LES JOURS ET LES NUITS DU COSMOS – Préface : De mémoire d’homme…

DE MEMOIRE D’HOMME…

 

Les premiers livres de la Bible ne font pas mention d’ères successives qu’auraient vécues l’humanité (sauf, incidemment et confusément, dans Job[1]); les Evangiles, pas davantage, sauf en deux versets chez Luc[2]. Cependant, les siècles hellénistiques et ceux qui ont suivi (jusqu’au 4ème siècle après J.-C.) offrent des œuvres importantes et nombreuses consacrées à ce sujet : on en trouve trace chez Diodore, Strabon, Plutarque, Sénèque, Saint Jean, Tacite, Ptolémée, Marc-Aurèle, Dion Cassius, Saint Irénée, Jamblique, ainsi que dans les œuvres dites « hermétiques » (égyptiennes et grecques) ou sibyllines (chrétiennes).

Dans ces divers ouvrages, les Eres apparaissent liées au zodiaque et portent les noms mêmes des Signes : les Poissons, le Bélier, le Taureau, l’Aigle ou les Gémeaux, le Serpent ou Cancer, etc. Pour trois d’entre elles, l’Histoire a pu nous être un guide sûr et leur étude a révélé que chacune avait duré précisément le temps où le soleil se lève dans un Signe donné; dans le Taureau de 5 000 à 2850 avant J.-C., dans le Bélier de 2850 à 700 avant J.-C., dans les Poissons de 700 avant J.-C. jusqu’à 1450 après J.-C., chaque passage d’une Ere à l’autre étant indiqué au surplus par le remplacement de l’étoile polaire.

Les récentes découvertes de l’archéologie nous ont également permis de faire apparaître que, durant chaque période de 2150 ans ainsi délimitée, les hommes on inventé de nouveaux mythes et de nouveaux dieux, en même temps que de nouvelles techniques, jusqu’à ce que le Mythe ou l’Esprit s’incarne dans une Eglise (ou tradition ou collectivité) dont l’apogée, le « royaume » se situe aux derniers siècles de l’ère, peu de temps avant sa fin, bien que des principes ou dogmes nés de la Tradition aient une durée beaucoup plus longue.

Cette analyse nous fut facilitée du fait que les trois Mythes en question nous demeurent familiers et que leur étude n’exige pas d’initiation particulière. En effet, les symboles qui s’y rattachent appartiennent à un vocabulaire dont presque tout lecteur aura eu connaissance, ne fût-ce que par la lecture de l’horoscope quotidien : notre astrologie a cinq mille ans d’âge.

Au contraire, antérieurement à 3 000 avant J.-C., les repères mythiques nous apparaissent à tel point différents qu’une étude superficielle ne permet pas de les rattacher aux nôtres. Ainsi semble-t-il assuré que le « bestiaire astral » auquel nous nous référons appartient presque exclusivement à la période : 2000 avant J.-C. – 300 après J.-C. Alors, les Poissons, le Bélier, le Taureau prennent ces noms sous lesquels chacun les reconnait; alors, les Gémeaux se nomment l’Aigle Double ou le Dragon, le Cancer le Serpent, notre Lion le Lion ou le Cheval ou le Faisan (en Chine), la Vierge le Mouton (en Chine) ou la Tortue (dans l’Inde et à Cnossos) et la Balance le Sanglier (Inde, pays celtiques). Plus tôt, le Cancer s’était nommé la Lune (ou la Pluie), le Lion : le Soleil (à Sumer) ou le Palais Rouge (en Chine), la Vierge : la Terre Fertile ou la Déesse des Moissons, la Balance : le Vent, l’Orage ou la Tempête.

Plus haut dans le temps, nous rencontrons l’époque où l’idée même d’un zodiaque n’existe pas : le calendrier y est lunaire, non solaire, et ce sont les « stations » de la lune dans le ciel qui délimitent les mois et les années. Alors, d’autres symboles ont dû permettre aux mages, aux chamans, aux sorciers, d’illustrer les phases successives de l’évolution humaine.

Il reste que des monuments comme les alignements de Kermario et de Kerlescan ou le calendrier péruvien de Tiahuanaco attestent que, 5000 ou 6000 ans avant J.-C. (certains disent 10 000), le ciel était déjà l’objet d’observations; celles-ci conditionnaient certaines architectures, elles étaient consignées sur des « agendas » de pierre, où il nous faut bien voir comme une manière d’ébauche de l’astrologie, l’ébauche d’une croyance en des Forces inconnues, en des influences cosmiques ou divines, dont les cycles eussent expliqué l’évolution de l’humanité à travers des ères ou des « avatars » déjà dénommés et prédits.

En effet, les peuples « sauvages » eux-mêmes, privés de schémas mythiques, admettent cependant l’idée des « incarnations » successives du Dieu. « L’homme qui marche s’arrête où il lui plaît, disait à Miss Fletcher un indien dakota. Ainsi de la divinité : le soleil est un endroit où elle s’est arrêtée, les arbres, les animaux en sont d’autres. C’est pourquoi on les prie, car on parvient enfin à la place où le Dieu stationne, et l’obtient de Lui aide et bénédiction[3]. »

Or, cette croyance paraît avoir été commune à tous les peuples à un moment de leur histoire. Des Chinois aux Mayas, des Chimus aux Mongols, des Assyriens aux Romains, des Japonais aux juifs de la Cabbale, des Phéniciens aux nestoriens et des Grecs aux Peaux-Rouges, les nuances perceptibles concernent quelquefois les emblèmes employés – mais jamais le cœur du problème. Tous ont dit la même chose, bien que ce fût différemment.

L’escalade et le voyage

Le thème de la Traversée ou du Voyage se retrouve en Egypte et au Tibet. En Egypte, le Voyage s’effectue à travers des zones ou des « chambres » successives, où se laissent parfois reconnaître, esquissées, les figures zodiacales que nous utilisons : les deux Lions gémiques, le Serpent, le Soleil, la Déesse Vierge, le dieu à la balance, le Scorpion. Mort, l’homme doit revivre les étapes antérieures de l’évolution humaine et recueillir l’approbation, ou le pardon, des divers dieux qui ont précédé le sien.

Pareillement, le Bardo Thodol tibétain enseigne qu’après sa mort, l’homme doit revivre pour son compte personnel les sept étapes de l’Evolution, présentées comme sept mondes, constitués chacun par sept globes placés sur des cercles parallèles.

Plus confus, le célèbre « voyage nocturne » de Mahomet est, de même, comme un pressentiment des « ciels » qu’il devra traverser après sa mort. Dans le premier, l’attend Adam (l’homme éternel); dans le second, Jésus et Jean (les prophètes chrétiens); dans le troisième, Joseph, le prophète biblique; dans le quatrième, Hénoch, qui vécut au temps de Sumer; dans le cinquième, Aaron; dans le sixième, Moïse; dans le septième, Abraham. Symboliquement, ce Voyage n’a guère de sens : l’ignorance historique du Prophète de l’Islam est un sujet banal de raillerie; mais la mention des sept espaces ou firmaments nous laisse imaginer comme une initiation quelconque, interrompue.

Similaire, le thème de l’Escalade se retrouve chez les Mèdes, les Perses, les Mongols. C’est une échelle à sept degrés où devait s’élever le myste mithraïque, et c’est un arbre (bouleau) marqué de sept encoches que devait gravir l’apprenti chaman chez les peuples s’Asie Centrale.

Ces sept encoches figurent clairement sept cycles cosmiques, et nous pouvons reconnaître certains des symboles qui y correspondent : le Faucon (symbole gémique) à la 5ème encoche, la Lune (symbole cancérique) à la 6ème, le Cheval ou le Soleil (symboles léonins) à la 7ème. Chez les Iakoutes, l’Aga suprême, qui habitait le 7ème ciel, était adoré comme le dieu de la Foudre. Chez les Toungouses, où les encoches du bouleau atteignent le nombre neuf, le 9ème ciel est habité par Buga, le « ciel-monde », identifiable à l’Anu sumérien, dont le temple à Ourouk était l’E-an-na, la « maison du ciel ». Il s’agit là de divinités ouraniennes, dont le siège zodiacal serait la Balance.

Lettres et dieux

Plus abstraitement, les Séphiroth de la Cabbale correspondent à des sphères encastrées l’une dans l’autre. Selon le Sepher Yetsira, Nombres ou Signes fondamentaux, ils représentent les formes idéales par lesquelles Dieu a créé les mondes successifs. Voici leurs noms et leurs équivalences mythiques :

1° Kether : la Couronne (ou le Cercle).

2° Chochmar : la Sagesse ou, primitivement, l’Essence de toute vie.

3° Binah : l’Intelligence.

4° Chesed : la Bonté

ou Gedulah : la Magnificence[4].

5° Geburah : la Puissance (ou la répartition dans la Justice).

ou Pechad : la Peur [5].

6° Tiferet : la Gloire ou la Perfection.

7° Nisah : la Victoire ou la Durée.

8° Hod : l’Honneur.

9° Yesod : la Fondation.

10° Malchut : le Royaume.

De tous les systèmes d’éternel retour, le système cabbaliste est le plus difficile à réduire au zodiaque; sa complexité même, pourtant, atteste une millénaire étude des évolutions cycliques, et l’on conçoit que de grands esprits (Spinoza, Leibniz, Kant) se soient penchés sur le problème.

Plus simple était, au départ, le système brahmanique, où des Lettres et des Noms représentaient également des ères successives. « La lettre A, la lettre U et la lettre M qui, par leur réunion, forment le monosyllabe sacré Aum (ou Om) ont été exprimées des trois livres saints (les Védas) par Brahma, le Seigneur des créatures, ainsi que les trois Noms : Bhur, Bhuvar et Swar [6]. »

Les Upanishad reprirent ces noms dans leurs listes sacrées (entre le 6ème et le 4ème siècles avant J.-C.). Bhur y représentait la terre; Bhuvar, le ciel atmosphérique; Swar, la partie du ciel proche de la Polaire; Mahar, la région située au-delà; Janar, l’endroit du ciel habité par le fils de Brahma; Tapar, l’endroit du ciel habité par les Vairagins déifiés; Satya était le domaine de Brahma lui-même.

Dans ses ouvrages, où il décrit cinq systèmes astronomiques différents, le maître Varâmihira (6ème siècle après J.-C.) compare ces sept « ciels » à sept des « sphères » d’Aristote, « manifestations temporelles de l’être divin ». D’autre part, Robert Fludd (1577-1637), dans sa Philosophie mosaïque, identifie les dix sphères d’Aristote aux Séphiroth de la Cabbale. Enfin, de très nombreux parallèles ont été établis (et le sont encore de nos jours) entre les trois religions indiennes, le brahmanisme, le bouddhisme et l’hindouisme.

En effet, dans un bouddhisme « évolué », aux sept ciels du brahmanisme correspondent en partie sept « avatars » ou incarnations du Bouddha, depuis la Vierge (Avalokiteçvara) jusqu’à l’ère des Poissons (Çakya-Mouni), auxquels doit succéder l’avatar (du Verseau) Maitrêya.

Parallèlement, l’hindouisme prêtait au dieu Vichnou dix avatars, dont le 1er était le poisson Matsya, le 2ème : Varaha, le Sanglier, le 3ème : Kurma, la Tortue qui devint Femme, le 4ème : Nara-Sinha, l’homme-lion, le 5ème : Vanana, le Nain, le 6ème : Parusa-Râma ou Râma à la hache, le 7ème : Rama (plus tard, Çiva le Taureau), le 8ème : Krishna, mythe taurique, puis bélique, le 9ème : le Bouddha, dieu d’Amour – et dont le 10ème sera l’avatar du Verseau : Kalkin.

De l’ensemble des correspondances peut être tiré le tableau suivant :

 

 

Ce tableau fait apparaître la différence la plus notable entre les systèmes cabbalistes et brahmanes et les autres systèmes indiens : les deux premiers (béliques) présentent le caractère fondamental du Bélier : dédaigneux du passé, tourné vers l’avenir. Le tableau nous révèle également l’élaboration empirique des Séphiroth, par opposition à la création abstraite des autres systèmes : au 5ème siècle après J.-C., la Justice et le Jugement, au 16ème siècle la Peur du peuple élu sont des faits historiques. Ces mythes recouvrent exactement la période 700 avant J.-C. – 1500 après J.-C., telle qu’elle fut vécue par les juifs.

Enfin, le tableau permet de vérifier les équivalences déjà étudiées entre la Création (Intelligence abstraite) et le Taureau, entre l’Exactitude et le Bélier; il suggère certaines équivalences (sur lesquelles nous reviendrons), entre la Vierge et la Tortue, entre le Cercle, l’Œuf et le Serpent.

Les couleurs et les métaux

Tout autres que les symboles indiens et juifs furent les symboles mésopotamiens et iraniens des cycles successifs. Hérodote rapporte que les murs d’enceinte d’Ecbatane avaient été enduits de couleurs différentes par le roi des Mèdes Dejocès (vers 722 avant J.-C.). Les créneaux de la première enceinte étaient blancs, ceux de la seconde noirs, de la troisième pourpres, de la quatrième bleus, de la cinquième orangés, de la sixième argentés et de la septième dorés [7].

Combinant les couleurs et les planètes, les sept étages du palais assyrien de Khorsabad étaient : le premier blanc et dédié à Vénus, le second noir (Saturne), le troisième vermillon (Mars), le quatrième bleu (Mercure), le cinquième pourpre (Jupiter), le sixième argenté (la Lune) et le septième doré (le Soleil). Différemment, l’enceinte où s’élevait la tour de Mat-Nu-Nakir, à Babylone, comportait sept étages ainsi ordonnés : noir pour Saturne, blanc pour Vénus, pourpre pour Jupiter, bleu pour Mercure, vermillon pour Mars, argent pour la Lune, or pour le Soleil [8].

Enfin, l’échelle des Perses comportait sept « seuils ». Le premier était de plomb et correspondait à Saturne, le second d’étain (Vénus), le troisième de cuivre (Jupiter), le quatrième de fer (Mercure), le cinquième de divers métaux (Mars), le sixième d’argent (la Lune) et le septième d’or (le Soleil).

En rapprochant ces diverses suites de nos symboles zodiacaux, nous obtenons le tableau suivant :

 

 

Il apparaît que trois « régions » ne changent jamais leurs symboles : l’âge du Taureau (dont dépendent précisément les divers cultes assyriens, mèdes, babyloniens), l’âge d’Or et l’âge d’Argent. AU contraire, l’ère nouvelle (à l’époque) du Bélier est rattachée tantôt à Jupiter tantôt à Mars; or, astrologiquement, Mars est la planète du Bélier. L’erreur serait donc ici le fait de Babylone, la patrie du Taureau, ce qui ne peut surprendre.

Elle entraîne l’erreur « complémentaire » de rattacher le Signe des Gémeaux à Mars, alors que la Médie, la Perse et l’Assyrie caractérisent parfaitement le signe par la couleur orangée, divers métaux ou la planète Jupiter.

Quant aux deux ères alors à naître (les Poissons et le Verseau, selon notre Zodiaque) les Perses et les Babyloniens nous paraissent ici plus exacts que les Assyriens, car Vénus fut effectivement la planète-symbole des Poissons et Saturne celle du Verseau, non l’inverse. Néanmoins, la vraie planète des Poissons est aujourd’hui Neptune et celle du Verseau Uranus, toutes deux ignorées de Babylone et d’Ecbatane : ce qui justifie pleinement l’incertitude des anciens astrologues [9].

Vérité des légendes

En dépit de la diversité de ces illustrations symboliques, il est impossible de douter qu’un thème unique s’y trouve constamment en question. C’est pourquoi on ne peut s’interdire l’ironie en songeant à l’outrecuidance de certains historiens du siècle dernier (pour ne rien dire de leurs héritiers), qui opposaient la confusion et la naïveté des « mythes et légendes » à la précision raisonnée de « l’historien scientifique » – alors que, des Védas jusqu’à nous (à travers cent chefs-d’œuvre, dont les sommets se nomment le Livre de la Création, les Livres des Morts, l’Avesta, l’Odyssée, les Puranâs, le Popol Vuh, la Baghavad Gitâ, l’Apocalypse, la Volupsa, le Lebor Gabala, le Zohar), les mythes et légendes n’ont cessé de tracer et de creuser le même sillon; et alors qu’en un siècle d’existence, les historiens scientifiques n’ont su que se combattre et se jeter l’anathème, sans pouvoir décider seulement des époques où vécurent Manès et Zoroastre, Moïse et le Bouddha, ni même du nombre exact de triomphes accordés à Néron.

Certes, la « vérité » des mythes et des légendes est d’une autre nature que les « vérités » de l’Histoire. Elle leur est opposable comme la vérité mathématique aux vérités fluctuantes, parfois contradictoires, des sciences naguère dites « naturelles » (quand elles le sont si peu!).

Il s’ensuit qu’on ne saurait établir la première comme on établit les secondes. Ainsi, l’observation seule ne découvre pas que : 1 + 1 = 2; car, rapprochés l’un de l’autre, un objet A et un objet B seront toujours A et B, immodifiés dans leur structure par le plus étroit voisinage. Mieux : l’invention de l’ensemble (AB), que représente le chiffre 2, ne fait qu’ajouter une troisième réalité, fictive, aux réalités concrètes A et B; de sorte qu’on devrait écrire : 1 + 1 = 3. Mais, tout indémontrable qu’elle soit au regard de l’observation quotidienne, la vérité « binaire » n’en est pas moins indiscutable sur plan où elle se situe.

La vérité mythique de même. Les chamans, les prophètes, les prêtres n’ont jamais nié le caractère abstrait du Mythe, fût-ce quand le Mythe en vient à se substituer à des réalités concrètes (historiques ou sociologiques), comme l’ensemble (AB) aux objets réels A et B qu’il symbolisait d’abord.

Mais nous voyons aussi que les « réalités » historiques ou sociologiques échappent non seulement au raisonnement mais à l’observation même (une seconde après l’évènement), comme si l’esprit n’était jamais en prise directe sur le réel et comme s’il lui fallait précisément inventer quelque fixateur de la réalité afin de pouvoir s’en saisir.

C’est donc ce fixateur (le Nombre ou le Mythe) que nous devons nommer la Vérité, tout autre « vérité » – prétendument identifiée au réel même – étant nécessairement une imposture. N’est-ce pas pourquoi la vérité mathématique se présente (à l’homme de la rue et au physicien nucléaire) comme la garantie par excellence du raisonnement le plus simple et de la recherche la plus audacieuse, quand les « vérités » dites empiriques n’ont jamais suscité que l’orgueil, le fanatisme et la mauvaise foi ?

« Vérités » catholique, rationaliste, marxiste, elles se ressemblent en cela : si l’Eglise du Concile de Trente brûle Giordano Bruno, la Science du  Positivisme persécute Boucher de Perthes, et pour la même raison : parce que, ici et là, le Mythe est devenu un dogme, l’Invention une « réalité objective ».

Or, la persécution, Sibérie ou bûcher, ne saurait sauver l’Etat, la Discipline, l’Eglise qui ont commis l’erreur majeure de « prendre la carte pour le territoire », le Fixateur pour le Fixé : les Eglises s’y sclérosent, les sciences s’y ridiculisent. Trop fier d’un savoir bientôt criminel (puisqu’il fut d’abord mensonger), l’homme est comme proscrit d’une réalité qu’il ne peut asservir sans l’aide d’un agent exécuteur, auquel il doit se soumettre avant d’y soumettre l’univers.

La vie des Formes

L’hypothèse est assez récente que les Mythes puissent conditionner le comportement humain, être l’agent moteur des civilisations, jouer le même rôle que les Nombres, fixateurs du réel : il y a cent ans, personne n’eût pris le risque de la soutenir – si ce n’était quelques poètes, Edgar Poe, Nerval, Emerson, Shelley, Baudelaire, Mallarmé, desquels leurs contemporains n’attendaient pas ce genre de révélation.

Mais, depuis trente ans, la folle hypothèse a cessé d’être indéfendable; les esprits les plus savants ne craignent plus de la justifier : Russel, Bachelard, Lachenar sur le plan de la philosophie pure, Jung sur le plan de la psychanalyse, Spengler, Toynbee, Borgès, Eliade sur le plan de l’Histoire, Heisenberg sur le plan de la physique nucléaire, etc. Des ouvrages d’Elie Faure à ceux de Jean E. Charon, une très importante bibliographie a préparé le terrain aux futurs philosophes (qui devront être, tout à la fois, des biologistes, des historiens et des astrophysiciens).

Le plus important reste à faire : établir comment les Mythes – ou, plus précisément, les Formes – naissent et mûrissent dans l’inconscient collectif avant de se manifester au grand jour et d’acquérir soudain le pouvoir créateur qu’on leur voit.

Dès aujourd’hui, cependant, on peut se risquer à supposer que cette naissance et ce mûrissement sont comparables à la formation de toute vie. Comme le fœtus ou le germe, le rite initial (le symbole-moteur, nécessairement absurde) contient les éléments constitutifs de l’Etre parvenu à sa plus grande expansion; comme la plante ou l’animal, le Mythe naît de l’intérieur, par accroissement progressif : il ne peut être « fabriqué » ou « planifié », quelles que soient les raisons – logiques, morales ou politiques – qui en font souhaiter l’avènement. En conséquence, on ne saurait préjuger de la forme définitive que prendra le Mythe abouti, pas plus que de la forme définitive d’un homme, avant que les conditions mêmes de son existence aient constitué ses limites naturelles. En ce sens, Rilke affirmait que l’homme s’accomplit seulement par sa mort : le point qu’il n’a pu dépasser.

Or, il est dans le destin de tous les êtres de perdre leur fraîcheur, puis leur vitalité, puis leur pouvoir de création avant de perdre la vie. Ces êtres impalpables que sont les Mythes ne font pas exception à la règle. Leur épanouissement (le « royaume ») est pour eux la sortie de la jeunesse – et l’agonie de la religion-mère, qui les créa, est l’équivalent du vieillissement de l’homme.

Durcissement des artères, irritation, sclérose, appauvrissement de l’imagination, fatigue du système nerveux, perte des divers pouvoirs générateurs (organiques et intellectuels), refus de l’Avenir, puis du Présent, affaiblissement, désespoir, acceptation de sa mort : ces étapes successives, qui constituent la plus grande partie d’une existence humaine, font de même la plus grande partie de l’existence du Mythe initial. Et, de même que l’homme tend – par la modération, la prudence, l’hygiène – à prolonger le plus longtemps possible cette lente abdication, ainsi avons-nous vu l’Eglise, la Religion porteuse du Mythe, s’efforcer d’échapper à la règle commune par la rigueur du Dogme, la terreur de l’Excès et sa condamnation.

Mais, imprudent ou sage, l’homme ne dépasse guère son siècle d’existence; de même, aucune précaution n’assure au Mythe plus de 4 000 ans de vie (4 800, si l’on tient compte de son éveil et de son crépuscule).

Il est vrai que les Symboles renaissent, à la différence de l’homme. Cependant, ce dernier survit – dans sa progéniture. Ainsi, les renaissances mythiques ne sont-elles pas, plutôt, des survivances ? C’est, en effet, comme des « mariages » que nous apparaissent les syncrétismes, dits « hérétiques », du Mythe vivant et des Mythes antérieurs et mutants. Or, de ces hérésies naissent précisément les mutations futures du Dieu : de Kish, un renouveau du Lion, de Lagash la première mue gémique, de Sodome la seconde mue du Serpent, du Madian le Croissant islamique, enfants déjà lassés d’appartenir à de très anciennes races et dont le temps de vie non plus que les pouvoirs n’équivaudront ceux de leurs ancêtres.

Ce sont ces mues qu’ici j’entreprends d’étudier, dans la croyance qu’il y a « dans les rites magiques et religieux, dans l’immense littérature ancienne consacrée aux moments singuliers, aux instants fantastiques de l’esprit, des milliers et des milliers de descriptions fragmentaires qu’il faudrait réunir, comparer, et qui évoquent peut-être une méthode perdue – ou une méthode à venir [10].

Il reste à m’expliquer d’avoir conservé aux chapitres de ce livre les références les plus simples – aux signes zodiacaux que chacun reconnaît, bien que les aient ignorés certains des grands ancêtres dont j’étudie les œuvres et les systèmes. Qu’on me passe cette liberté, en raison du souci qui me l’a fait prendre : accueillant le lecteur dans le pays inconnu et immense des Mythes, l’aider par des repères aisément reconnaissables, comme un guide prend soin de traduire dans la langue du touriste étranger les noms des rues, des places, des palais et des temples qu’il doit lui découvrir.


 

 

Jean-Charles Pichon    1963

Illustration Pierre-Jean Debenat


1 Job, XXXVIII, 31-33. – Dieu s’adresse à Job : « Est-ce toi qui serres les liens des Pléiades? Pourrais-tu relâcher les chaînes d’Orion (dans le Taureau)? Est-ce toi qui fais lever les constellations en leur temps? Connais-tu les lois du ciel et ses influences sur la terre? ».

[2] Selon Luc, XXI, 25. – « Et il y aura des signes dans le ciel… »

[3] Cité par ROGER CAILLOIS : L’homme et le sacré, Gallimard.

[4] Selon PAUL RICCI : Porta Lucis, Augsbourg (1516).

[5] Selon la Cabala Haeraeorum (1652).

[6] Lois de Manou, II, 76.- Selon le Yetsira, les trois lettres-mères sont Aleph (A), Mem (M) et Shin (SH); Aleph représente l’Air, Mem l’Eau et Shin le Feu. Des combinaisons entre ces trois Verbes et les dix Séphiroth sont nées toutes les existences, par l’intermédiaire des 7 lettres doubles et des 12 lettres simples.

[7] HERODOTE, I, 98

[8] DION CASSIUS, XXXVII, 19.

[9] Ce rapport entre les Signes et les planètes était encore un objet de discussion aux premiers siècles après J.-C. Paul d’Alexandrie (sous Gratien) et Héliodore (vers 500) y consacraient de longues études dans leurs analyses des livres hermétiques.

[10] LOUIS PAUWELS et JACQUES BERGIER, Préface du livre d’Alleau, Les Sociétés secrètes, Encyclopédie Planète. Denoël.

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