LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – LES PANTHEONS – 3 – UN MYTHE IMMORTEL ?

III

UN MYTHE IMMORTEL ?

 

 

L’avènement du christianisme et du bouddhisme ne fut pas la mort des Gémeaux. En Orient, certaines sectes reconnaissaient dans les Açvins le quatrième avatar du Bouddha. En Occident, les Dioscures, devenus dieux maritimes, acquéraient le privilège d’apaiser les tempêtes ; les nouveaux croyants les identifiaient à un symbole parlant de la vie et de la mort.[1]

Ne sont-ce pas les Gémeaux que défend Origène, lorsqu’il écrit : « Si nous pouvions expliquer l’efficacité des noms dont se servaient les sages de l’Egypte et les Mages de la Perse, nous montrerions pourquoi la magie n’est pas une chose vaine (comme Epicure et Aristote l’ont prétendu), mais qu’elle s’appuie sur de sérieuses raisons ? »[2]

Sans doute, puisque tous les empereurs et les conciles, de Constantin (319) jusqu’à Auxerre (570), qui condamneront la magie prohiberont de même les autres actes de la foi « païenne », c’est-à-dire mythologique. J.A. Rony l’exprime très bien : « La justification par la magie apparaît ainsi comme le dernier avatar de l’intellectualisme grec : les dieux sont des définitions hypostasiées — tout objet a sa définition, tout objet recouvre un dieu. C’était une tentative d’autant plus séduisante pour la pensée chrétienne — le gnosticisme en témoigne — que cet intellectualisme froid et mesuré, si étranger par ailleurs à l’esprit nouveau de démesure et d’inconnaissable, s’alliait ici à la vision d’un univers traversé d’influences sympathiques, c’est-à-dire peuplé de ces démons que les chrétiens eux-mêmes reconnaissaient. »[3]

Cette survie allait se prolonger. Un des faits les plus importants que révèlent les fouilles archéologiques récentes est certainement la persistance des thèmes et mythes gréco-romains dans la Gaule chrétienne, mérovingienne et même carolingienne.[4]

A vrai dire, ces fouilles n’étaient point nécessaires pour attester une vérité trop évidente ; ne l’eussent pas été si l’historien savait atteindre toujours à l’objectivité à laquelle il prétend. En effet, les premières églises reproduisent les basiliques grecques de l’Empire romain d’Orient et cela est encore vrai de la basilique d’Aix-la-Chapelle, édifiée vers 800. Il faut attendre le 9ème siècle pour voir paraître le style nouveau que M. Puigi Cadafalch nomme le « premier art roman » (Catalogne, Provence, Bourgogne).

Or, ce qui est vrai pour l’architecture l’est obligatoirement pour le langage et les symboles. Quant au langage, « vicaire » et « diocèse » dataient du persécuteur des chrétiens, Dioclétien, qui avait fait de ces institutions les bases de son organisation provinciale ; « basilique », « curie », « pontificat » étaient d’origine grecque ou hellénistique, etc. Il ne peut donc pas surprendre que, dans les pays chrétiens d’Occident, les mythes et symboles gémiques se soient maintenus, plus ou moins avoués, jusqu’au 9ème siècle.

Il y a mieux. Les traces que nous avons relevées des rites agraires de similitude : « homme vert », « arbre de mai »… se découvrent encore dans les pays nordiques et slaves, qui furent précisément les derniers, en Europe, à être touchés par le christianisme — ou bien les premiers à s’en détacher. La Suède ne s’est convertie qu’en 1080 ; et, de la révolte « païenne » de 1066 jusqu’à l’intervention féroce des chevaliers teutoniques du 13ème siècle, les pays baltiques se sont tenus à l’écart du grand courant chrétien. Ainsi la corrélation apparaît-elle évidente entre la mise en sommeil des mythes gémiques et l’avènement du « royaume ».

Eclipse éphémère… Là même où le « royaume » s’était implanté le plus fermement, en Europe Occidentale, il suffit qu’il s’effondrât pour que reparussent les symboles gémiques les mieux caractérisés.

Le sceau officiel des Templiers représentait deux chevaliers montés sur un même cheval. « C’est là, précise René Alleau, un rappel assez significatif non pas, comme le croient certains historiens, de la pauvreté d’un ordre militaire qui disposait au contraire d’une cavalerie considérable, mais d’un thème mythique très ancien : celui des deux cavaliers qui annoncent la présence du Soleil, les « Accewin » védiques, les Dioscures grecs. »[5]

Transporté à Byzance en même temps que l’Empire romain, l’autre symbole gémique, l’Aigle, y était devenu un emblème armorial. Au lendemain du « royaume », il renaquit sous cette forme hiératique. On dit que l’empereur d’Allemagne Othon IV fut le premier souverain à choisir l’aigle bicéphale pour son sceau personnel. Néanmoins, l’édit décisif de la Bulle d’Or (1356), qui arrachait au pape le droit de s’immiscer dans l’élection du chef du Saint Empire romain, portait encore pour sceau l’aigle à une seule tête. L’aigle double ne s’imposa que sous Sigismond (1432), pour se maintenir jusqu’à la fin de l’Empire.

Enfin, les mesures prises contre la « sorcellerie » ne seront codifiées qu’en 1488 ; mais, tout au long des 14ème et 15ème siècles, de tels procès ont été intentés par dizaines de milliers.

Il n’est pas question de rattacher de force au cycle gémique tous les rites de sorcellerie. Le premier témoignage que nous ayons de ces rites est une bulle d’Alexandre IV qui énumère les chefs d’accusation suivants : les sorciers renient Dieu et le blasphèment ; ils adorent le diable et lui vouent leurs enfants, les lui consacrent même dès le ventre de leur mère ; ils se font ses prosélytes et jurent par son nom. Accessoirement, ils commettent journellement l’inceste, font crever le bétail, etc. La bulle est de 1620 ; elle prouve qu’à cette date la magie pratiquée dans les pays chrétiens était une magie « noire », infernale, sans rapport avec notre sujet. Satan ni Belzébuth ne sont le Christ, mais ils ne sauraient être les Dioscures. Baal-Zéboud était un dieu taurique, comme en témoigne son croissant ; Satan, le Serpent ancestral, dans lequel nous reconnaîtrons le Cancer.

Au contraire, il serait insuffisant de voir dans les Jacqueries des mouvements seulement politiques ; dans La Sorcière, Michelet a démontré quelle nostalgie des temps « païens » les animaient tous ou partie (des Pastoureaux aux Vaudois) dès le début du 14ème siècle.

Au nombre des croyances et rites magiques les plus probants d’une survivance gémique dans les campagnes, nous pouvons dénombrer : l’oiseau-présage ; la femme-oiseau et la sorcière volante ; l’envoûtement fondé sur une technique du double et les fantômes ou « doubles » de toute espèce ; la guérison par les « simples », herbes ou plantes ; l’arbre aux fées (près duquel Jeanne, authentique sorcière, entendit ses voix[6]) ; le Janus-borne, auquel on rend un culte si fervent que, faute d’en triompher, il faut sculpter des Christ et des Vierges dans la pierre ; toutes les cérémonies agraires et villageoises des semailles, des moissons et de la nuit de la Saint-Jean (où les dieux morts revivent sous des formes démoniaques).

A ce rituel complexe, fait d’antiques traditions, il semble que l’apparition de la Vierge aux Epis (1491) ait mis précisément un terme. Comme il arrive souvent lorsqu’on s’avise de prendre une vue synthétique de l’Histoire, l’enseignement universitaire serait ici à renverser. Le retour des philosophes aux doctrines de Platon et des poètes aux symboles grecs n’indique pas un renouveau ; il marque une fin ; car c’est alors que le peuple se détourne des cultes et des légendes pratiqués et vénérés depuis les temps immémoriaux (sinon pendant les cinq siècles du « royaume »). Désormais, la sorcellerie (satanique et non gémique) ne sera plus pratiquée que par des illuminés, des prêtres et des dames nobles. L’Inquisition en condamnera quelques centaines en deux siècles, quand 30000 sorciers avaient été brûlés dans le seul 15ème siècle.[7]

Or, en cette même époque, vers 1500, de l’autre côté du monde, une autre religion disparaît également — et c’est encore la religion d’un peuple aux traditions agraires, aux dieux gémiques.



[1] Notons, simple anecdote, que, quittant Malte pour Rome, saint Paul embarqua sur un vaisseau d’Alexandrie « qui avait passé l’hiver dans l’île et portait pour enseigne les Dioscures ». (Actes, XXVIII, II).

[2] ORIGENE : Contre Celse.

[3] J.A. RONY : La Magie (Que sais-je ?).

[4] Lire, à ce sujet, d’Albert GRENIER, Manuel d’Archéologie gallo-romaine (Picard et Cie), et les ouvrages de H.P. EYDOUX, chez Plon.

[5] René ALLEAU : Les sociétés secrètes (Encyclopédie Planète).

[6] Margaret MURRAY : Le dieu des Sorcières (Denoël). Jeanne, dans le procès-verbal de son procès, dit expressément que l’Arbre aux Fées était l’objet de cérémonies caractérisées (couronnement de fleurs, etc.).

[7] Mais c’est seulement en 1731 que la peine de mort pour crime de sorcellerie sera supprimée en France. Retenons la date : elle est importante.

 

Les Mayas

Les plus anciennes traces de cette civilisation consistent en de rares vestiges découverts à Tamaulipas, au nord-est du Mexique et dans la grotte de Bat (Nouveau Mexique). Elles attestent une culture archaïque du maïs, ce blé américain, entre 3000 et 2000 avant J.-C.

Puis, au milieu du second millénaire, vers le temps où, en Méditerranée, la religion gémique renaît sous l’influence achéenne, la présence du maïs est de nouveau attestée dans la vallée de Mexico. Cette fois, les traces s’accompagnent de vestiges d’architecture et de céramique, dont la facture rappelle les réalisations mycéniennes de la même époque, bien que les décorations en soient naturellement différentes (ici, le puma remplace le lion, le condor tous les autres oiseaux). Fait remarquable, ces vestiges sont absents du reste de l’Amérique, et notamment du Pérou où s’édifie cependant un empire parallèle, ce qui démontre bien l’existence d’une civilisation nettement caractérisée.

Elle subit une éclipse brutale (inexplicable, disent les historiens) vers le temps où, en Achaïe, Mycènes s’effondre ; elle renaît non moins brusquement vers le 8ème siècle avant notre ère.

Notons à ce sujet l’avis de Graham Clark : « Les recherches modernes et particulièrement l’application des analyses au radiocarbone, font penser que l’âge classique (maya) débuta nettement plus tôt que ne voulaient l’admettre quelques chercheurs, bien qu’elle confirme avec une exactitude curieuse, dans le cas de l’empire Maya, les estimations antérieures fondées sur l’étude des anciens calendriers sculptés sur des stèles. »[1] Cet « âge classique » semble pouvoir être daté de 800 à 300 avant J.-C. ; il correspond à l’âge classique grec.

Une dernière période commence entre le 3ème et le 5ème siècle de notre ère, où s’épanouissent des villes de 50 000 habitants (Teotihuacan) ; cette survie postclassique, interrompue et enrichie par l’intervention toltèque (9ème-12ème siècles) se prolongera en fait jusqu’à l’invasion des Aztèques dans la vallée de Mexico. On date communément la fin de l’empire Maya de la destruction de Mayapán par les seigneurs Xiu (1461).

Sans vouloir pousser à l’extrême le jeu des concordances, car chaque culture garde sa marque propre, incomparable, on peut noter que les préoccupations astrologiques, le sens de l’ornementation, toutes les traditions agraires, le goût de la danse et du jeu se retrouvent au Mexique maya comme en Achaïe. Il serait surprenant que le mythe des Jumeaux ne couronnât pas le tout.

En effet, le livre sacré des Mayas-Quichés, le Popol-Vuh, n’est rien d’autre que l’histoire des jumeaux Hunhapu et Ixbalamqué.

« Nous planterons chacun une tige de maïs au milieu de la maison ; si elles se fanent, c’est que nous serons morts ; vous pourrez dire : « Ils sont morts ». Si elles fleurissent, vous pourrez dire : « Ils sont vivants ». Ne pleurez pas, grand-mère, car nous vous laissons ces signes de Notre parole, dirent les Jumeaux. »

Analysant le jeu de la balle tel qu’il se pratiquait hier encore au Mexique, Pierre Espagne en montre le caractère primitivement magico-religieux : ce jeu reproduit en fait le combat que les Jumeaux eurent à livrer contre les Camé, seigneurs infernaux, au cours de leur voyage. Vainqueurs des démons, les Jumeaux n’étaient pas au terme des épreuves : il leur restait à vaincre les vampires, oiseaux démoniaques. Dans ce dernier combat, l’un des frères, Hunhapu, eut la tête tranchée ; il renaquit sous la double forme du jeune maïs et du Soleil glorieux.

Dans la résurrection de Hunhapu, P. Espagne voit « l’image la plus haute de la pensée maya, celle du cycle éternel de l’Univers, la mort n’étant qu’un moyen d’accéder à un état plus grand, malgré le pourrissement dans la terre. »[2] Cette pensée s’incarne non seulement dans un jeu mais dans le rythme même de la germination et de la mort du maïs, fondement et clé du système complexe, magico-astro-religieux, du peuple maya.



[1] Graham CLARK, opus cité. Egalement, Claude LEVI-STRAUSS : « Même les monuments des Mayas apparaissent comme une flamboyante décadence d’un art qui atteignit son apogée un millénaire devant eux », Tristes Tropiques.

[2] Pierre Espagne : Feux Indiens (Gédalge, 1960). Parmi les autres jeux mayas, une mention spéciale doit être faite du Volador mexicain, où les joueurs se suspendent à un mât et en descendent en tournoyant, mimant « l’oiseau ».

Du pareil au même

Limitée dans l’espace et le temps, la survivance gémique en Occident et au Mexique ne rend pas compte de l’universel ensemencement de la tradition du « double », tel qu’il ressort des ouvrages des ethnologues.[1] En Mélanésie, aux Iles Marquises, en Inde, dans toute l’Afrique, en Australie et en Arizona comme chez les anciens Grecs se recueillent des traces de la création gémique par excellence : la magie.

Il convient seulement de s’entendre sur le mot. Le savant contemporain en a fait un fourre-tout, qui recouvre aussi bien le rite de la renaissance et la formule incantatoire que la guérison par les « simples » ou la technique d’envoûtement. Ni la magie incantatoire ni le transfert de la partie au tout n’appartiennent au cycle gémique. Nous les étudierons l’un et l’autre à leur place.

« Similer similibus » : le semblable va au semblable. L’expression est de Frazer ; elle établit le lien convenable entre la magie-simulacre, qui nous importe ici, et le Signe gémique. Ce qui se ressemble s’équivaut, donc : imiter c’est vaincre.[2]

Les raisons sont les mêmes, de l’Indien ou du Noir qui, de nos jours encore, refusent de se laisser photographier, de l’ancien Grec qui ne se serait jamais levé de son lit sans y effacer la marque de son corps, ou du sorcier qui vous tuera en poignardant votre effigie. La poupée, la forme du corps et la photo représentent l’homme, le reproduisent : toutes les trois le livrent à ses adversaires.

Un pas de plus : tout objet possède les vertus de ce qu’il imite. Dans l’univers gémique ancien (Egypte, Byblos), les rites sacerdotaux étaient d’abord des rites manuels qui reproduisaient le miracle de la fécondation végétale ou humaine — et qui la suscitaient. De même, pour faire tomber la pluie, les Apaches projettent de l’eau sur un rocher ; les Aymaras fabriquent des figures d’animaux aquatiques et les placent sur des lieux élevés. A la cour de Théodose 1er, le médecin Marcellus de Bordeaux jouait les phases de l’accouchement devant ses patientes pour que leur délivrance s’accomplît sans incident. Dans toute l’Europe, hier encore, une main desséchée ou « Main de Gloire » frappait de rigidité (de stupeur) la personne avec laquelle on la mettait en contact.

Au même esprit s’apparentent les rites de génération ou de régénération dont Mircéa Eliade démonte le mécanisme. Qu’ils soient tauriques ou béliques (l’Akitu, la Pâque juive), ces rites ont pris leur origine en une « loi » antérieure à Sumer, à Jérusalem, telle qu’on la retrouve dans la plus lointaine Egypte et qui fut certainement une des lois essentielles de la religion du Double : mimer les actes du Dieu ou du Prophète, recréer le climat du « royaume », c’est faire qu’à nouveau le Dieu soit là — ou que le « royaume » recommence, c’est réactualiser « ce temps-là » en ce temps-ci, sans aucune solution de continuité.

Eliade cite notamment l’intronisation d’un nouveau chef chez les Fidjiens, cérémonie nommée « création du monde » et qui a lieu à chaque fois que les récoltes sont mauvaises ; la terre s’appauvrit : il est temps de créer à nouveau l’univers.[3]

Or, partout où se maintiennent ces traditions du double, de la similitude et de l’image, se retrouve également le thème de l’oiseau ou des jumeaux. En ce qui concerne ces derniers, nous avons déjà cité l’Egypte, la Perse, les Bagundas africains, l’Indochine, l’Inde, le Japon, l’Equateur, le Honduras ; il faut ajouter à cette liste Mycènes et la Grèce, Rome et le Mexique, des tribus australiennes dont nous parlerons plus loin (leurs rites naissant d’un syncrétisme Serpent-Gémeaux).

Quant à l’oiseau, il se retrouve dans la mythologie indienne, où les jumeaux Arüna et Garuda sont des oiseaux ; en Indonésie, où « des oiseaux jaunes liés par un fil jaune au pied du lit guérissent les maladies du foie » ; chez certains Indiens d’Amérique du Nord et chez les Esquimaux, où le dieu se présente souvent sous une forme ailée. Il se retrouve en Suisse, où le rouge-gorge maltraité se venge de son tourmenteur en teignant en rouge le lait de ses vaches, comme en Grèce où, pour guérir de la jaunisse, il suffisait de regarder fixement la bécasse de mer.[4]

Mais, en ce qui concerne la Grèce, et plus tard Rome, il y aurait trop à dire sur l’influence magique qu’y revêtait l’Oiseau. C’est Auguste inspiré par l’oiseau de Jupiter ; c’est Xénophon en route vers Ephèse, assuré du triomphe final parce qu’il a entendu le cri d’un aigle venant de sa droite ; c’est toute la science des aruspices (lecture dans les entrailles des oiseaux sacrifiés) et des auspices (étude de leur vol, de leur chant) qu’il faudrait évoquer ici.


[1] FRAZER : Le Rameau d’Or.

[2] La formule est à rapprocher de la prétention homéopathique : Similia similibus curantur : le semblable guérit du semblable.

[3] Mircéa ELIADE : Le mythe de l’éternel retour, Gallimard.

[4] Selon PLUTARQUE.

L’avenir du Mythe

Disparu du monde entier vers 1450-1460 (fin de Byzance, fin des Mayas, etc.) le Mythe gémique l’est-il définitivement ? Peut-on parler de sa mort ? « Est-il bien sûr que les anciens dieux fussent finis ?… Que le christianisme n’ait eu qu’à souffler sur ces vaines ombres ? »[1] Il semble qu’il n’en soit rien.

Au 18ème siècle, brusquement, reparaissent chez certaines tribus de l’Oklahoma des figurines gémiques disparues depuis le 14ème ; dans toute l’Amérique du Nord, renaissaient les grandes tribus indiennes partagées en « phratries » jumelles : Zuni, Sioux, Winnebagos, Iroquois. A la même époque (mars 1767), le décret d’expulsion de la Compagnie de Jésus commençait de libérer l’Amérique du Sud de l’effroyable tutelle des Jésuites[2] ; à demi « convertis », les Indiens du Mexique, du Pérou, du Paraguay ne l’étaient pas suffisamment pour ne pas en revenir bientôt à leurs traditions les plus chères : culte du Condor au Pérou, rites agraires au Mexique.

En Chine, les T’sing tentaient de rétablir, contre le bouddhisme et le taoïsme, les mythes gémiques du Yin et du Yang, cependant qu’en Europe, les révolutionnaires français rêvaient d’un retour paradoxal aux mythes romains et grecs.

Tentatives sans suite. Les tableaux d’Ingres et de David, la coutume de « l’arbre de la liberté », le souvenir amusé du calendrier de Fabre d’Eglantine, sont à peu près tout ce qui nous reste de la grande influence révolutionnaire. En Chine, dès 1840, l’influence grandissante des doctrines « socialistes » et des philosophies occidentales amorçait le mouvement matérialiste dont nous savons l’évolution. En Amérique du Nord, le massacre des Indiens, en Amérique du Sud la ressaisie des peuples indigènes par l’Eglise freinaient l’imprévisible retour. Apparemment, l’aurore d’une mue mythique obéit aux mêmes lois que l’éveil de l’Esprit Nouveau : il faut d’abord qu’en vienne le temps.

Au contraire, l’élaboration du grand mouvement dialectique, qui naît et s’épanouit au cours du siècle dernier, représente, non pas un « retour » (on ne revient jamais), mais une mue véritable de l’ancien esprit gémique. Tocqueville écrit quelque part que ses surprenantes prévisions touchant l’avenir des U.S.A. et de la Russie lui avaient été permises par une parfaite prise de conscience de l’évolution intellectuelle de son temps — qui est précisément le temps de Hegel et de Karl Marx.[3]

Un mythe mutant se reconnaît à ses caractères permanents, qui se retrouvent identiques à travers toutes ses mues. En ce qui concerne les Gémeaux, nous avons établi que ces caractères sont le Double et l’Imitation (ou le Simulacre), ainsi que l’importance privilégiée donnée aux problèmes agricoles. Ils correspondent à ceux d’une certaine « culture », aujourd’hui maîtresse à Moscou comme à Washington.

On voit généralement une grande différence entre les deux civilisations : les U.S.A. officiellement tolèrent toutes les religions, quand l’U.R.S.S. les proscrit toutes. Mais cette différence est moins affirmée qu’on ne le prétend. En fait, l’U.R.S.S. ne proscrit pas l’Eglise orthodoxe (dont nous ne devons pas oublier d’ailleurs le caractère manichéen, donc gémique). Bien mieux : les paysans ayant toute latitude pour échapper aux taxations (l’interdiction du « marché libre » les amènerait à refuser de produire), la paysannerie russe est plus riche que jamais. Elle ne sait que faire de cet argent, qui va aux popes, de sorte que l’Eglise orthodoxe en U.R.S.S. accroît chaque jour ses richesses.

D’autre part, les U.S.A. admettent bien, officiellement, tous les cultes. Mais qu’on veuille imposer dans les écoles une formule sacrée (en mars 1962, il s’agissait seulement de reconnaître la suprématie de Dieu), le Sénat refuse d’en voter le décret. Les U.S.A. se veulent et se voudront de plus en plus au cours des siècles à devenir une puissance une puissance matérialiste, humaniste, civilisatrice (c’est la grande loi de l’Empire romain : on ne doit la vénération qu’à César), tandis que, probablement, les Républiques socialistes ne parviendront jamais à en être une.

Non seulement les deux empires ne sont pas foncièrement différents, mais, sur le plan qui nous importe, le plan mythique, ils offrent plus d’une ressemblance. Ici et là, le Mythe essentiel demeure la Production (par la reproduction) et la Démocratie (par l’égalisation), développements rationalisés du mythe gémique du « double » : si deux objets peuvent être semblables comme deux jumeaux, principe de la technique artisanale, de la danse et du jeu, des millions d’objets peuvent l’être (taylorisme) — et des millions d’hommes.

Tous les principes d’égalité entre les hommes, entre les races, entre les sexes, découlent de cette croyance ; ainsi que la terreur d’être « autre » que les autres, la notion de jeu collectif, la mode la plus uniforme et l’instruction la plus référentielle. Dans cette prétention démocratique, nous croyons voir la conséquence d’un humanisme matérialiste, ce qu’elle est sans doute. Mais n’est-ce vraiment que cela ? A Rome jadis, de même, les mythes républicains présentaient un bien faible caractère mystique. De ces mythes, pourtant, allaient naître les folies des Lupercales, l’adoration des déesses-mères, l’accueil même des dieux-poissons : Sérapis, Atargatis, le Christ-Jésus.

Non pas qu’il soit à craindre que nos fils et nos petits-fils voient renaître les dieux jumeaux, qu’ils fussent mayas, grecs ou romains ! Mais il se peut que, sous une forme nouvelle, renaisse le symbole de Janus : celui qui ouvre le chemin ou se tient sur le seuil. Les croyances spirites au Double rejoignent ici les recherches les plus aventurées de la psychiatrie, cependant que la croissance d’une morale de l’ambiguïté (Simone de Beauvoir) établit, sur le plan éthique, un cheminement parallèle.

Mieux : il est à prévoir que les voyages interplanétaires vous nous donner de notre habitat, le système solaire, une vision neuve, inattendue, qui débouchera sans doute sur la représentation matérielle d’un « espace à quatre dimensions » (dont la bouteille de Klein nous présente aujourd’hui une suggestion première).

C’est également ce monde non aristotélicien que prépare une science à ses débuts : la sémantique générale, bien qu’elle n’ait pas encore atteint à la parfaite ambiguïté : la carte, qui n’est pas le territoire, est le produit du territoire en même temps que, sur le plan mythique, elle en est le contenant ; créé par l’homme, le Mythe limite l’homme.

De tous côtés, ainsi, nous sommes cernés par le pressentiment d’une vision nouvelle du monde — vision déjà irrationnelle, demain mystique — où le « contenu » se refermera sur le « contenant », le « dehors » deviendra le « dedans » d’une autre forme limitatrice. Pour l’instant, ce pressentiment n’annonce qu’une mise au point intellectuelle, le double regard nécessaire pour circonscrire un univers à peine encore imaginable.

Mais il n’est pas impossible que, d’ici à la fin du 20ème siècle, une religion nouvelle (inspirée des Poissons et des Gémeaux) s’instaure à l’Est ou à l’Ouest. Dès aujourd’hui, nous voyons se développer aux U.S.A. une Eglise nouvelle, le Peyotlisme, dont le départ semble avoir été donné dans les Réserves indiennes de l’Oklahoma et du Colorado vers la fin du 19ème siècle.[4]

Dès 1922, l’essor de la nouvelle religion était tel que les autorités fédérales durent l’interdire. Néanmoins, ces églises, « Native American Church » et « Native American Church of the United States » sont aujourd’hui plus puissantes que jamais. Leur influence a largement dépassé le cadre des Réserves. Des revues sérieuses s’en font les propagandistes et les Blancs ne dédaignent pas de s’en informer.

Il ne s’agit aucunement d’une création mythique et les fondements sacrés en demeurent la Bible et l’Evangile. L’innovation ne réside pas dans le Mythe mais dans la méthode employée : l’absorption d’une drogue (le peyotl) qui permet d’atteindre au dédoublement de la personnalité, c’est-à-dire très exactement à l’incarnation gémique. En cela, cette tentative rappelle celle des « gymnosophistes » de l’Inde aux premiers siècle avant notre ère.[5] Il se peut que ces églises n’aient aucun avenir, comme il se peut qu’en naisse demain la seconde métamorphose des Gémeaux, appelée à durer en quelque point du globe.

Jean-Charles Pichon    1963


[1] MICHELET : La Sorcière.

[2] Les premiers tribunaux de l’Inquisition étaient entrés en fonction à Lima en 1570, à Mexico en 1571.

[3] TOCQUEVILLE : De la démocratie en Amérique, 1833. C’est également l’époque où « les poètes inspirés » commencent d’être sensibles aux mythes de l’éternel retour (Poë, Emerson, Shelley, Nerval…).

[4] Le survol auquel j’étais contraint ne m’a point permis de parler comme je l’aurais voulu du caractère gémique de tous les mythes indiens d’Amérique du Nord — étude à laquelle Lévi-Strauss s’attache depuis plusieurs années et dont les conclusions ne sont pas encore connues.

[5] Qui rêvaient d’accéder par des méthodes « physiques » à l’incarnation cancérique (saisie de l’absolu par le relatif, de la totalité par l’individu).

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