DEUXIEME LIVRE

DEUXIEME

LIVRE

LA

VIE

PUBLIQUE

« d’après Matthieu »

« Etant étonné, il règnera… »

 

CHAPITRE VII

 

des autres : le miracle

VII

LES PARENTS

« Ils vous demandent, Maître. »

Il tourna son visage vers le messager. Derrière l’homme, la porte étroite ouvrait sur la poussière de la route. Et, par l’ouverture, Jésus aperçut le groupe des siens : plus honteux que des mendiants mais qui, sitôt qu’il leur en donnerait l’occasion, redeviendraient plus arrogants que des prêtres de Sadoch. Pourquoi étaient-ils là ? Il n’y avait pas si longtemps qu’ils lui criaient, ivres de rage :

« Si tu es si puissant, ou si bavard, pourquoi ne vas-tu pas prêcher ailleurs qu’ici ? »

Et voilà. Il y était allé. Et, maintenant, ils le poursuivaient. Ils avaient peur qu’il n’en dît trop. Ils le sentaient parti d’eux, débarrassé d’eux, libre. Ils avaient peut de l’usage qu’il faire de sa liberté. Et la jalousie se mêlait à leur peur pour les rendre pareils à des chiens enragés.

« Ils attendent dehors, Maître, ils veulent vous voir. »

Un sourire léger entrouvrit ses lèvres. Pas un sourire de joie, ni de révolte, ni de défi — l’empreinte d’un rêve trop intense pour qu’il ne fût pas exprimé. Son visage demeurait tourné vers le groupe, dehors, et il distinguait à présent tous ceux qui étaient là : Anne qui riait à demi, gênée, et Jacques, le front dur. Il n’avait pas besoin qu’on l’avertît : « Votre mère et vos frères ». Marie avait baissé la tête vers le sol, forme obscure et toute ployée au milieu des autres qui, le cou tendu, essayaient de voir à l’intérieur de la maison. Certainement, elle n’était pas venue de son plein gré, mais poussée, menée par ses fils et sa fille : elle ne savait rien refuser à personne.

« Qui est ma mère, qui sont mes frères ? », dit-il.

A voix haute. Sans respect ni pitié de ceux qui étaient venus pour lui. Mais il pensait : « Ils sont venus pour moi » et il pensait aussi à la souffrance de sa mère.

Simon-Pierre était à sa droite et Lévi, leur hôte, à sa gauche. Ni eux, ni Jacques l’apôtre, ni Jean ne répondit à sa question rêveuse. Elle semblait les avoir, tous, frappés de stupeur. Jésus, deux ans plus tôt, n’aurait pu supporter ce muet reproche. Mais le temps des larves était passé. Il les regarda tous, lentement, et ce fut eux qui ne purent supporter son regard. Pauvres hommes ! Pauvres lois ! Ils le jugeaient au nom de principes auxquels ils ne croyaient plus. Leurs principes n’étaient qu’une mince pellicule à la surface de leur esprit, comme sur la croûte de pain une petite moisissure qu’on gratte avec l’ongle.

« Vous êtes ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère. »

Il se tut. Il attendit. C’était la première fois qu’il s’identifiait ainsi, à pleine voix, au Très-Haut. Qu’il disait d’abord : « Dieu » et, ensuite : « Moi ». Qu’il posait le premier jalon. Mais ils ne tressaillirent même pas. Ils ne l’avaient entendu que dire qu’il aimait ceux qui glorifiaient Dieu et le servaient. Seuls, les autres, dehors, avaient compris, qui le connaissaient depuis tant d’années qu’ils le savaient par cœur et que rien, venant de lui, ne pouvait les étonner. Un rire monstrueux jaillit du groupe. Ils s’étaient avancés jusqu’à la porte, laissant Marie immobile et courbée au milieu du chemin. Ils criaient des injures. Et les injures atteignaient les convives, tous les convives en même temps que Jésus, par derrière, lâchement, à la nuque.

« Ecoutez-le, ce fou ! ce possédé ! »

Jésus posa ses longues mains blanches sur la table et regarda l’homme qui lui faisait face — et l’homme, lui aussi, riait. « Tout prêt à croire », pensa-t-il, « que je suis un fou et un possédé ! » L’homme se nommait Judas. Il n’y avait pas en lui, comme en Simon ou Jean, cette attente fervente, ce désir constant d’ils ne savaient quoi. A cause de cela, Jean et Simon ne l’aimaient guère. Mais, devant lui, et devant lui seul, Jésus se sentait apaisé. Il lui semblait parfois que Judas avait atteint le point où il espérait amener tous les autres. Jacques était craintif et malpropre, l’esprit de Nathanaël quelquefois maladroit ; il y avait dans la tendresse de Jean et dans l’assurance de Pierre quelque chose de trop humain, qui l’oppressait. Mais Judas était l’équilibre même : les proportions de son corps l’attestaient. Rien ne le déconcertait : quoiqu’il fît, où qu’il fût, il était bien. Jésus était sûr qu’il ne croyait pas en Dieu. Il n’avait que faire d’un Dieu pour vivre. Si Jésus le gardait avec lui et si, à table, il le plaçait en face de lui, c’était parce qu’il était le modèle de l’homme futur, de l’être sans attache. Et sans doute était-il naturel qu’en une telle occasion il rît et se moquât. Non pas du Maître mais de la cocasserie de la scène : cette foule pour qui Jésus était un inconnu et qui se pressait sous ses pas comme sous les pas d’un prophète — et le petit groupe irréductible de ceux-là qui le connaissaient. Son sourire s’attendrit, et le rire de Judas, aussitôt, s’accrut. Et plus Jésus souriait, plus le rire de Judas était clair et sonore. La fille qui les servait, Suzanne, sœur de Lévi, sans savoir, s’associa à leur joie. Elle gloussait, les mains à sa poitrine rebondie, les lèvres humides. Alors, Jésus parla. Moins pour sa mère et ses frères, dehors, et moins pour ses disciples préférés, ses apôtres, que pour cette fille trop belle, et Judas, l’incorruptible.

« Serais-je le démon ? » dit-il. « Mais comment pourrais-je les sourds et rendre la vue aux aveugles, si je l’étais ? Si un royaume est divisé contre lui-même, il ne saurait subsister. Et si, venu de Satan, je combats Satan, c’est que le règne de Satan est près de sa fin. Nul ne peut entrer dans la maison de l’homme fort si, auparavant, il ne l’enchaîne. Ainsi, je vous le dis en vérité, vous pourrez pécher impunément, et même blasphémer en toute quiétude. Mais, d’abord, il vous faut comprendre que le blasphème contre l’esprit est le seul qui vous soit interdit, car l’esprit seul vous permettra d’enchaîner le démon. »

Et il disait de la sorte, en clair : « Cessez d’invoquer les dieux et les démons. Comprenez que votre guérison importe avant toute chose et que vous délivrer du mal c’est vous délivrer, d’abord, de la croyance au Mal. » Mais il n’exprimait ainsi que son plus tenace espoir et cela était encore trop étranger pour eux. Lorsque Jésus pensait à ses années de méditation et de tentation solitaire, il savait que ce serait difficile de leur faire comprendre…

La fille ne riait plus, pourtant. Ni Judas. La foule avait, par son nombre, chassé les insulteurs. Et les convives, las du bruit et repus de boisson, souriaient à des pensées plus importantes pour eux, parce qu’elles étaient leurs. Mais Jésus observait Lévi, son hôte, que d’autres nommaient Matthieu et qui, jusqu’alors, avait fait métier de lever sur ceux de sa race l’impôt pour les Romains. Il savait que celui-là non plus ne l’abandonnerait pas. Alors, prenant prétexte de la question qu’un Scribe, attiré par la fête, posait à l’un des siens : « D’où vient, quand les disciples de Jean et ceux des Pharisiens pratiquent le jeûne, que votre Maître et vous ne jeûniez pas ? », il s’écria : « Les compagnons de l’Epoux peuvent-ils jeûner pendant que l’Epoux est avec eux ? Mais les jours viendront où l’Epoux leur sera enlevé, et ils jeûneront en ces jours-là. »

Et il se sentait très fort et très tendre. L’idée même de disparaître lui était aussi douce que celle de vivre et d’être au milieu de ses amis, écouté d’eux.

« Personne », dit-il encore, « ne coud une pièce neuve à un vieux vêtement ; autrement le vêtement neuf est perdu et la pièce d’étoffe emporte un autre morceau du vieux vêtement et la déchirure devient pire. Et personne ne met du vin nouveau dans des outres vieilles ; autrement, le vin fait rompre les outres et le vin se répand et les outres sont perdues. »

Car il commençait à parler en images, non par crainte d’être compris mais par plaisir de dévoiler lentement son secret le plus cher et par poésie naturelle du cœur.

VIII

LES BEATITUDES

 

Donc, ils venaient vers lui. Sans aucun de ces refus qu’il avait craints. Il parlait, et, sitôt les premières paroles, ils frémissaient au plus profond d’eux-mêmes. Et quel que fût le tourment qui les troublât, quelque blessure qui se fût ouverte en eux, il avait connu le tourment et ressenti la blessure. Il n’était vide devant aucun, démuni devant nulle souffrance. Une ivresse, parfois, s’emparait de lui au milieu de la foule. D’une connaissance qui, lorsqu’il seul, refluait en lui, spasme de dégoût et de révolte illimitée.

Il ne se lassait pas de voir naître des visages aux carrefours des rues, aux portes des maisons. Et, sur chaque visage, il distinguait cette même révolte et ce même dégoût qui, de sa mère à lui, jadis, avait levé l’infranchissable mur. Mais aussi, nulle parole, nul geste, n’avait un autre objet que d’abattre le mur et de créer un pont entre le visage et lui.

Il savait maintenant pourquoi l’avait blessé, dès sa première enfance, l’amour des autres. Leur amour n’était qu’un rêve, leur amour s’aiguisait dans une méditation stérile et retournait contre eux des griffes longuement et savamment entretenues. Leur amour n’était que concupiscence : illusion et désir. Ils ne pouvaient pas être différents et, par suite, ne comprenaient pas que son amour à lui fût simplicité.

« Heureux les cœurs simples, parce qu’ils voient Dieu ! »

Et Dieu, oui : Dieu lui-même, était sur ses lèvres synonyme d’amour. Et les cœurs simples, c’étaient les cœurs ouverts. Mais le peuple, qui l’entendait, se laissait bercer par les mots, les traduisait selon une longue habitude des textes.

« Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés ! Heureux ceux qui ont faim, car ils seront rassasiés ! »

Mais cette profonde vérité que le rêve mange la vie et que, seuls, ceux qui ne cherchent pas un faux abri dans l’illusion seront délivrés de leur mal, qu’en peuvent-ils comprendre ces hommes qu’une éducation millénaire a enfermés dans le cercle de Jehova ? Pour eux, ce qui est bon est bon, ce qui est mauvais est mauvais. C’est à peine si quelque instinct de Justice compensatrice leur permet d’imaginer que les plus malheureux ici-bas seront satisfaits dans l’Autre Monde.

« Heureux êtes-vous, lorsqu’on vous insulte, qu’on fit faussement du mal contre vous ! Car c’est ainsi qu’ils ont traité tous leurs prophètes. »

Oui, cet équilibre scandaleux qu’il leur propose, c’est bien en ce monde qu’il se vérifie. Ils n’ont qu’à le regarder mieux, étendant sur les têtes ces mains trop longues et qui ont beaucoup tremblé, mais qui maintenant palpitent. Il leur est à la fois le plus étrange et le plus proche des êtres.

« Malheur aux cœurs secs, aux esprits apaisés ! Malheur à ceux qui sont rassasiés, car ils auront faim ! »

On dirait qu’il guette la première pierre, la première injure ; qu’il les appelle avec ses mains flexibles et sa voix mesurée. Consoler le pauvre, passe encore ; mais attaquer de front le riche !

« Malheur à celui qui reste sur place et qui se ferme. Malheur à celui qui ne connaît pas le poids du péché, ses remèdes ne guérissent pas. Malheur au riche, car sa vie n’est pas la vie. »

Mais ils ne se scandalisent pas. Des femmes sont là, sensibles au charme de sa voix, qui baissent la tête sur leurs seins frémissants. Tout tremble au rythme de ses mains : les feuilles des arbres, et l’indéracinable espérance des déshérités. Bien que leur expérience, cent fois déjà, leur ait appris l’imprévisible retournement des choses, ils croyaient que ce n’étaient là que coïncidences passagères. Ils sont ivres d’y découvrir une loi. Il y a des prêtres, enfin, qui pressentaient ceci et qui sentent leur colère croître contre l’homme qui ose le divulguer.

Jésus, au point où il est, ne parle plus pour ces femmes, ni pour ce prêtres, ni pour ces pauvres. Il a conscience du chemin parcouru et de l’étape atteinte. Un orgueil s’éveille en lui, merveille ! qui est devenu le plus pur de ses dons.

« Je ne suis pas venu abolir la Loi mais l’accomplir. »

« Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : « Tu ne tueras point et que celui qui tue soit puni par le tribunal. » Moi, je vous dis : quiconque se met en colère contre son frère, de même, mérite d’être puni. Mais accordez-vous avant le procès. Car savez-vous jusqu’où va l’entêtement des juges ?

« Vous avez appris qu’il a été dit : « Tu ne commettras point d’adultère ». Et moi, je vous dis : quiconque désire une femme a déjà commis l’adultère, dans son cœur, avec elle. Et il a été dit : « Quiconque renvoie sa femme, qu’il lui donne un acte de divorce ». Et moi je vous dis : quiconque renvoie sa femme, sauf si déjà elle est partie de lui, il la rend adultère — et quiconque l’épousera, de même, il commettra un adultère.

« Et vous avez appris : « Tu ne te parjureras pas mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments ». Et moi je vous dis : ne fais aucun serment, ni par la Ville qui a été celle des Rois, ni par ta tête dont tu ne peux rendre un cheveu blanc ou noir. Dis : cela ou cela n’est pas. Tout le reste est mensonge.

« Car, en toute chose, l’important est le départ, la première faute, la première compromission. N’allez jamais plus loin qu’au mouvement de colère, de désir ou de ruse. Et cela encore est trop loin, si vous y cédez.

« Mais vous avez appris, surtout : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ». Et moi je vous dis que l’homme n’est pas l’ennemi de l’homme : le soleil se lève pour les méchants et pour les bons et la pluie tombe sur le juste et l’injuste. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel mérite en avez-vous ? Les pires n’en font-ils pas autant, et les animaux même ? Si vous ne saluez que vos frères, qu’y a-t-il là d’étonnant ? »

Les mots apaisaient toute angoisse. Sa dualité s’abolissait, dans l’harmonie instinctive des phrases ; leur beauté lui créait une beauté et leur rythme cohérent un rythme. Il se servait du discours comme d’un miroir — la preuve d’une unité que les regards d’autrui ne reflétaient pas et dont il ne trouvait plus en lui-même l’assurance. Ceux qui ne l’aimaient pas disaient qu’il « s’écoutait parler ». Ce n’était pas exact : il écoutait, à tout instant, cette voix qu’il ne reconnaissait pas, qui était comme un luxe inouï et qui, de jour en jour, lui devenait plus nécessaire.

Alors, sans prévenir ses plus chers, il disparaissait. Une heure ou une nuit. Ils lui avaient adressé des questions, ils avaient échangé un clair regard d’intelligence, ils se retournaient : il n’était plus là.

Ils devaient courir pour le voir, loin sur la route, fuir à grands pas, son manteau relevé sur ses reins, comme des ailes. Parfois, alors, ils essayaient de parler avec lui, de ressusciter son visage. Avec surprise, ils devaient reconnaître qu’ils l’avaient vu différemment. Jean évoquait la douceur de son regard et sa fraîcheur d’adolescent ; Simon-Pierre aimait sa force et sa virilité. Pour Suzanne, il était l’amant qui ne la possédait qu’en rêve et, pour Jacques, le fils d’un ouvrier, dont les traits étaient ceux-là même de l’homme du peuple. Ils n’avaient plus, pour nourrir leur attente, que le souvenir des étonnantes paroles qu’il leur avait dites, la foule écoulée :

« Il n’y a rien de caché qui ne doive être révélé. Et plus une chose est longtemps cachée, plus elle vient au jour avec force et violence. »

Mais dès que, dépassant le rythme, ils s’essayaient à pénétrer le sens, à nouveau tout se morcelait. Judas avait compris qu’il s’agissait de la révolte qui, longuement, en effet, doit forer son chemin souterrain avant d’éclater au grand jour. Thomas pensait que c’était une promesse d’éclaircir, plus tard, toutes ces énigmes, et Matthieu un enseignement de la prière. Nul ne songeait à éclairer ces mots par les suivants :

« Prenez garde à ce que vous entendez. Parce que la manière dont vous entendez vous juge. Et l’on fera bonne mesure, car c’est à qui possède déjà qu’on donne le plus. »

Ou par cette parabole, dont le sens, à chaque fois qu’ils allaient la pénétrer, les emplissait d’épouvante :

« L’homme jette en terre la semence et la terre produit d’elle-même le fruit. Et quand le fruit est mûr, on y met la faucille, parce que c’est le temps de la moisson. Et, entre le moment où l’homme a jeté la semence et celui de la moisson, il n’y a rien eu que la nuit et l’ignorance. C’est pourquoi, mes bien-aimés, je vous en conjure : méfiez-vous du désir. »

Et le monde, autour d’eux, était redevenu cruel.

Vie multiple et nouvelle à chaque heure, vie écartelée ! Les jours de disette, où ils dinaient d’épis de blé, succédaient aux repas succulents, offerts par quelque riche aimable ou quelque prêtre curieux. Dans ces bourgades du lac le spectacle était si différent que celui qu’offraient les villes du Sud qu’ils y étaient parfois comme en pays étranger. Alors, ils se laissaient guider, soit par Pierre chez sa belle-mère, soit par Judas chez l’un de ses amis Pharisiens.

Jésus ne cherchait pas à savoir si c’était par indiscrétion ou, comme le prétendait Judas, par estime qu’ils désiraient sa présence. Mais, envers eux, il ne se départissait pas de sa plus ancienne suspicion. Ils étaient trop sûrs d’eux, sans posséder le merveilleux cynisme de Judas. Ainsi la force, chez eux, devenait hypocrisie. Bien plutôt, il était comblé par une douceur de vivre qu’il n’avait jamais connue, qui rendait plus alanguis les pas et plus souples les démarches. Les synagogues s’ornaient des sobres architectures grecques ; une riche végétation établissait au-dessus des chemins qui descendaient au lac des ombrages délicats. De l’autre côté de l’eau, les monts étaient aussi bleus que le ciel. Soldats et courtisanes, serviteurs du Palais d’Hérode, barbares bruns et moines blancs de sectes étrangères peuplaient ces rues diverses d’une foule cosmopolite.

Le jour qu’ils se mirent en marche vers Naïm — un Pharisien, du nom de Simon, les y invitait — des bords du lac s’élevaient tous les effluves de la fin du printemps, celui, entre autres, vif, entêtant, du laurier-rose. Ils rencontrèrent, en pénétrant à l’intérieur des terres, un cortège funèbre qui précédait une femme en grand deuil. S’informant, ils apprirent que cette femme menait en terre son fils unique. Jésus s’émut de compassion pour elle et il lui dit :

« Ne pleurez pas. »

Puis il s’approcha des porteurs et il les fit arrêter. Le jeune homme semblait dormir. Ceux qui étaient les plus proches du cercueil rapportèrent plus tard que le Maître avait dit :

« Je te le commande, lève-toi. »

D’autres disciples, s’étant retournés après que la petite troupe eut dépassé le cortège, dirent qu’ils avaient vu le jeune homme debout au milieu des siens. La clarté sereine du ciel donnait une visibilité parfaite à cette aurore.

Plus loin, ils rencontrèrent deux hommes qui leur étaient envoyés par Jean, toujours captif d’Hérode. Et ils demandèrent à Jésus, de la part du prophète :

« Etes-vous Celui Qui Doit Venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »

« Allez et rapportez à Jean », répondit-il, « ce que vous avez vu et entendu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les pauvres consolés, les morts ressuscités. Heureux celui que je ne scandalise pas ! »

Et, les envoyés partis, tous ses disciples furent convaincus qu’il avait ressuscité le fils de la veuve. Mais il était trop las de leurs éternelles confusions entre la lettre et l’esprit pour tenter de les détromper encore une fois. Il fallait avancer sans cesse, pénétrer toujours plus profondément leurs intelligences :

« A qui donc comparerai-je les hommes de cette génération ? A des enfants assis sur la place publique, qui s’interpellent et se disent les uns aux autres : « Nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé ; nous avons chanté des choses tristes et vous n’avez pas pleuré ». Car Jean-Baptiste est venu, ne mangeant point de pain et ne buvant point de vin, et vous avez dit de lui : « Il est possédé du Démon. » Et moi je viens, mangeant et buvant, et vous dites : « C’est un homme de bonne chère et un buveur. Mais les voies de la Sagesse sont multiples. »

Or, un peu avant la maison de Simon, ils croisèrent une femme qui riait follement, la tête lourde, soutenue par un soldat. Jésus et cette femme se regardèrent. Et la femme cessa de rire. Elle s’arrêta, repoussa d’un air irrité le soldat, qui poursuivit son chemin en haussant les épaules. Jésus était immobile en face d’elle.

« Maître », dit Judas, « ce n’est rien, ne voyez-vous pas : une femme de mauvaise vie et, au surplus, une amie de nos oppresseurs. »

Il ne pouvait se détacher de ce visage : mince, presque triangulaire, écrasé sous la chevelure noire et conservant, grâce aux deux yeux obscurs et grands, malgré une nuit de débauche et sa fatigue, un air d’innocence qui appelait. Il s’éloigna cependant et entra chez son hôte.

Et voici que, le repas à peine commencé, cette femme, à son tour, entra dans la maison du Pharisien. Elle portait un vase d’albâtre rempli de parfum. Et, se tenant derrière lui, prosternée et pleurant, elle commença de lui essuyer les pieds avec ses cheveux, de les embrasser et de les oindre de parfum. « Votre Maître », demandait Simon, « ne sait-il pas que cette femme est une pécheresse, lui qui voit si bien dans les cœurs ? »

Jésus n’écoutait pas : il caressait la chevelure de la courtisane et il s’étonnait de ce qu’elle fût si promptement revenue vers lui. Cette posture humiliée lui rappelait quelque chose : une autre femme, sa mère, lorsqu’à genoux ainsi, sur le sol de leur petite maison de Nazareth, elle cherchait une pièce d’argent tombée sous la table ou le lit.

« Simon », dit-il, « un créancier avait deux débiteurs ; l’un devait cinq deniers, l’autre cinquante. Comme ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, le payer, il leur fit grâce à tous deux. Lequel l’aime davantage ? »

« Celui », répondit l’autre, « à qui fut remise la plus grosse somme. »

Il ne devinait pas. Jésus sourit :

« Vois-tu cette femme ? Je suis entré chez toi et tu n’as pas versé d’eau sur mes pieds ; mais elle les a mouillés de ses larmes. Tu ne m’as pas donné de baisers, mais vois comme elle m’embrasse. Tu n’as pas oint ma tête d’huile, mais elle me couvre de parfum. »

Puis il se leva et sortit derrière elle, à la stupéfaction de tous. Appuyée contre le mur, elle tremblait de tout son corps.

« Qui es-tu ? »

« J’ai une maison et une famille, ailleurs. En un bourg de Judée. »

« C’est là que tu es née ? »

« Non, je suis née à Magdala. »

Elle disait son âge : vingt ans, son nom : Marie. Elle disait le désir de liberté et de richesse, et de vie facile, qui l’avait amenée en Galilée. Ce qu’elle taisait : sa défaite, son insatisfaction, ses yeux l’exprimaient pour elle. La Samaritaine, ainsi, avait attendu de lui la joie. Et tant d’autres ! Pourquoi, toujours, s’y était-il refusé ? Il se sentait, devant cette grande douleur muette, plus désarmé qu’un enfant. Et lui, qui ne demandait jamais à ceux qu’il choisissait quelles étaient leurs attaches, il le lui demanda :

« Qui te retient à Naïm ? »

« Personne, Jésus, rien. »

« Et moi non plus », dit-il, « rien ne fera que je te repousse. »

Puis, il la caressa du regard, une fois encore.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

IX

LE MIRACLE IMPOSSIBLE

 

L’intelligence n’était plus de mise ici. Ni le courage. Au contraire, plus ils avaient peur, plus ils étaient prêts au rachat.

On le vit bien à Gerasa. Au cours du voyage en barque sur le lac, déjà, les tourbillons d’un vent furieux s’étaient apaisés à sa voix. De la poupe, où il était couché sur des coussins, il avait dit à la tempête, sans se lever :

« Calme-toi ! »

Et, plus heureux que Xerxès, il avait vu le flot lui obéir. Mais, à peine débarqués au pays des Géraséniens, ils virent accourir vers eux une tempête : un homme bâti en force et qui, pendant longtemps, s’était jeté sur les vierges rencontrées en chemin, pour les violer. On avait tenté de l’enchaîner dans des sépulcres. Mais, toujours, il rompait les chaînes et les liens. Puis il fuyait parmi les tombes et les roches de la montagne, hurlant partout son désir forcené. Cette fois encore, ce fut vainement qu’on tenta de l’arrêter et de l’impressionner par la présence d’un Prophète. Il courut vers le Maître et il criait :

« Qu’as-tu à faire avec moi, Jésus ! Fils de Dieu ! Qu’ai-je à voir avec Dieu ?… »

Et il s’abandonnait aux pires blasphèmes, de sorte que ceux qui étaient là se sentirent glacés d’épouvante. Jésus ne cherchait que les yeux de la brute. Enfin, son regard les rencontra :

« Quel est ton nom ? » demanda-t-il.

Le colosse haletait sous l’emprise des yeux clairs. Mais il n’était plus maître de se dérober, ni de se taire. Il n’était plus maître de ses mots.

« Nous sommes nombreux. »

La voix de Jésus sembla faire écho à la sienne :

« Sors de cet homme. »

Des gardiens de pourceaux s’étaient arrêtés, qui contemplaient avec étonnement la scène. Et l’impur se mit à implorer, de cette voix étrange qui semblait jaillir des entrailles, et qui n’était pas à lui.

« Laisse-nous aller dans toutes ces bêtes. Ne nous laisse pas sans demeure. »

Au même instant, comme saisis de panique par la violence de ses cris, les pourceaux commencèrent à dévaler la pente qui tombait à la mer. Aveugles, grognant le groin en terre, ils se poussaient, se bousculaient, roulaient par masses compactes dans les eaux tumultueuses qui se refermaient sur lui. Le forcené s’était tu et les gardiens enfuis.

Lorsque, avertis par eux de ce qui s’était passé, des gens vinrent au devant de Jésus et de ses disciples, ils virent l’homme tranquille, les bras au corps, et discourant paisiblement. Au bas de la montagne, parfois encore, une vague soulevait une échine rose. Tremblants mais résolus, ils demandèrent au Maître de remonter dans sa barque et de quitter au plus vite leur pays. Un instant avait consommé leur ruine.

Jusqu’aux derniers jours qu’il vécut en Galilée, toutes ses solitudes s’accompagnèrent de la tentation du miracle. Presque toujours, il y cédait. Non sans honte, ni sans demander à celui qu’il avait guéri de ne pas ébruiter la chose. Sans doute n’était-ce que la conséquence de ses anciens mépris : il ne pouvait plus être dupe de l’homme. Celui qu’on ne tient pas au collet par l’avarice ou par la peur, l’orgueil, la crédulité en rendent maître. Le seul effort exigé était d’avoir conscience des circonstances offertes ; et l’impatience d’être autre les faisait tous pareils aux ivrognes de Cana.

Dès l’instant qu’ils venaient vers lui, ils acceptaient de croire à la possibilité de la guérison ; déjà, ils étaient guéris. Tous ces êtres contractés dans l’attente de la douleur à venir, jambe pesante, yeux morts, une parole habile les délivrait. Et, d’un seul coup, leur esprit basculait du versant de la peur au versant de l’espoir. Ils espéraient de voir, si la peur avait été de nuit — ou de parler si, jusqu’alors, la peur avait été de silence. Celui qui, depuis des mois, n’osait se lever, dans la crainte de n’être plus soutenu par ses jambes, avec l’appui de ce regard et de cette main, se tenait debout et rayonnait.

Pitoyable ! C’était à cela qu’ils s’attachaient. Non pas à la recherche du bonheur, non pas à la compréhension des lois ; mais à ce bouleversement soudain, cette libération rien que charnelle. Bien loin de chercher à connaître les lois, ils n’étaient avides que de les détruire. Ils n’imaginaient Dieu, leur Dieu, que sous les traits d’un charlatan.

Mais de quel droit les eût-il condamnés ? Certes, il savait de quelle pauvre valeur étaient tous ses pouvoirs, auprès de son propre accomplissement. Sa main ne portait aucun signe de gloire ; mais ceux de l’équilibre et de la raison. Pourtant, à d’autres heures, déchiré de solitude, il n’avait de réconfort qu’en ce pouvoir même. Et, vraiment, en ces heures, la technique du guérisseur faisait partie, profondément, de lui : elle lui semblait l’armature solide dans les limites de laquelle il lui était permis de s’abandonner à n’importe quelle évolution.

Il fallait bien, alors, que le jour vînt de choisir entre l’admiration du peuple et l’estime de quelques-uns. Le dilemme qu’autrefois avait posé la famille, les amis l’exposaient à leur tour. Serait-il devenu le préféré, ce jeune Nathanaël à la bouche si fraîche ? Peut-être l’était-il déjà. Il possédait toute l’innocence nécessaire pour nommer « imposture » le plus utile des dons.

— Maître, disait-il, pourquoi faites-vous ces choses ? Pouvez-vous croire qu’elles servent la vraie gloire ?

Non, Jésus ne le croyait pas, et il ne voulait pas mentir, fût-ce pour se garder un ami. Bienheureux ceux à qui paraissent suffisantes les seules vertus de l’intégrité personnelle ! L’Adieu a été long entre le Maître et le disciple. Dans la minute qu’il dura, soixante fois un mot pouvait tout sauver. Pas même : la pression d’un doigt, pendant la dernière étreinte. Ah ! Personne jamais n’est tout à fait perdu ! Plus tard, quand le magicien ne sera plus et que son enseignement lui survivra, nul doute que Nathanaël s’en revienne parmi la foule des persécutés — des suppliciés en son nom. Et il dira : « J’étais des cinq premiers élus. »

Ce fut dominé par cette pensée qu’un jour, et de nouveau, Jésus laissa se préciser en lui le désir de retourner à Nazareth — la tentation d’imposer aux amis d’enfance, aux camarades d’école, l’irréfutable preuve de sa puissance.

Il partit une nuit, seul, n’ayant pu se résoudre à se faire accompagner de ses disciples. De Tibériade à Nazareth la route n’est pas si longue. Lorsqu’il quitta les bords du lac, pourtant, il se sentait maître de lui : sa vie était en lui, entière, pareille à un fil imbrisable de son enfance à ce jour. Et, de son enfance à ce jour, un seul souvenir habitait sa pensée, recueillait en soi tout le reste : son vieux désir de les voir, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes de Nazareth, prosternés à ses pieds et le glorifiant — glorifiant son vrai père à travers lui. Dans cette ville-là, pas ailleurs.

Elle lui apparut enfin, si blanche, si reposée, entre ses collines ondoyantes ! Et, de nouveau, c’était un jour de Sabbat. Il ne s’arrêta ni au puits, ni à l’entrée du bourg ; ni à la ruelle étroite qu’il avait, enfant, tant de fois parcourue. Il marcha droit sur la double porte ouverte ; et, lorsqu’il entra, toutes les têtes se tournèrent vers lui. On finissait la prière. Il parla.

Il parla très longtemps. Il avait peur, à chaque mot, du suivant. Mais il ne pouvait, non plus, se taire. Parfois, craignant de ne pouvoir poursuivre, il s’aidait d’une parabole, d’un sermon déjà éprouvé. Sur le point de s’arrêter, il pensait à cette chose belle qu’il avait tue. Et cela encore devait être dit…

Jusqu’à l’écœurement.

Quand il sortit de la Synagogue, une vieille lui demanda de la guérir, et il lui imposa les mains. Mais elle n’était pas vraiment malade. Personne, à Nazareth, ne la croyait malade. Alors, il se fit conduire vers un vieillard contraint de garder le lit depuis des mois.

Autour de lui, derrière, ses amis d’enfance attendaient. Une des épreuves les plus faciles qu’il pût espérer : le regard du vieux gardait toute sa vigueur. Il n’y avait qu’à lui prendre les mains, lui communiquer d’un serrement de main la confiance et l’assise. Mais ce savoir n’était plus que stérile en lui : il n’habitait ni sa poitrine, ni ses mains.

« Lève-toi et marche ! »

Comme ils ricanent, les trop connus ! Le vieux le regarde narquoisement. Il ne veut pas guérir : rien que se moquer. Ils ne veulent que se moquer, tous — et non pas être conquis. Mais par quoi le seraient-ils ? Par ce jeune homme mince, aux épaules tombantes, dont les doigts tremblent, dont ils connaissaient la famille, et dont le regard fuit leurs prunelles superficielles ?

Le vieux dit :

« Tu vois bien que je ne puis pas me lever. »

Et, en effet, il le voit. Mais c’était d’une autre chose qu’il s’agissait. Il ne se révolte pas. Il pressentait cet échec. Il le savait. Il l’a voulu, contre le temps et toutes ses lois. Il est juste qu’il paie.

Ils ne le chassent pas. Ils attendent qu’il parte. Est-ce qu’il aura compris ? Est-ce qu’il osera revenir vers eux, chez eux, faire la preuve de son imposture ?

Non. Cette fois, c’est définitivement qu’il va quitter la ville de l’enfance. Il fuit lentement, d’abord. Puis d’un pas plus rapide, comme s’il s’imaginait être poursuivi. Il accepterait d’être foulé aux pieds. Mais ils s’écartent et rient. Seul, il gravit la colline, regardant sous ses pieds le vide, avec la tentation fugitive de s’y jeter. Un pas encore, et il se sera créé la légende consolante qu’il fallait que l’humiliation arrive.

Ce même jour, une femme trop belle ou trop lascive réclamait à Hérode la tête de Jean-Baptiste, et l’obtenait, sur un plat d’argent.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

CHAPITRE VIII

 

de soi : la joie

 

X

LA MARCHE SUR LES EAUX

 

Les disciples l’admiraient d’oser répondre avec tant de fermeté aux docteurs de la Loi. Il les plaignait de l’admirer pour si peu. Le plus dur n’était pas le combat ; c’était cette foule qui l’oppressait, ces mains tendues, ces manteaux jetés sous ses pas — pour l’apitoyer ou, qui sait, pour le faire trébucher, peut-être ? Tous des malades.

La mort de Jean-Baptiste, les premiers jours, lui était apparue comme une libération. Mais, déjà, pour certains — entre autres pour ces princes stupides de la famille d’Hérode — il était le prophète ressuscité : leur imagination n’allait pas au-delà de l’effort de renouveler le passé, indéfiniment. Pour lui-même, l’avenir, qu’était-ce, sinon son passé réussi ?

Il eût fallu, cette foule, la prendre contre soi : leur embrasser les mains ou le visage, et les bercer. Il eût fallu avoir, pour les contenir tous, l’ampleur du ciel. Le ciel n’avait pas peur de la multitude. Sur tous, il répandait une même lumière bleue et vive qui rendait l’ombre, ensuite, si douce. Mais, justement, c’était de la douceur de l’ombre que Jésus était jaloux. Il rêvait beaucoup moins de les contenir — vieille ambition des Rois — que de les pénétrer.

C’était l’instant où quelqu’un, de ses préférés, lui demandait ce qu’ils allaient manger le soir. Crainte d’avoir faim ? Non, pas même : habitude. A tout moment, entre eux et son désir, il rencontrait cette carapace recuite cent fois par les jours. Cependant, des ailes noires tournaient au dessus d’eux avec des croassements et, là-bas, au bout de la route descendante qui sortait de la ville, ils voyaient, mêlés aux rangs de blé de la seconde récolte, de hautes fleurs blanches piquées dans les champs comme une broderie sur une toile. Qu’ils étaient donc durs et fermés !

« Pourquoi t’occupes-tu, Jacques, de l’heure qui n’est pas encore là ? Vois les corbeaux et vois les lys. Ils ne travaillent ni ne filent. Pourtant, ils vivent et ne manquent de rien. Que crains-tu donc ? »

Judas hochait la tête. Il disait à Simon :

« Le Maître est insensé. »

Et Simon ne disait rien. Et son silence blessait Jésus bien davantage que la raillerie. Alors, il caressait les cheveux d’une femme qui se prosternait sur son chemin. Et il gardait sur la nuque de cette femme, sachant que le contact la soulagerait, quel que fût le mal dont elle souffrît. Et il avait pitié, toujours pitié de ceux qui pensent à manger le soir, non à guérir.

Au bout du chemin ou du lac, au pied de la colline, la multitude. Partout où s’élevait une roche, la foule était là. Pourquoi venaient-ils vers lui ? S’il ne se posait la question, elle hantait les siens.

« Pourquoi viennent-ils ? » se demandait Judas. Et Simon se le demandait, et Jean. Celui6là était le seul, sans doute, à répondre :

« Parce qu’ils l’aiment. »

Et, ce disant, il identifiait son rêve à celui de la foule. De même que Judas, pensant :

« Ils ont besoin d’un libérateur et d’un chef. »

Simon attendait.

Mais, parmi tous ces doutes et toutes ces questions, quoi qu’il ait dit, quoi qu’il ait fait, la préoccupation de la nourriture avait continué de se développer en eux. Au milieu de son discours, un des apôtres se penchait vers lui :

« Ils ont faim, Maître. »

Cela voulait dire, aussi bien :

« Donne-nous à manger. »

Il se taisait. Il regardait le peuple couché dans l’herbe, assis tout au long de la pente adoucie. Les vivres étaient tenus jalousement par la main refermée, ou cachés sous la robe et le manteau. Parfois, secrètement, quelqu’un portait un morceau de pain à sa bouche.

Le même qui avait parlé s’inquiétait encore :

« Le soir tombe. Il faut renvoyer le peuple, afin que, se répandant dans les villages d’alentour, ils y trouvent l’abri et la nourriture, car nous sommes ici dans un lieu désert. »

« Donnez-leur, vous-mêmes, à manger. »

Mais il fallait toujours expliquer longuement les choses.

« Faites-les asseoir par groupes de cinquante. »

Pendant que la foule obéissait, un petit garçon se leva et donna aux apôtres tout ce qu’il avait apporté : cinq poissons et deux pains. Et Jésus les rompit, et il demanda qu’ils fussent distribués. Ainsi, le cœur tressaille sous l’émulation de l’exemple. Les plus riches donnent à ceux qui sont pauvres. Un instant, dans l’éternité des jours habituels, quelques hommes et quelques femmes réunis ressentent que ce qu’ils possèdent n’est rien. La parole n’y eût pas suffi ; le geste, en un autre temps, aurait été dérisoire. Mais la parole et le geste ont bouleversé les consciences, mis en haut ce qui était en bas, rendu à ce qui n’est qu’humain son incomparable attrait.

On ramassa des corbeilles de miettes, pour les donner à ceux qui étaient pauvres ailleurs.

« Celui-là », dit Judas « est vraiment un chef. »

Le dernier, Jésus descendit. La foule s’écoulait dans le lointain. Par groupes de dix ou de vingt, ils retournaient à Capharnaüm par le chemin le plus long, en contournant le lac. Ils ne seraient pas chez eux avant le milieu de la nuit. Et Jésus était heureux de cette promenade nocturne qui allait leur permettre de méditer l’exemple, s’ils l’avaient seulement retenu. Lui, il descendait très lentement. Et, entre le peuple et lui, il voyait ses disciples qui, surpris de sa lenteur, s’étaient arrêtés pour l’attendre. Bientôt, Pierre n’y tint plus et, remontant vers lui, il l’interpella :

« Maître, venez avec nous, dans ma barque. »

Jésus le chassa du geste :

« Ne vous inquiétez pas de moi. »

Il s’assit sur une pierre blanche et il se retourna vers le sommet ; derrière lui, le soleil achevait de mourir. A ses pieds, le crépuscule couvrait toutes choses. Les oliviers du lac étaient bleus, et le lac lui-même tranquille comme une ardoise transparente sur quoi les petites vagues eussent inscrit des chiffres mystérieux. Tout était merveilleusement calme, jusqu’aux toits d’or de Capharnaüm, de l’autre côté de l’eau. A quoi bon parler de la faim à qui n’a jamais eu faim, de l’amour à qui n’a connu l’amour, du Royaume à qui n’est jamais entré dans le Royaume ? Les mots ne sont que des aide-mémoire. Mais à quoi sert une mémoire à ceux qui n’ont pas de souvenirs ?

Non ! Ce qu’ils voulaient, ce n’était pas des paroles, mais des choses qui frappent d’étonnement. Comme des enfants qui veulent des bonbons et à qui l’on explique qu’il ne faut pas trop en manger mais qui continuent d’en vouloir. Des choses prodigieuses. Comme des gens qui s’émerveillent d’une fumée et ne pensent pas au tas de bois sous la cendre, qui s’émerveillent d’un reflet sur l’eau et ne pensent pas aux lieues sous-marines sans lueur. Qu’il était difficile de leur apprendre à vivre profondément !

Il se leva, il était las. Mais, en descendant la pente, il fut délivré de sa fatigue. Les petits cailloux sous ses pieds n’entravaient pas sa marche : ils semblaient, en roulant, le faire rouler sur eux et le porter. Il fut si rapidement au bas de la colline que la barque qui emportait Pierre n’était pas éloignée de plus de vingt pas. Mais le crépuscule était partout maintenant, de sorte qu’il ne distinguait que vaguement  les rameurs. Une forme — Simon, peut-être — debout à l’arrière, était tournée vers lui. Il continuait de marcher vers cette présence fraternelle. Et, soudain, il ne sentit plus la terre sous ses pieds mais le sable humide et les premières vaguelettes qui se glissaient sous eux comme des lames de bois mouvantes. Il allait de plus en plus vite, sautant d’une vague à l’autre, vite et pourtant sans hâte, sans penser que cela était défendu. Il se rappelait l’enfant Jésus jouant ainsi dans le fleuve, jadis, prenant soin à ne toucher le fond que du bout des pieds : c’était au bord du Jourdain, en un endroit où l’eau n’avait pas de profondeur. Mais le temps des précautions s’abolissait. Et l’enfant, autrefois, était moins agile que lui, maintenant. Deux doigts de sa robe n’étaient pas mouillés, quand il vit qu’il était tout près de la barque et, même, qu’il l’avait un peu dépassée. Jacques, Jean et Pierre s’étaient dressés, émerveillés et terrifiés par le prodige. Et il pensa, seulement alors, qu’il leur avait donné ce qu’ils attendaient de lui.

« Maître », criait Pierre, « faites que j’aille avec vous ! »

« Viens », dit-il.

Et Simon descendit de la barque, mais il avait si peur qu’il s’enfonça tout de suite en criant, ployant les genoux et le corps, ainsi qu’un homme qui se noie par crainte de se noyer. Jésus lui prit la main. Les deux autres, du bateau, tendaient vers eux des bras éperdus. Jésus laissa Pierre y monter le premier, puis il l’y suivit. Il y avait une grande paix dans son cœur, à cause de leur foi.

Longtemps, il hésita avant de leur dire la chose en cette synagogue de Capharnaüm, plus semblable à un temple grec qu’à un sanctuaire du Très-Haut. C’était le lendemain du jour de la Multiplication des Pains et de la Marche sur les Eaux. Respectueuse, la foule attendait. Au milieu de son silence, il percevait les chuchotements :

« Comment était-il dans la barque, sans y être monté ? Il nous a rassasiés avec deux pains et un poisson. Il est venu nous délivrer du mal. »

Son regard accrocha deux Pharisiens debout près de lui et, dans leurs yeux, il n’y avait aucune haine, mais une troublante curiosité.

« Je suis venu », commença-t-il, « vous apporter le pain de vie. »

Il attendit un peu de temps encore. Il voyait bien qu’ils n’étaient pas prêts à l’entendrez, qu’ils n’espéraient pas de lui un Evangile qui fût à la mesure de leur imperfection, qu’ils voulaient des légendes et des fables. Mais il ne pouvait attendre. Et sans doute ne retrouverait-il jamais une si fervente attention.

« Vous adorez Moïse parce que Moïse a donné à vos pères la manne dans le désert. Mais la manne ne venait pas de Moïse. Elle venait du ciel. Et, maintenant, je ne vous dirai pas que je vous ai apporté le pain du ciel, parce que ce n’est pas vrai et que je ne détiens pas ce pain. Ce que je vous apporte, c’est moi-même. Et ma chair, qui est la chair du fils de l’homme, est une nourriture, et mon sang est un breuvage. Je me suis donné à vous tout entier, chair et sang. Je vous ai fait le don de ma personne. »

« Que dit-il ? » murmuraient les voix. « Qu’il nous donne sa chair à manger ? »

« Je vous donne tout ce qui en moi n’est ni la Loi, ni l’Habitude. Mon élan le plus charnel, je vous le donne. Et nul, s’il ne mange de ce pain d’homme, s’il ne boit de ce sang, n’aura la Vie. »

Il y eut des rires. Quelques-uns s’en allèrent. Jésus les voyait sortir et son cœur se crispait d’angoisse. L’un des Pharisiens se pencha vers Judas et dit :

« Votre Maître, avertissez-le : il est indécent. »

Puis il se drapa dans son manteau et se fit un passage à travers le peuple.

« Qu’ils entendent », criait Jésus, « ceux qui ont des oreilles pour entendre ! Vous mangerez mon corps et vous boirez mon sang, car c’est seulement ainsi que je revivrai en vous. »

Puis il ferma les yeux. Il l’avait dit !

Lorsqu’enfin il les rouvrit, il n’y avait plus dans la synagogue que ses douze apôtres. Il descendit au milieu d’eux, et il leur demanda :

« Et vous, pourquoi ne vous en allez-vous pas ? »

Ils y avaient pensé. Puisqu’ils ne l’avaient pas fait, ils ne le feraient sans doute jamais plus.

« Où irions-nous, Maître ? » répondit Simon.

« Et qui parle comme vous ? »

Marie, de Magdala, pleurait dans l’ombre. Elle avait compris. Elle seule.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XI

DE TYR A SIDON

 

Et, de nouveau, Jésus eut besoin d’être solitaire. Comme à chaque fois qu’il avait beaucoup parlé, il eut besoin de reformer en lui des paroles claires, parce que l’homme n’est pas un moulin à prières et qu’il lui faut, avant de s’abandonner aux mots, mettre sa chair et son âme en accord. Il avait, aussi, un grand désir de voir la mer. Non pas l’eau bleue et calme, tout de suite bornée, d’un lac — mais l’immense étendue, sans limite pour l’œil et sans une tache si loin porte le regard, le ciel sur la terre.

De même qu’il avait envoyé ses compagnons, il partit seul. Le lever du soleil le trouva entre les collines qui, du nord du lac à la mer, forment un chemin presque rectiligne, Cadès loin derrière lui. Trente kilomètres au plus : cinq heures de marche. Pour midi, il était aux portes de Tyr. Mais il n’y entra pas. Il affectionnait de chaque ville, ses faubourgs. Et, là encore, ce fut par les ruelles sales, comme écrasées sous la masse proche des Palais, qu’il atteignit le port.

La ville insulaire, bâtie par les Phéniciens qui avaient échappé à la captivité de Babylone, étroite et haute, s’élevait au bout de sa longue digue brillante comme des lances et des boucliers de sentinelles impavides. Mais Jésus ne voyait pas — ne voulait pas voir cette magnificence ; non plus qu’après tant d’occupants Assyriens ou Grecs, la présence importune des éternels soldats guêtrés d’argent. Avidement, presque agenouillé (le môle bariolé tombait à pic dans la mer), il regardait les eaux ouvertes et refermées sur un petit rocher noir au dessous de lui. Et les eaux exerçaient sur lui leur fascination habituelle.

Voiles basses, lentement, une longue galère concave vint rencontrer la pierre. Une rame sauta de l’eau sur la digue à quelques pouces de lui. Une voix courroucée l’avertit trop tard. Des hommes pesants, dont la joie avait quelque chose d’offensant pour la paix des eaux, le bousculèrent et rirent de le voir perdre l’équilibre. Relevé, il s’éloigna. La ville méprisée se reformait autour de lui, l’emprisonnant à la fois de ses murs et de la fébrilité des jeunes hommes, de l’avide perplexité des femmes, de la rumeur encombrante des marchands. La ville tendait vers lui des bras aux muscles innombrables, pour l’arrêter. Et les clameurs des hommes aux fouets qui, dans le port, surveillaient un déchargement de sacs longtemps le poursuivirent dans les quartiers silencieux du faubourg.

Dès la première ruelle, il fut chez lui. (Car ce n’était point par devoir, mais par une exigence secrète qu’il recherchait la compagnie des pauvres gens.) Les odeurs du poisson fumé et de l’huile d’aloès s’y mêlaient, écœurantes, tenaces comme celle de la sueur de femme. Un garçon brun surgit, qui l’appela par son nom :

« C’est Jésus, le guérisseur, le rédempteur, le sauveur d’hommes ! »

Sur les seuils apparurent des visages amaigris, dont les yeux, avides d’espoir, le suivaient.

« Jésus, le sauveur d’hommes ! »

Après le supplice de l’indifférence, celui de la ferveur ! Mais, au moins, celui-là il pouvait le supporter. Il marchait, la tête droite, attentif à cette force dont un cri de croyance, toujours, l’emplissait — qui coulait de sa poitrine comme du flacon penché le vin fort.

Il n’y avait rien d’autre à faire que de laisser l’énergie limpide s’écouler du flacon penché. De la poitrine à l’épaule. De l’épaule aux bouts des doigts. Il étendait le bras, prêt à le poser, les yeux fermés, sur le premier ou la première qui l’implorerait de guérir. Soudain, il s’arrêta. Se jetant au devant de lui, si vite qu’il ne vit d’elle que cette forme agenouillée, une femme lui criait :

« Si c’est toi Jésus, sauve ma fille ! »

Il recula d’un pas. Quelque chose, dans les gestes égarés de la Phénicienne et dans sa voix criarde, suscitait le dégoût plus que la pitié. Enorme, des mèches grises barrant ses joues, la bouche horrible, elle avait une des chevilles de l’homme dans ses mains et, trop lourde pour se mouvoir, elle semblait s’être liée à lui pour l’éternité.

« Ma fille est folle, Jésus ; elle danse toute la nuit sur place et me frappe, moi, sa maman, quand j’approche d’elle. Elle crie des mots que je n’ai jamais dits, non, que je n’ai jamais osé dire. Elle est possédée du démon, qu’ils disent. Mais je sais bien, moi, qu’il n’y a pas de démon. Guéris-la. »

Ce n’était pas la première fois qu’il retrouvait les paroles essentielles chez ceux-là, précisément, à qui elles ne pouvaient servir : il n’y a pas de démon. Chez les esclaves de toutes les races, les hors-la-loi de l’humanité. Son dégoût était sans limite.

« Laisse d’abord les enfants se rassasier », dit-il. « Il n’est pas bon de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens. »

Disant cela, il était las, parce qu’il n’aurait pas voulu l’humilier. Mais il ne pouvait rien pour elle. Il espérait aussi, un peu, qu’elle ne comprendrait pas. Mais n’était-ce pas, toujours, ces êtres-là qui le comprenaient le mieux ? La femme dressa son visage hirsute et ses yeux contenaient chacun une larme qui ne coulerait pas.

« Oui, Maître, oui Maître ! Mais les petits chiens mangent sous la table les miettes des enfants. »

Et, à son tour, il sentit ses yeux pleins de larmes. Elle voulait bien être abaissée au rang des bêtes, pourvu que sa fille guérît. Elle aussi était digne d’être exaucée, elle surtout. Alors qu’il pensait cela, il sut que la force l’avait quitté. C’était parce que la force l’avait quitté que la femme avait pu dire cette parole. Il se pencha et l’aida, montagne de chair, à se relever.

« Allez. A cause de ce que vous avez dit, votre fille n’est plus folle. »

Il l’imaginait, cette jeune fille qu’il ne connaîtrait jamais, enfin détendue, assoupie sur sa couche. Peut-être allait-elle sourire à sa mère en se réveillant.

La quête de son père le menait vers le Nord, tout au long de cette mer Phénicienne sur laquelle n’avait pas résonné encore l’avertissement : « Le Dieu Pan est mort ! » Aux portes de Byblos, un torrent déversait son éblouissante cataracte. En cette époque de l’année, le sang de l’immortel Adonis teintait de rouge les eaux du fleuve. Sur les terrasses naturelles du mont, des mains pieuses avaient préparé les jardins de l’Agneau Grec. En un fouillis léger s’élevaient les herbes éphémères (le fenouil, l’orge, le blé et la laitue), plantées sans racines dans des vases de terre pour symboliser la courte destinée de l’amant de Vénus. En son honneur, des jeunes filles, vêtues de blanc et les seins nus, dansaient des rondes.

Perdu parmi une assistance nombreuse, Jésus vit cela. Mieux que tout autre, il était sensible à la particulière beauté de l’adolescent couché au milieu des fleurs. Non qu’il admît cette glorieuse exhibition de joie : il concevait mal que l’amour pût être à ce point dénué de mystère. Trop heureux, ces gens d’une autre race et d’une autre religion n’étaient pas dignes de pénétrer la destinée tragique de l’homme.

Pourtant, lorsque, à la fin des danses, les jeunes filles jetèrent des fleurs et des présents dans le gouffre d’Adonis pour perpétuer le souvenir de la mort du Dieu et que, s’étant penché lui-même, il vit les écumeuses chutes sanglantes charrier les fleurs et les fruits, il pressentit de quelle étrange beauté se pare un mythe solaire et quel drame plus étrange encore peut engendrer la Joie qui avoue son nom. En cet instant, il remarqua, juste devant lui, un homme dont l’attention et le maintien avaient quelque chose de royal. Seuls ses cheveux, blancs comme l’aile de la tourterelle, accusaient son âge. Les muscles qui saillaient sous le manteau court, la bouche friande et les yeux clairs prolongeaient jusqu’en sa première vieillesse tout le charme de l’adolescence. Il sentit sur sa nuque le regard de Jésus et se retourna vers lui : son nez droit n’était pas d’un Juif. Il le regardait avec bienveillance, prêt à répondre si Jésus, le premier, lui adressait la parole. Pourtant, Jésus demeura silencieux. Et, presque tout de suite, il s’éloigna, se perdit dans la foule. Il ne voulait pas savoir. Il venait de penser que son père pouvait être n’importe qui, quelqu’un de plus ridicule et de plus borné que Joseph. L’hypothèse qu’il fût cet homme était plus belle que toutes les vérités. Surtout, il venait de découvrir qu’insensiblement il s’était évadé du brûlant souci de son enfance. Son père à lui, maintenant, était au ciel. C’était sa force qui l’emplissait.

A cause de cela, et à cause des robes des jeunes filles, il séjourna peu en ces lieux. Lorsqu’il les eut quittés, comme il s’en revenait vers les siens, son étonnement fit place à une paix plus grande et plus pure que toutes celles qu’il avait conquises jusqu’alors. Une paix imméritée. Et qui, en même temps, était faite comme un besoin de remercier, de demander pour l’avenir aide et protection. Plus curieusement encore, ce besoin ne l’humiliait pas, mais l’exaltait comme l’aurait pu faire son propre dédoublement. Et les mots naissaient tout armés de lui : « Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit glorifié, que votre Royaume arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-moi aujourd’hui mon pain de chaque jour, pardonnez-moi mes offenses, comme je les pardonne à ceux qui m’ont offensé et délivrez-moi du mal. Mais, surtout, ne me laissez pas retomber en tentation. Qu’il en soit ainsi ! » Non, l’ascétisme n’était pas le seul moyen d’atteindre au Royaume. Mais, au plus profond de ses symboles, nulle race, pour y atteindre, n’avait trouvé une autre voie que celle du sacrifice.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

XII

LE TRANSFIGURE

Il lui avait fallu ce voyage et cette évidence pour se décider au plus terrible aveu. De même, il était nécessaire, avant qu’il pût atteindre au sommet du scandale, qu’il les entrainât — eux, les douze — au plus loin vers le Nord, afin que le chef fût à sa place. Et, en effet, ce fut aux portes de Césarée-de-Philippe, demeure des Rois, qu’il leur posa la question longuement retenue :

« Et vous, que dites-vous que je suis ? »

Par ces mots, il renouait, sans transition, avec le scandale de la Synagogue de Capharnaüm. Mais c’était pour l’agrandir, l’approfondir et le rendre, à ses propres yeux, impardonnable. Ils étaient loin de le prévoir. Ils méditaient sur la question, cherchaient honnêtement à y répondre. La foule disait qu’il était tel ou tel prophète ressuscité ; pour eux, il n’était que lui-même. Simon-Pierre trouva le mot :

« Vous êtes Celui qui devait venir. »

Et il regardait le Maître pour recevoir de lui un sourire en récompense, parce qu’il prouvait, par ce mot, que, malgré tout, il n’avait jamais douté. Mais le Maître était triste, de cette mortelle tristesse qui le poignait à chaque fois qu’il se retrouvait au milieu d’eux.

« Celui d’entre vous qui aura honte de moi, mon père, qui est dans le ciel, à son tour, aura honte de lui et ne le recevra pas. »

« Pourquoi parle-t-il de honte ? » pensa Simon, et il eut froid. Les apôtres, gênés, détournaient la tête, comme si le Maître eût été pris devant eux d’un vomissement ou se fût complu en une exposition impure.

« Pourquoi aurions-nous honte ? » demanda Judas. Et son regard insultait.

« Je ne tiendrai pas longtemps cette gageure ! » Telle est l’angoisse permanente. « Je leur ai dit tout ce que j’avais à leur dire, sauf l’essentiel — et cela, je n’aurai pas le courage de le dévoiler, ou bien je ne le pourrai pas. Le châtiment sera terrible ! » Il eût voulu leur dire : « Je vous ai fait le don de ma personne ». Mais la phrase, déjà, avait été dite. Et son dessein, maintenant, était plus haut. Ce n’était pas à cette poignée d’hommes qu’il s’était donné, mais à l’homme. Il eût voulu leur dire : « Amour », et qu’ils comprissent. Mais il le leur avait dit cent fois, et la parabole du Bon Berger, et celle de la Drachme Perdue, et ils n’avaient pas compris. Le regard de Judas était dur. « Pour celui-là, surtout, je serai le scandale. Car celui-là, surtout, ne comprendra jamais la nécessité de la honte. »

« Des hommes », dit-il, « se serviront de mes paroles contre moi. Et ils croiront me servir. »

« Comment cela serait-il possible ? » demanda quelqu’un.

« Comment est-il possible qu’au nom de la Vie des hommes soient tués et d’autres emprisonnés parce qu’ils ont voulu être libres ? Ils donnent aux choses les noms qu’ils veulent, des noms qui ne sont pas les leurs, auxquels elles ne peuvent obéir. Mais ils proclament qu’elles les trahissent lorsqu’ils n’en sont pas obéis ! »

Et, comme il parlait ainsi, il sut ce qui l’attendait, ce dont il avait eu peur, sans pouvoir définir la crainte, depuis son adolescence. Il se rappela. A douze ans, il avait, sur une route, croisé trois hommes que d’autres hommes menaient devant eux à coups de fouets. Il les avait suivis, de loin. Il avait vu dresser les bois sur le Thabor, à l’ombre de la citadelle romaine, et les prisonniers, dévêtus, accrochés par les mains à ces tristes colonnes.

« Ils me mettront en croix », dit-il.

Et un grand apaisement se fit en lui. Il n’y avait rien en dessous de cela.

A Césarée-de-Philippe même commençait la pente de l’Hermon. Sur cinq milles, la montagne dressait son arête fine, aigüe, si haute en sommet que, par les beaux matins sans brume, jadis, Jésus l’apercevait de Nazareth. Sur la gauche des voyageurs, le Fleuve, aminci et, par endroits, torrentiel, s’élevait étrangement, pareil à l’écharpe d’Isis. Moins élevé que l’Olympe, le premier-né des monts d’Israël était aussi imposant dans le crépuscule que la montagne des Dieux grecs : près de trois mille mètres, six heures de marche. D’un village égaré dans les roches, une lueur jaune et vacillante reflétait l’éclat exact de l’Etoile Polaire ! Comme ils montaient, la torpeur de l’après-midi céda à la fraîcheur d’une nuit sans nuage ; et, parce que, délivrés de la brûlure solaire, leurs yeux s’ouvraient tout grands, il leur semblait que la nuit était plus transparente et plus claire que le jour. Ils voyaient loin devant eux. Et les bêtes, cachées jusqu’alors sous les pierres, scolopendres, serpents, rayaient devant eux le chemin d’ombres violettes, étroites et rapides comme des mouvements sur un visage qui veut sourire et n’ose.

Ce même violet, mais en des bandes plus larges et plus durables, s’installait dans le ciel, nimbant le crâne chauve du mont d’une auréole majestueuse. Les deux frères, ni Simon, ne demandaient au Maître pourquoi il les avait amenés en ce lieu. Peut-être ne sentaient-ils que le poids de ses absences renouvelées, étaient-ils heureux, simplement, de se retrouver avec lui. Jacques et Simon marchaient devant, moins sensibles que Jean à la douceur du soir, ou bien ayant, plus que lui, gardé la mémoire des étranges paroles de Césarée. Mais, souvent, ils devaient s’arrêter pour attendre leurs compagnons. Ils voyaient Jean poser sa main fine, sa main de femme, sur le bras du Maître — et ils l’entendaient dire :

« Regarde, regarde. Est-ce beau ? »

Et Jésus regardait, souriant au plaisir du jeune homme plus qu’à la beauté de l’arbre ou du torrent. Lui seul savait qu’il montait vers la joie, vers la plus personnelle des gloires. Depuis des jours et des jours, tous, ils l’imploraient de faire son choix parmi eux, de créer des ordres et des intendances. Et voilà : son choix avait été fait, non sans peine parce qu’il avait dû en proscrire Judas. Mais Simon était là, le fort — et Jean, l’aimant. Jacques aussi, peut-être seulement parce qu’il était le frère de Jean, peut-être pour que le plus simple des hommes assistât au couronnement du nouvel Agneau. Il allait oublier, le temps d’une nuit, la défiguration et la méprise ; oublier la désertion de ceux-là qui avaient été avec lui au début : André, Nathanaël, et dont il ne prononcerait jamais plus les noms. Il paraissait ignorer la fatigue : ce fut Jacques qui proposa de prendre un peu de repos. Et, soudain, ils furent si las, tous, sitôt assis, que leurs paupières se baissaient malgré eux et qu’ils cherchaient, de la main, un appui sur le sol.

Jésus rêve qu’il va commettre une mauvaise action. Il faudrait avoir la courage de s’imposer à eux par la vertu. Et, par l’amour, de les pénétrer, de les lier à jamais à soi. Mais il n’est si sûr, précisément, de la nécessité de se les attacher jusqu’à la mort. Le chemin emprunté n’exige que d’être seul. La première faute serait de ne pas l’accepter, de ne plus pouvoir tenir sans un regard d’encouragement, d’admiration, de sympathie. Toutes les autres devront suivre, et celle-là, qu’il prémédite, de faire servir son art à les séduire : non pas Judas, le clairvoyant, non pas Thomas, l’incrédule — mais ces trois que l’amour, le respect et la foi rendent, d’avance, séduits par toutes les feintes et s’il le faut, plus tard, prêts à tous les pardons. Il a, voilà six jours, prononcé les paroles qui éloignent ; et, depuis six jours, il a eu le temps d’en souffrir. Comment pourrait-il durer encore si, à ces trois du moins, il ne faisait pas entendre les paroles qui retiennent ?

Le rêve était tombé sur eux avant le sommeil. Endormis, ils poursuivaient le songe qu’ils vivaient depuis que Jésus était revenu parmi eux. Et le rêve de Pierre était celui-ci : deux hommes, très vieux et très grands, marchaient des deux côtés de lui. Et leur pas était si mesuré, bien que rapide, qu’il n’avait aucun effort à faire pour se maintenir à leur hauteur et qu’il était comme porté par eux. Et il savait que ces deux hommes se nommaient Elie et Moïse. Mais ces noms redoutés ne l’épouvantaient pas. Il avait plus de choses à leur apprendre qu’il n’en avait à recevoir d’eux.

Fut-ce à ce moment qu’il ouvrit les yeux ? Jean était éveillé ; appuyé sur ses avant-bras, il contemplait un point, droit devant lui. Il semblait contempler Simon. Simon tourna la tête et, d’abord, il fut aveuglé. La lune était au ras du mont, si proche qu’on eût dit que, descendue du ciel, elle cherchait à se poser sur ce même tertre où ils rêvaient encore. Elle répandait une lumière égale sur tout, les arbres et les roches — une lumière crue, d’une terrifiante pureté.

« O ! Maître, qu’il fait bon ici ! » dit l’apôtre. « Il faut dresser les tentes. Une pour Moïse, une pour Elie, une pour vous. »

Ils n’avaient point de tentes. Mais, au-delà des présences, le rêve s’était cristallisé, réalisé dans cette lumière blanche qui semblait émaner de Jésus, debout devant la lune. C’était lui Elie, et Moïse. Oui, les grands prophètes avaient parlé comme lui, marché comme lui sans souci du lendemain ni du repas du soir. Et, comme les siens, leurs discours n’avaient été intelligibles qu’après une longue absence, suivie d’une présence fraternelle.

Il disait qu’il ressusciterait d’entre les morts. Ne le savaient-ils pas, déjà ?

« Nous sommes bien ici, Seigneur. »

La clarté de la lune les saoulait de bien-être. Une voix, aussi lointaine et pénétrante que celle qui était sortie du possédé de Gérasa, mais douce et lente, prononçait des mots :

« Celui-ci est mon fils bien-aimé, e, qui j’ai mis mes complaisances. Ecoutez-le. »

Qu’il était jeune, le Maître, et souriant, et terrifiant, lui aussi, d’une inaccessible pureté ! L’espace de cet éclair, la croix et la résurrection ont pris un sens — un sens unique comme si, dans le royaume du Possible, les deux mots, depuis toujours, avaient été créés pour cet accouplement suprême. Et c’était cette jonction que d’aucuns nommaient : folie.

Mais, pour cette nuit-là, Simon n’alla pas plus loin dans la Vérité. Le ciel s’était obscurci, ou le rêve dissipé. Les yeux de l’homme-lumière ne le tenaient plus sous leur emprise. L’expression « bien-aimé » hantait seule sa mémoire. Et, tandis qu’ils redescendaient de la montagne, il se demandait la signification de : « ressuscité des morts ».

« Maître, dit Jean, nous avons vu un homme qui chassait les démons en votre nom, et nous l’en avons empêché, parce qu’il n’est pas des nôtres. »

C’était quelques jours plus tard, sur la route.

« Pourquoi l’en avoir empêché ? » demanda Jésus. « Celui qui n’est pas contre nous est avec nous. »

Il leur avait, toute la nuit, expliqué que la « comparaison » n’est d’aucune valeur pour qui veut sauver l’homme et, partant, d’abord le comprendre ; qu’il n’y a pas les grands et les petits, mais celui qui pénètre dans le Royaume, et celui qui n’y pénètre pas. Et voilà qu’ils allaient jalouser tous ceux qui comprendraient son message !

Dans la nuit, une petite forme apparut, qui venait vers eux. Un enfant qui rentrait chez lui, sans doute, d’un village voisin. Jésus l’arrêta au passage, puis il demanda qu’on approchât une torche de son visage ; les yeux noirs et brillants trouèrent le cercle jaune.

« Voilà la vérité », dit-il, « voilà ce qu’il faut préserver. Si ton œil, Jean, est un objet de scandale pour toi, arrache-le. Car il vaut mieux atteindre à la paix de son âme, étant borgne, que se consumer avec ses deux yeux. Celui qui serait pour cet enfant une occasion de chute, mieux vaudrait qu’on le jetât dans la mer. Car malheur à celui par qui le scandale arrive ! »

L’enfant, qu’il tenait toujours, voulait s’échapper.

« Je te scandalise moi-même, petit ? » demanda-t-il. Et il le lâcha.

« Eteignez les torches », dit-il encore.

Il se remit en marche, Jean près de lui. L’enfant était loin lorsqu’il murmura, las, en s’appuyant sur le bras de l’ami :

« Mais il faut que le scandale arrive. Car tout homme doit être salé par le feu comme tout aliment par le sel. Et si le sel s’affadit, avec quoi lui donnera-t-on de la saveur ? »

Il ne voyait déjà plus le paysage de Galilée qui s’éclaircissait sous ses yeux. Il avait la nostalgie du Sud, du désert et des Pierres Rouges. Mais ce n’était plus Jean-Baptiste qui l’y appelait. Jean-Baptiste était mort. Et la Joie avait survécu à la tentation de l’ascétisme. Ce qu’il fallait, maintenant, c’était la promulguer, l’étendre. Le combat ne se présentait plus à lui sous l’aspect d’un tunnel étroit et sombre, mais sous l’image d’une flamme tremblante sur un visage d’enfant. Il allait gagner de droite et de gauche — comme le feu. Et ses coups ne consumeraient que lui-même.

Illustration Pierre-Jean Debenat

Illustration Pierre-Jean Debenat

 

 

 

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