Un Monde en Creux
Ou
Les mémoires de la fée
Inédit (1974)
I
Des bêtes vertes me regardent
imaginant un monde où je ne serai plus
imaginant mon œil sous leurs paupières
baissées parmi les éclairs de la nuit.
Des bêtes
aux pieds d’homme aux mains de fées
des bêtes enivrées qui s’effraient à tâtons
du ciel dans l’œil et du reflet
de leurs mufles dedans les mares.
Des bêtes rases
hallucinées des bêtes
heureuses de leur hideur.
Il y a des siècles de désordre
derrière moi
des ombres vont s’interrogeant sur la validité de l’homme.
L’homme prend ses doigts parmi des griffes
et ses cheveux parmi des algues
l’homme imite le chant atroce des corbeaux
et joue avec un doigt sur les marbres debout
l’homme rit et tout disparaît.
Il y a des siècles de désordre
des lacs de feu
où le corps des damnés incandescent se lève et crie
où transparaissent des lueurs
des lueurs d’yeux où n’entre pas l’amour
des lueurs d’eau salée.
II
Des bêtes rouges me regardent
du bord des balcons ouvragés
imaginant mes yeux changés en diamants
ornant la bouche d’une idole
imaginant mes pieds d’argent sur la forêt
comme une tour d’où l’on foudroierait l’ennemi.
Des bêtes lentes murmurantes
qui s’évadent en pleurs au milieu d’un repas de viande.
Des bêtes veules médusées
par le sourire des infantes
et piétinées par leurs propres désirs
comme des chiens rongés par la tuberculose.
Il y a des siècles de souffrance
derrière moi
des ombres vont s’interrogeant sur la délivrance de l’homme.
L’homme
de métal orne ses ongles
et ses cheveux de parfums animaux
l’homme apprend le langage indistinct des torrents
et bave dans les sources.
Il y a des siècles de souffrance
de cris jetés comme l’enfant envoie au ciel son cerf-volant
sans abandonner le bout de la corde
il y a des regrets de ne plus trouver de femme assez belle
pour valoir d’être torturée
des regrets de plaies béantes
saignant éternellement.
Et puis il y des soifs qui naissent
comme une source d’eau trop douce dans la mer.
III
Des bêtes bleues et déchirées
des bêtes
qu’on dit apprivoisées
se cognent entre elles avec des rires
imaginant le mot qui permet de s’unir
hors des combats féroces hors des rires.
Des bêtes apeurées par le son des fanfares
et le pas des guerriers.
Des bêtes ardentes mais sommeillantes dans leur ardeur
et qui aiguisent sans jamais dire pourquoi
des griffes dans leur cœur des ongles dans leur ventre.
Des bêtes qui bougent trop lentement
pour éviter les tremblements de terre.
Il y a des siècles de courages
derrière moi
des siècles de courage
crus perdus retrouvés au hasard des saisons
au hasard des maisons sur les routes du monde.
IV
Des bêtes sans couleur des prismes de lumière
se sont haussées sur la tête du monde
et me regardent
et cherchent dans mes yeux le reflet des nuages
et sur ma bouche l’amertume de leurs soifs.
Des bêtes riches en savoir des bêtes lentes
comme toutes les vieilles gens
des bêtes qui n’ont pas trouvé la plaie saignante
dont on jouit pour l’éternité.
Des bêtes vieilles en terreur
des bêtes jeunes en venin
qui sérieusement songent
au procès de la terre.
Il y a des siècles de négoce
derrière moi
d’étonnants labyrinthes
où se creusent des grottes
faites comme des plaintes.
Il y a des siècles de négoce
de passions de compensations
de marchandages.
Et les bêtes qui me regardent
des bêtes rouges bleues à prismes
des bêtes toutes interdites
de leur bêtise
regrettent doucement doucement doucement
doucement.
Mais il est trop tard car je nais.
Jean-Charles Pichon