Introduction à l’architecture d’une oeuvre : Les litanies des dieux morts

Illustration Pierre-Jean Debenat

Pour qui chemine avec Jean-Charles Pichon, il est très difficile de parler d’un ouvrage en particulier. Chacune de ses œuvres s’inscrit dans son Œuvre, non comme une étape, mais comme une machine à l’intérieur de la Machine (1).

C’est dire qu’elle est à la fois un inventaire, une somme actualisée, un jeu et un projet. Elle recense méticuleusement, en la moindre de ses parties, le signe, l’appareil et le seuil qui la constituent. Elle leur donne sens, ici et maintenant, pour mieux nous préparer au jour à venir. Sous la rigueur, la gravité et l’émotion qui surgissent de l’évidence révélée, sourd le rire rabelaisien – écho de Dionysos – qui nous largue face à l’ultime question : quid in hoc dies?

Car l’homme du Verseau se borne à dire ce qui est en jeu; il nous dévoile les règles – et c’est à nous de jouer : d’apprécier les mises, de reconnaître les atouts, de trouver notre place, cardinale tant qu’ordinale, bref de savoir où l’on en est de ce robre-là, qui ressemble aux précédents mais en diffère cependant.

Libre à chacun d’enchérir ou de faire le mort. L’essentiel est de connaître la valeur de ses cartes, de sa main, d’estimer son manipule et choisir son manège. En effet, dans les jeux de cartes comme à la fête foraine, il s’agit de tours. Le tout est de ne pas se tromper de partie et de déjouer les paradoxes. Cela paraît évident, mais ce n’est pas simple. C’est pourtant de simplicité qu’il faut user pour pénétrer les arcanes de la réalité.

Essayons, avec Jean-Charles Pichon, de trouver quelques repères.

Les Litanies des Dieux morts, poèmes et prose, sont constituées de trois grandes parties :

– une liturgie intime : Les Muses crucifiées;

– une liturgie universelle : Prosam suam;

– Lithologies du lituus,

précédées d’un poème introductif,

Le palimpseste en liteau

Devant le cri jeté : un poème, un tableau,

les reliefs d’une ville, interloqué, passant,

pour découvrir au cri quelque passé

Je fouille le terrain, le parchemin, la toile,

mets à jour en dernier la première trouvaille,

l’ossement qui toujours précéda mon ancêtre.

Mais l’auteur hasardeux des suites effarantes

n’a que griffé le parchemin, noirci la toile,

brisé la pierre, ouvert le territoire

éternels en regard des blessures furtives.

Car le bris, la souillure et le défi se fondent

sur – en – Cela qui reste et les sauve des âges :

approfondi le mot dans le livre au chevet,

apaisé le noroît dans la rose des vents,

régénéré le loup en son liteau.

Je me limiterai ici à la lecture de la première partie :

Les Muses crucifiées

Par les vertus et les péchés

– une liturgie intime –

Elle est composée de 49 poèmes, disposés en une structure complexe.

Quatre grandes parties :

I           LA DONNE;

II         L’ANNONCE;

III        LA PARTIE;

IV        LE JEU;

et, en finale, non numérotés, L’ALPHA ET L’OMEGA et LA TRINITE CARDINALE comprennent respectivement deux et quatre poèmes.

Trois sous-titres vont englober chacun trois des neuf Muses (2).

Les diseuses d’aventure :

Calliope :                  Muse de la poésie épique et de l’éloquence             3 poèmes

Uranie :                    Muse de l’astronomie                                                    3 poèmes

Clio :                          Muse de l’histoire                                                             3 poèmes

Les figurantes :

Terpsichore :           Muse de la danse et du chant                                       6 poèmes

Thalie :                      Muse de la comédie                                                        4 poèmes

Melpomène :          Muse de la tragédie                                                         6 poèmes

Les chœurs :

Erato :                       Muse de la musique                                                        6 poèmes

Polymnie :               Muse de la poésie lyrique                                              6 poèmes

Euterpe :                  Muse de la poésie érotique                                           4 poèmes

Mais, à l’intérieur de ces subdivisions, les poèmes sont répertoriés en A, B, C, et a, b, c, etc., ce qui donne Aa, Bb, Cc, Ad, Be, Cf…

Si je regroupe tous les poèmes par catégories A, B, C, j’obtiens l’ordre suivant :

A :                                                     B :                                          C :

Le combat et la pulsion               L’arche et l’arme                L’anguille et la civelle

Le jour                                              Le mois                                 L’année

Le cycle solaire                               Jupiter et Saturne             L’ère du dieu

La grande année                           Moïse et cetera               Les cardinaux

Les séries                                         Du mythe au mythe         L’animal et l’homme

Les limitations                                Autre Œdipe                       Les passages

L’art, la nature et les                                                                   Les

coutumes                                        La mue                                 déplacements

Une vieille                                       Les menteurs et                 La lettre

histoire                                             le barbier                             et le cri

Le prodige révélé                          Moebius et le héros          Raymond Roussel

Les Sibylles                                                                                     Le paradoxe

de la loi

Pour dire les anecdotes, les fantaisies, le rire du Verseau, s’y intercalent 22 poèmes, que nombrent les minuscules seules (de a à g) ou qu’aucune lettre ne nombre (les 4 derniers) : les 12 lettres-signes et les 10 nombres de la Kabbale (3).

Cet inventaire est sans doute rébarbatif, mais il me paraît nécessaire pour juger de la complexité et de la rigueur de l’œuvre. Essayons de voir ce que recouvrent ces catégories à partir de quelques exemples.

A)

Le combat et la pulsion (Aa)

Qu’est-ce qu’un cycle?

Une roue de vélo, un cœur qui bat,

mais aussi le vélodrome et la danse du sang

propre ou sali, vide ou chargé.

La vie dans la vie, ce charroi au cœur;

une mort autour de la chose inerte,

cette roue aux confins de la piste…

Les morts dans la mort sont jumelles :

par le combat des deux vélos ou les deux roues;

les vies sont jumelles dans la vie,

de la veine et de l’artère au cœur.

Mais qu’en est-il lorsque l’arme de mort

ouvre et partage les vies?

Lorsque une vie, portée en l’arche,

traverse allègrement les morts?

Le cycle solaire (Ag)

L’année : douze mois, ce cycle : douze ans,

mais quatre mille et trente-dix journées ceci,

heures doublées cela.

En la constance numérique un maintien autre

révèle en tous ces jeux la même ambiguïté,

de la course ou de la pulsion, du cœur, des voies,

car c’est de neuf à quinze autour des douze années

que solaire un cœur bat, de la fébrilité

à la paix retrouvée, ou à l’inverse,

se tachant de boutons de fièvre ou s’épurant

comme en d’autres mues la lune et le rêve.

Mais, dans le même cycle – à trois près constant –

c’est une autre planète ou masse qui concourt

(Jupiter) à ces vingt-quatre heures, semestres,

d’un autre Mans, rivalisant avec notre astre.

La Grande Année (A)

Par la diversité des diviseurs,

un jour, les nombres lient n’importe quoi :

douze ères

ou, au carré de douze, une phase historique,

ou le cercle, sans plus, dont le degré

sera le « jour » d’Hipparque ou Kepler dans « l’année ».

A l’entour de notre système une autre ellipse

où le soleil sera foyer

s’étire ou se reploie

parmi des millions, de même acharnées.

Mais la pulsion du moins y demeure évidente,

d’une glaciation à l’autre, un autre « jour »

dont l’heure se prendra entre les Romulus,

ou du Jules Premier au dernier Jules,

quand, cédant au catholicisme, à Trente,

l’Eglise du Poisson s’est ouverte à l’Esprit.

Il est traité ici du cycle en lui-même, et des différents cycles, des forme qu’il engendre et/ou qui le constituent : le cercle et la croix, les cardinaux, l’analemme. Figures et formes qui s’entremêlent, se juxtaposent et se superposent en un maelström infiniment et rigoureusement divers.

B)

L’arche et l’arme (Bb)

Chaque matin et soir (un autre cycle),

allant vers son école, en revenant,

l’enfant des faubourgs s’ouvre le chemin

entre les délivres.

En chaque opération du maître

le même bistouri ou les mêmes ciseaux

fendent à nouveau les chairs vives.

Seul est l’objet inerte et qu’il faut émouvoir

dans les chairs partagées :

seul est l’enfant vivant, qui se meut de soi-même

entre les tas jumeaux de déchets corrompus.

Or l’instrument encore ne livre qu’un combat

à la poursuite ardue de quelque salut promis.

C’est au carrefour que l’enfant choisit,

allant et venant, protégé de même.

Illustration Pierre-Jean Debenat

La mue (B)

Quatre sont les passages :

de peuplement, vitesse, à niveau, à tabac.

Quatre les instruments : table, coupe, épée, arche,

ou les vertiges, travestis, combats et risques,

la fleur de trèfle, un cœur, la pique et le carreau,

quand les Quêtes, Platon, les cartes les dénomment.

Mais, si le cycle est d’un objet : le Graal,

il n’est pas l’un des quatre, instruments ou passages,

dont ne jouent les trois arts ou vertus,

les acteurs

que le cirque édifie en pyramide humaine.

Gauvain l’élu, Galaad le jaque et Perceval,

dans un sens ou dans l’autre au cœur;

le même chevalier en ses métamorphoses,

selon qu’il quête un vase ou rêve du partage,

convive de la Ronde ou né de l’Emeraude.

Jean-Charles Pichon évoque en ces poèmes les écarts, que l’on peut constater d’un cycle à l’autre (le degré de liberté), les passages, PAT ou PAN (4), qui nous reconduisent aux cardinaux – déjà évoqués en A et qui seront repris en C –, l’inversion de la coupe qui signe le déclin de l’Amour et les prémisses de l’Esprit.

C)

L’anguille et la civelle (Cc)

Cela n’est rien, dit-on, qu’imagerie futile.

Mais ne sont-elles pas deux, l’anguille et la civelle,

quand la seconde nait, quand la première meurt

là-bas, dans les Sargasses : l’ouest?

Est-elle unique ou non, la bête

qui de civelle aspire à devenir anguille,

vers l’est, en amont du fleuve?

Ne sont-ils pas deux, le père et le fils

qu’un seul cri unit ou sépare

sous le portail du grand jardin?

N’est-il pas seul, ce fils qui devient père?

Ou, mieux, jouant des sexes,

ne sont-ils pas morts à leur amour,

chassés de l’Eden,

l’homme et la femme divorcés?

Le paradoxe de la loi (Cf2)

La succession logique est à l’horizontale,

mais le Triangle y introduit, simultanés,

le plus vaste effet dans la cause moindre.

Verticaux, les dieux sont simultanés

en Dieu même, nombré, figuré, vocatif;

mais une précession les dispose en cet ordre

renversé : l’Art premier, la Nature, l’Usage

– lettre, parole et cri

ou le mot d’Heidegger entre Dite et Chemin.

Sécante du zéro et de l’infini, JE

recoupe quelque part le dieu d’Alfred Jarry,

tangent en l’x de l’infini (de l’analemme)

et le zéro de l’oméga, la roue du cercle,

comme si le Vide embrassait le Un

quand le mort s’y inscrit, tout entier répandu.

Ainsi émerge en C la question : qu’en est-il du JE en ce jeu machinal? Du sujet à l’objet, du contenant au contenu, le joint et le délit ne seraient-ils point élucidés par la délivrance de la lettre?

Au fait, de quoi s’agit-il?

D’un imbroglio. D’un enchevêtrement. Cela tient de la tragédie, de la comédie – parfois du vaudeville. Car un dieu déclinant, tel un vieillard pervers, tient en réserve quelque coup bas à l’adresse de la garde montante – présomptueuse, en sa force prime et son hégémonie naissante. Les alliances ne sont pas pour autant négligées. Et tel, Sagittaire, Vierge ou Gémeaux (5), peut retourner sa veste et, s’inversant, se donner quelque temps à son ennemi d’hier, en profit commun : la nouvelle harmonie.

Autre chant, autre parade, auxquels sont conviés les spectateurs actifs du jeu de rôle cosmique : nous-mêmes, ou plutôt JE – cet insaisissable en nous qui participe bon gré mal gré à la partie en cours, qui n’en peut mais, qui s’essouffle à chaque inspiration des dieux et se sustente de leur expiration, qui attrape des bribes de quintessence, comme la queue du Mickey presque. Et qui reste pantois lorsque l’évidence lui est assénée par l’un d’entre nous (Lacan) : « Les dieux sont dans le réel »!

Cette réalité, Jean-Charles Pichon la traque sans relâche, et la trouve à tout moment, en tout lieu, en toute forme. Nous sommes soumis aux cycles, de la seconde (vibration du césium) à la Grande Année. En ce déterminisme apparent niche le choix, individuel, permanent et irrévocable. A chaque instant, JE est confronté à lui-même. Va-t-il s’en accommoder, ou se franchir en force? Peu importe, d’ailleurs. L’essentiel pour JE est d’aller au bout de lui-même – au-delà du miroir aujourd’hui, en ses multiples demain.

Les Muses en leur temps mirent en place le décor, esquissèrent le scénario et dévoilèrent le casting : aux rigoureux sensibles d’en tirer une leçon.

Mais les Muses, 3, puis 9, puis les multiples de 9 et la croix cardinale qui les disperse (18+27+4) nous redonnent le carré parfait : 49. Les « proses » qui suivent les Muses reconduisent aux 7 phases (ou « phrases ») qui ont jalonné la vie de l’auteur. Puis les lithologies reconduisent le 7 à ses composants : le 4 du carré, le 3 ou le triangle de l’oscillation. Par le droit et le courbe du Lituus, les 9 litéens des Sibylles et le Double, les Gémeaux en leur déclin, qu’embrassent les sept millénaires : 9 x 777,77… = 7 000.

Analyser le Tout des Litanies, ainsi, nécessiterait d’autres études, qui en exigeraient d’autres, comme d’une œuvre à l’autre de Jean-Charles Pichon, fidèle seulement à sa trilogie de base : la lettre, la figure et le nombre. Mais poète avant tout.

Or ses poèmes, dont l’assonance, la respiration nous surprennent, brisant l’envoûtement trompeur – Calliope n’est point Calypso – nous amènent au terminus et tête de ligne : la Question.

Qu’en est-il de JE en ce JEU?

C’est ce que nous disent les derniers vers de la Trinité cardinale :

Jusqu’à la lie, quitte et double

Comme si Dieu devait imputer à l’humain

tous les vices, débits de boisson et du jeu…

Mais Il le doit, pour que, las de ce partenaire,

l’exclu lui donne un successeur.

Pierre-Jean Debenat  Août 1997

(1) De Fludd à Artaud, nombreux furent les auteurs inspirés qui tentèrent d’esquisser la Machine, qui par le vocable, la figure ou le nombre devait rendre compte (ou conte) de la réalité. Jean-Charles Pichon s’inscrit dans cette lignée d’auteurs « classiques », qui ont allié l’audace de la pensée à la rigueur de la forme. Comme ses prédécesseurs, il en a mesuré et accepté le risque.

(2) « Dans la mythologie gréco-romaine, les Muses étaient des divinités allégoriques qui présidaient aux sciences, aux lettres et aux arts sous la direction d’Apollon qui, pour cette raison, était surnommé Musagète (conducteur des Muses). Les Muses étaient nées, suivant les uns, d’Uranus et de la Terre; du roi Piérus et d’Antiope, suivant d’autres. Mais la plupart des auteurs les font filles de Zeus et de Mnémosyne (la mémoire). On leur donnait pour nourrice Euphêmê ou la Gloire. Dans le principe, elles furent au nombre de trois seulement : Mnêmê (la mémoire); Mélétê (la méditation); Aoedê (le chant). Plus tard, leur nombre fut porté à neuf. » Encyclopédie Quillet, 1937.

(3) 7 puissance 2, le carré sacré de Moïse, se constitue de 3 x 9 = 27, le mois lunaire, et des 22; mais aussi de 30, le mois solaire, et des 19 (7 jours et 12 tribus).

(4) Passage à Tabac et Passage à Niveau : deux concepts que Jean-Charles Pichon a développés notamment dans « Le Petit Métaphysicien Illustré ».

(5) Précisons que si Jean-Charles Pichon utilise les signes zodiacaux, il ne s’agit pas pour autant ici d’astrologie, mais d’un système symbolique quasi universel, d’un outil au même titre que les nombres en arithmétique.

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