ce terre-plein informe.

Dans le train du retour, au wagon-restaurant, je me suis assis en face d’une Américaine qui parle très bien français. Elle appartient à ce type de femme que je connais le mieux : délicieuse, vive, émouvante, aux brusques angoisses traversées de rires, elle promène à travers le monde qui ne saurait être inattendu son beau romantisme attardé. Nos yeux ont bavardé longtemps avant qu’elle ne parle (en me présentant un paquet de figues : vous en voulez une ?). Son mari, près d’elle, sourit sans comprendre. Elle se souvient tout haut de Paris, de Venise, de ses propres enfants, d’un livre qu’elle vient de lire. Muet, j’essaie de deviner les quelques lignes maîtresses qui dans son esprit comme dans le mien doivent tisser et débrouiller tant de conceptions, d’images, de traditions, de désirs, de règles inconciliables. Diserte et réservée, tout à coup elle se cambre, s’étire, rit au plafond : « La vie ! », dit-elle. L’instant d’après, toute triste, elle contemple son assiette vide, puis mes yeux vides aussi, volontairement.

Son sac était sur la table; elle y puisa; un stylomine étincela entre ses doigts entrouverts. « Vous habitez Paris, n’est-ce pas ? » J’ai répondu : oui (sans la regarder, parce qu’elle était belle), et n’ai pas ajouté un mot, afin de ne pas l’encombrer.

Jean-Charles Pichon

1958

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