L’Amérique est-elle la nouvelle Rome ?

En octobre 1997, Lauric Guillaud et Jean-Charles Pichon donnaient à Nantes une conférence-débat sur leur vision historique et ésotérique des Etats-Unis.  Pour l’occasion, Lauric Guillaud écrivit l’article suivant, publié en décembre 1997 dans la revue « Les Portes de Thélème ».

Illustration Pierre-Jean Debenat d'après une affiche américaine de 1917

Les Etats-Unis ne sont pas un pays comme les autres. On croit bien connaître son peuple et son histoire. Sa genèse est récente et le « régime de l’image » ne cesse de véhiculer les icônes de sa « gloire » passée et présente. Première puissance mondiale, il fascine les jeunes et poursuit tranquillement sa conquête « soft » du monde. D’où vient cette facilité?

Quel est le secret de cette puissance qui agace autant qu’elle ravit? Comment les Américains parviennent-ils à concilier autant de contradictions, de conflits, d’impostures, de cultures, de délires, de tragédies passées? Quelle croyance a été assez forte dans l’histoire pour générer une telle volonté de puissance, au-delà des épreuves et des guerres? Comment la montagne puritaine – la « Cité sur la Colline » – a-t-elle pu accoucher d’une souris du nom de Mickey, qui symbolise à la fois la force de la conquête et sa dérision même?

Ces questions nécessitent un retour en arrière que peut éclairer utilement l’œuvre du mythologue Jean-Charles Pichon. Grâce à sa stimulante méthode, consistant à replacer les évènements, les hommes et leurs créations dans le cadre général d’une histoire universelle soumise aux divers mythes successifs, on peut appliquer l’algèbre des mythes au modèle américain afin d’en sonder les apogées et les déclins, de comprendre l’affrontement des différentes croyances, d’évaluer l’impact des mouvements utopiques et l’importance de certaines sectes. C’est à la lumière de ces vagues répétées de croyances ou d’idéologies qu’on peut déchiffrer les mythes fondateurs des futurs Etats-Unis et analyser les soubresauts des trois derniers siècles. Comment passe-t-on de la théocratie puritaine au futur « Grand Etat » qui semble renouveler la conquête romaine, 2100 ans plus tard?

L’Amérique, ce « Nouveau Monde » pourtant si ancien, a été inventée avant même d’être découverte. L’Amérique se présente d’abord comme un péché, voyage « sinistre » (vers la gauche) débouchant sur la transgression d’un tabou spatial, celui du soleil couchant. Puis, les mythes des Iles Fortunées identifient l’Amérique au paradis terrestre, avant ceux d’Ophir et de l’Eldorado. L’Age d’or du passé est réinstauré dans le présent. La découverte de l’étrangeté américaine ouvre les portes de l’utopie. L’Amérique est désirée avant même d’être trouvée. L’Europe la découvre parce qu’elle la requiert. La « découverte » de Christophe Colomb n’est pas seulement géographique; influencé par les mouvements millénaristes, Colomb se convainc d’accomplir la prophétie de la diffusion évangélique avant la fin du monde, imminente selon lui. Il inaugure les temps modernes, préfigurant les futurs « colons », à la fois aventuriers et évangélisateurs, qui fonderont les Etats-Unis, la Bible d’une main, l’Utopie de More de l’autre.

Les voyageurs de More, Campanella et Bacon suivent la course de la lumière, de l’Est vers l’Ouest. Ces « illuminés » projettent leur utopie sur un continent encore fantôme qui va progressivement se peupler de communautés multiples, souvent étranges, ambitieuses de trouver sur ce sol vierge la liberté qui leur est refusée en Europe. De toute part, la providence semble désigner cette « tabula rasa », sise à l’Ouest, futur havre de l’Evangile et de la connaissance.

Les persécutés de la Réforme sont les missionnaires à qui incombe la tâche de défricher les terres sauvages (la wilderness) et de bâtir la Cité sur la Colline. Le « Nouveau Monde » devient le lieu fantasmatique des nouveaux commencements, les Pères Pèlerins s’identifiant au peuple d’Israël, et la Nouvelle Angleterre devenant la nouvelle Canaan. L’Eden retrouvé est le berceau d’un homme nouveau, l' »Homo americanus ». Les Puritains, le peuple du Bélier, fondent leur théocratie sur la Loi, celle du Dieu vengeur de l’Ancien Testament. De ces bases religieuses surgit naturellement le contrat social calviniste, tandis que le mercantilisme accompagne la sécularisation graduelle d’une société qui se fissure peu à peu.

D’autres dissidents – religieux toujours – font entendre leur voix ou même créent leurs propres  colonies (Hooker, Hutchinson, Williams, Fox, Penn). De nouveaux venus bouleversent l’ordre établi en ressuscitant le paganisme et en s’alliant avec les Indiens, adorateurs du Taureau (Morton), tandis que les tenants d’une autre voie spirituelle s’installent au sein de la wilderness afin de guetter le millenium (Kelpius). Mais ces aventuriers de l’esprit sont minoritaires.

C’est au XVIIIe siècle qu’est réalisée la « prophétie grandiose » de la fondation des Etats-Unis. Les francs-maçons (Washington et Franklin surtout) jouent un rôle essentiel en introduisant les mythes républicains qui vont donner corps à la constitution. Une sécularisation accrue ne réussit pas à gommer la vocation « providentielle » d’une Amérique devenue déiste, sous l’œil d’un Dieu bienveillant. L’indépendance se manifeste par le recours aux symboles maçonniques (architecture, Grand Sceau) qui expriment un « Nouvel Ordre des Temps ». On commence à comparer l’Amérique à l’Empire Romain. Dans le même temps, on s’intéresse au système fédéral des Iroquois et l’on va jusqu’à les associer aux manifestations politiques. Une fois cette récupération achevée, les protestants, dont les ancêtres n’auraient pu survivre sans le concours des tribus locales, abandonneront les Indiens à un sort de moins en moins enviable.

Le XIXe siècle voit des millions d’émigrants déferler de l’Est à l’Ouest, porteurs de fois diverses, parfois délirantes. Le fossé se creuse entre le Nord républicain et rationnel et le Sud nostalgique et hiérarchique, sans parler des aventuriers de l’Ouest, les cow-boys dont le sens libertaire ne peut s’accommoder du respect aveugle de la Loi. Ils seront décimés par le rouleau compresseur de la Frontière, tout comme les Indiens.

C’est l’époque des grandes utopies, politiques ou religieuses. Si la plupart échouent, elles laissent pourtant une marque ineffaçable sur la mentalité et le paysage américains. Les Shakers ont tracé une empreinte durable, les Mormons finissent par gagner leur Etat, les Adventistes attirent des millions de fidèles, les Transcendantalistes  sont les premiers à redécouvrir l’Orient, au grand dam des puritains, la Nouvelle Pensée guérit les corps par l’esprit. Le concept de Providence cède la place à celui de « destinée manifeste » du peuple américain (1845) pour devenir une pierre angulaire de la politique américaine jusqu’à nos jours. Le modèle américain est perçu comme le meilleur au monde; il échoit donc au peuple élu la mission morale de répandre sa civilisation à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières américaines. Le Sud sera défait par la République nordiste. Les Indiens seront les doubles victimes du mythe de justice, du Bélier biblique à la Balance républicaine. C’est au nom de ce principe « sacré » que les Etats-Unis s’engageront dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle.

Même s’il est quasiment impossible de déceler une entreprise athée en Amérique, il demeure que la laïcisation est générale. Le progressisme républicain a vidé la franc-maçonnerie de son contenu opératif originel pour en faire une organisation sociale. Les sectes ont été gagnées par le scientisme et rares sont celles qui ont pu échapper à l’emprise de la théologie hébraïque. Quand elles semblent se tourner vers l’autre voie, c’est pour la dévoyer dans un but racial (Ku-Klux-Klan). Comme si les américains étaient « manifestement destinés » à ressasser leur Jérusalem – au point de l’imposer au monde entier. Après le génocide des Amérindiens, les Etats-Unis ne méritent pas d’être la Jérusalem nouvelle, mais peut-être une nouvelle Rome.

Pourtant, même sécularisé et hébraïsé, le « rêve américain » perdure, au-delà même des frontières, facilitant l’entreprise expansionniste d’un peuple naturellement conquérant qui se croit toujours investi de la grâce divine. Clinton exalte la New Promise – la Nouvelle Terre Promise – aux Américains du XXIe siècle, démontrant une fois encore que l’Amérique ne se ressource dans son vénérable passé biblique que pour mieux éclairer son glorieux avenir progressiste.

Jean-Charles Pichon a-t-il raison d’imaginer l’instauration d’un « Grand Etat Biblique » dont les maîtres seraient les Wasps, les « Romains de demain »? Le « Grand Etat » américain a déjà virtuellement conquis la jeunesse. Deviendrons-nous demain une colonie américaine, veillant sur nous comme un « grand frère » orwellien?

Lauric Guillaud

Bibliographie : Lauric Guillaud :

« Histoire secrète de l’Amérique », Ed. Philippe Lebaud, Paris, 1995

« La Terreur et le Sacré : La nuit gothique américaine », éditeur : Michel Houdiard (1 avril 2007)

« Le Nouveau Monde : Autopsie d’un mythe », Michel Houdiard, (1 octobre 2007)

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